Trois chefs d’Etat élus, neuf chefs de gouvernement désignés, une constituante et deux législatures démocratiquement élues ont mené la Tunisie à l’impasse. Sur le plan national, l’effervescence actuelle est à la recherche d’un troisième Dialogue national qui éviterait à la Tunisie la faillite économique, l’explosion sociale et une probable guerre civile sur fond idéologique. A l’échelle internationale, l’hésitation, l’opacité, les erreurs, les atermoiements ont érodé la notoriété de la Tunisie jadis chef de file aux niveaux arabe et africain dans les causes régionales et mondiales. Les horizons n’ont jamais été aussi sombres et les inquiétudes aussi grandes depuis l’indépendance, dans un contexte mondial marqué par une pandémie économiquement ravageuse et une reconfiguration de l’ordre mondial qui impose à chaque pays de choisir son camp (étatsunien ou russe) dans la plus grande transparence. A ce titre, la question de la normalisation avec Israël se pose avec une acuité inédite pour les pays arabes dont la Tunisie qui sera amenée tôt ou tard à prendre clairement position.
Une décennie après la chute du régime de Ben Ali – même si de nos jours on parle beaucoup plus de départ de Ben Ali, notamment en Occident -, l’instabilité politique, la récession économique et le malaise social font battre le pavé dans la quasi-totalité des régions. L’échec est sur tous les fronts et à la veille du dixième anniversaire de la Révolution, les partis politiques, les organisations nationales et la société civile sont à la recherche d’un nouveau salut, une nouvelle sortie de crise, un troisième Dialogue national salavateur comme celui de 2013, ou le Consensus Béji Caïd Essebsi-Rached Ghannouchi ou encore celui qui a présidé aux pactes de Carthage 1 et 2. Il s’agit de trouver le moyen d’éviter de nouveau la faillite économique, l’explosion sociale et peut-être même une guerre civile entre les islamistes et les modernistes. D’autant que la lutte pour le pouvoir a changé de protagonistes. Désormais, c’est une confrontation entre les révolutionnaires eux-mêmes qui en sont venus aux mains à l’ARP.
En arrière toute
Toutes les évaluations de la dernière décennie, aussi complaisantes ou optimistes soient-elles, donnent un bilan négatif et attribuent au contexte actuel l’ambiance explosive des premières années révolutionnaires. Même les avancées politiques postrévolutionnaires historiques se sont arrêtées en chemin. La Cour constitutionnelle n’a pas encore vu le jour avec un retard de neuf années et le processus démocratique est ballotté par l’expansion de la corruption et l’interconnexion dangereuse de la politique avec la religion, le sport, les lobbys et les réseaux mafieux. La dernière décennie est celle des islamistes par excellence. Ils ont pris leur revanche sur le passé, douloureux, mais ils ont été incapables de concrétiser les promesses faites aux Tunisiens de leur assurer la vie digne qu’ils n’ont pas eue avec Bourguiba et encore moins avec Ben Ali. Au terme de dix ans, ils ont perdu leur crédibilité, une grande partie de leur électorat et vivent des tensions internes inhabituelles mues par la volonté d’un camp de moderniser le parti, de couper définitivement le cordon avec le religieux et de rajeunir la direction. En dix ans, le pouvoir les a usés et le trop-plein politique a ruiné la Tunisie.
Le constat des dix dernières années est irrévocable. Succession de crises politique, économique et sociale, violations de la constitution de 2014 marquées par un recul des libertés individuelles et de la liberté d’expression, menaces sur les droits de la femme et recrudescence de la violence politique, retour du discours fanatique « takfiriste » et misogyne, insécurité et terrorisme. Le plus alarmant est l’affaiblissement méthodique de l’autorité de l’Etat. Une stratégie organisée dès la mise en place du système de gouvernance et de la loi électorale dont l’objectif est de priver chacun des quatre pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire, médiatique) de bénéficier de l’autorité qui lui garantit une hégémonie sur les autres. Une usure des pouvoirs dont le résultat a été la propagation de la corruption dans tous les domaines, y compris politique et électoral, la flambée de la violence, tous genres confondus, et l’institutionnalisation de l’impunité. La décennie de la Révolution, qui avait promis démocratie, libertés individuelles et collectives, progrès social et développement économique, a paradoxalement hissé la Tunisie au rang de premier exportateur de « terroristes djihadistes » et de migrants clandestins et légaux (diplômés). Même les acquis économiques et sociaux fondamentaux (la santé, l’éducation, le pouvoir d’achat) bâtis en plus de cinquante ans d’indépendance ont été dilapidés, les chaînes de production mises à l’arrêt, les vannes de pétrole, de gaz, de phosphate, fermées et utilisées comme armes de destruction massive de l’Etat et de ses institutions. La Tunisie est en train de se vider de ses cerveaux et de ses élites au moment où les mafias s’étendent, occupent l’espace public et grandissent jusqu’à gangréner les rouages de l’Etat et postuler aux rangs d’élus du peuple, de ministres, voire même de président de la République, aux rangs de décideurs.
