Liberté de la presse : Les menaces se précisent

Plus de deux années après leur émancipation, les médias peinent à asseoir leur liberté et à se construire une crédibilité. Absence (ou non application) de cadre juridique, prolifération des supports, course au sensationnalisme, violences et agressions contre les journalistes… le secteur pâtit aujourd’hui d’une situation inextricable dont l’issue est l’un des facteurs déterminants de l’avenir de la transition post-révolutionnaire.  Eclairage 

Interrogés sur l’état des lieux, les professionnels du secteur sont inquiets, si ce n’est alarmés. Les menaces sont nombreuses et les conditions de travail de plus en plus difficiles. Toutefois, la nuance est de mise. Inutile de comparer l’incomparable. « Quelles que soient les dérives et les dérapages,  nous vivons quelque chose de nettement positif depuis le 14 janvier. Il vaut mieux avoir une cacophonie dans la liberté que de vivre dans la répression et la frustration », estime le militant des Droits de l’Homme et ancien directeur de Dar Essabah, Kamel Sammari. Toutefois, en Tunisie, et de plus en plus, la liberté a un prix. De sérieuses menaces pèsent sur la liberté d’expression.  Le journaliste vit avec plus d’une épée de Damoclès sur la tête. Deux, sont particulièrement efficaces. Des  organisations  comme le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et Reporters Sans Frontières (RSF), font état d’une augmentation exponentielle des actes de violence et des agressions à l’égard des journalistes. L’originalité de ces actes ? Elles n’émanent plus d’une seule partie. Toujours selon les organisations précitées, aujourd’hui, le journaliste est menacé de toutes parts, à savoir autorités, « simples citoyens » ou encore groupes organisés. « Un sentiment d’insécurité grandit dans les rangs des journalistes, avec un retour de la peur », a ainsi récemment déclaré Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF, au terme d’une rencontre avec le président Moncef Marzouki. L’autre facteur d’inquiétude est le recours constant à l’arme judiciaire et pénale contre le journaliste. Toutefois, tempèrent les professionnels du secteur, cette inflation d’affaires portés devant la justice, qui émanent aussi bien des pouvoirs publics que des individus, s’explique également par les dérapages constatés dans le milieu. Dans ce contexte fort difficile, les médias se doivent d’être irréprochables.  Deux maîtres mots sont de rigueur : professionnalisme et régulation.

 

A quand une auto-réforme ?

Et si le secteur souffrait d’abord de son absence de professionnalisme ? C’est le constat que font de multiples experts pour qui, le travail des journalistes, est loin de faire l’unanimité. « C’est bien beau de parler de déontologie, déplore Kamel Sammari, mais nous n’avons pas encore atteint le b-a-ba. Aujourd’hui, force est de constater que les dérives et les dérapages sont nombreux car les journalistes confondent toujours faits et commentaires, y compris dans les journaux réputés crédibles.  Nous avons affaire à des journaux partisans qui ne disent pas leur nom ».  Absence de professionnalisme et absence de cadres juridiques et institutionnels, le binôme de la fragilité est ainsi formé car il expose les professionnels à toutes les attaques. « Il est regrettable que dans certains nombres d’entreprises de presse, la gestion rédactionnelle n’est pas rationalisée. Le journaliste se retrouve souvent livré à lui-même, ce qui est inadmissible.  Normalement dans chaque entreprise de presse, le travail journalistique doit être discuté par les collègues dans le cadre des conférences de rédaction », explique  l’universitaire et accessoirement, ancien membre de l’INRIC,  Larbi Chouikha. Selon ce dernier, le changement doit d’abord démarrer de l’entreprise de presse qu’il faut « réhabiliter ». C’est le point de départ inéluctable à toute réforme. « Nous ne pouvons pas parler d’une déontologie générale sans se préoccuper d’abord de la place du journaliste au sein de son entreprise de presse. En Europe, les journalistes qui disposent d’un minimum de conditions garanties sont ceux qui travaillent dans des entreprises de presse qui ont énoncé leur propre code de déontologie. Ces codes ne portent pas seulement sur des principes généraux mais également sur une charte rédactionnelle.  C’est ainsi que l’on crée le sentiment d’appartenance à une famille », explique-t-il. Or, constate l’universitaire, ce sentiment est loin d’exister en Tunisie. Ignorant les sources de financement de cette entreprise, ses propres recettes, les apports publicitaires ou encore les  retombées des articles publiés, le journaliste se sent aisément extérieur à son entreprise.

 

L’urgence de l’autorégulation

A l’instar des expériences comparées, la réhabilitation de l’entreprise de presse doit irrémédiablement s’accompagner de l’autorégulation, de mise dans la presse écrite et électronique. Car les défis auxquels doivent faire face les professionnels du secteur sont multiples. Depuis la révolution, signe de liberté,  il existe une prolifération de titres, prolifération qui ne se démarque pas de  deux phénomènes inquiétants. D’abord, la multiplication des titres, donc une explosion de marché, engendre souvent un nivellement vers le bas. Pour se distinguer et pour rechercher les forts tirages, et en l’absence de tous cadres juridiques et institutionnels, est lancée une « course au sensationnalisme qui se fait au détriment des principes élémentaires du professionnalisme et de l’éthique du métier ». Or, l’autorégulation permet aux professionnels du secteur de s’attaquer et de remédier à ces impairs  et à ces transgressions avant que l’affaire soit judiciaire. L’autre élément, peut-être le plus inquiétant sur le long terme, est l’aspect pécuniaire. Certes, de nouveaux médias apparaissent mais peu d’informations filtrent sur leurs sources de financement. Or, comme l’indique Kamel Sammari, « dans une révolution où transparence est de rigueur, il existe une différence entre la liberté de créer et d’imprimer et celle de la personne qui se cache derrière le média ». Financement opaque des uns contre crise financière pour les autres. Aujourd’hui, malgré la disparition de l’Agence Tunisienne de la Communication Extérieure (ATCE), les pratiques traditionnelles de recours à la pression financière subsistent et visent