L’échec des forces démocratiques
Comment des forces démocratiques, qui prônent l’Etat de droit et de libertés, qui se vantent d’avoir fait tomber la dictature et de faire la guerre à la corruption d’Etat, peuvent-elles laisser la situation pourrir à ce point alors qu’elles sont elles-mêmes au pouvoir ? Pourquoi la reddition des comptes n’est-elle pas respectée dans le contexte démocratique tunisien ? Pourquoi le suivi des rapports compromettants de la Cour des comptes sur les différents scrutins électoraux n’est-il pas assuré ? Aucune partie n’est en mesure ni n’a la volonté de désigner clairement le ou les coupables, aidés en cela par le système de gouvernance semi-parlementaire qui noie les responsabilités en raison de l’éparpillement des pouvoirs (présidentiel, gouvernemental et législatif). Même Ennahdha qui gouverne sans interruption depuis 2011 ne peut être accusé d’être seul responsable. Le parti islamiste a gouverné avec le Cpr et Ettakatol pendant la Troïka (2011-2013), avec Nidaa Tounes et le défunt Béji Caïd Essebsi (2014-2019), avec Youssef Chahed et Tahya Tounes, puis avec le Courant démocratique (une excroissance du Cpr) et le mouvement nationaliste Achaâb (gouvernement Fakhfakh). Ils sont de ce fait tous responsables. Et tous impunis.
Le point de chute de la dernière décennie est l’incapacité aujourd’hui des trois présidences à assumer leurs responsabilités, entre autres en s’accordant sur l’organisation ou non d’un nouveau dialogue national, sur sa forme, sur sa gestion, qui permettrait à Hichem Mechichi de trouver les 20 milliards de dinars qui manquent au budget de l’Etat de 2021 et à la Cour constitutionnelle de voir le jour avec l’espoir qu’elle ne soit pas soumise à la lutte des partis et de la règle des quotas partisans. Cette institution, bloquée par les tiraillements politiques et la lutte pour le leadership, est essentielle pour réguler la vie politique gangrénée par un système de gouvernance hybride, en proie à des conflits et des rivalités entre les présidences de l’Exécutif et du Législatif, et une loi électorale qui plombe l’ARP vouée à la merci des alliances contre-nature et des contre-alliances intéressées.
Révolution ratée
Les politiques aux affaires après la Révolution ont échoué dans leur mission de faire de la Tunisie un exemple de pays arabe capable de conjuguer la démocratie avec la prospérité économique et sociale. Les promesses non tenues des gouvernements successifs depuis 2011 ont fait redescendre les Tunisiens dans les rues. La colère, le ressentiment et le besoin d’être écoutés sont tels qu’ils ne se contentent plus de manifester, de faire la grève et de bloquer des routes et des chemins de fer, ils ont été jusqu’à mettre en péril la survie de l’Etat pour faire entendre leurs souffrances et leur désespoir. La pauvreté et le chômage suivent une courbe encore plus ascendante face à une classe politique déconnectée de la réalité sociale et aveuglée par les rivalités partisanes.
La démocratie tunisienne ne ressemble à aucune autre. Défigurée, prise en otage, manipulée par les lobbys et toutes sortes de groupes de pression, elle n’est plus pour nombre de Tunisiens qu’un rêve évanescent. Ils rêvent désormais à un retour au passé pas si lointain, plus clément. D’où la popularité grandissante d’Abir Moussi, une figure de l’ancien régime, un phénomène qui a bouleversé le paysage politique et tous les sondages politiques et éveillé la crainte des partis politiques nés sous la bannière révolutionnaire. En choisissant la confrontation avec les islamistes, le petit parti a grandi, porté par la vague des déçus de la décennie des islamistes. Si bien qu’aujourd’hui, l’ancien régime semble revenir lentement mais sûrement. D’un côté, Abir Moussi qui s’est engagée à éloigner politiquement les islamistes du pouvoir en jouant sur la fibre anti-islamiste et de l’autre, Mohamed Ghariani, le dernier secrétaire général du RCD dissous en mars 2011, passé par la case prison en avril 2011 pour abus de pouvoir et malversations dans la gestion du RCD, repêché par son ex-ennemi Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha et président de l’ARP, qui vient de le charger de la relance de la réconciliation nationale, la mission ratée de l’Instance Vérité et Dignité. Une réconciliation indispensable entre le passé et le présent et entre les Tunisiens, d’autant que le plus grand nombre de Rcdistes, de second et même troisième rang, ont intégré les autres partis politiques et réinvesti la vie politique. L’objectif étant de sortir le pays du cercle de la haine, de la violence politique, de la confrontation idéologique et de la division des douze millions de Tunisiens basée sur la religion. Force est de constater que peu de personnes croient en la réussite de Mohamed Ghariani dans cette mission en raison de la montée du courant extrémiste, salafiste djihadiste, que le même Rached Ghannouchi protège. Les derniers événements violents à l’ARP impliquant encore une fois les députés du bloc parlementaire de la coalition Al Karama en sont la preuve. Cette fois, la victime est le Courant démocratique, ancien CPR allié d’Ennahdha.
Pays fragmenté
En dix ans, la Tunisie a bien changé mais elle n’est pas mieux que du temps de la dictature. Un pays fragmenté où sont exacerbées les notions de régionalisme et de corporation. Avant la Révolution, les citoyens étaient blasés par la politique, certains qu’elle n’apporte pas de changement. En 2020, près de 60% des citoyens expriment leur ras-le-bol et accusent les politiques d’être responsables de la dégradation de l’économie et de leurs conditions de vie. Des jours difficiles attendent les Tunisiens. Surendettée auprès des bailleurs de fonds et des pays étrangers, sans ressources propres suffisantes, les budgets 2020 et 2021 n’étant pas bouclés, la Tunisie ne peut plus négocier ses choix politiques et économiques en toute souveraineté. La normalisation avec Israël est sur la table et la Tunisie n’a pas ou peu de marges de manœuvre. C’est la raison pour laquelle le président Kaïs Saïed évite désormais d’évoquer la cause palestinienne avec la même ferveur que pendant sa campagne électorale. En attendant l’heure de vérité.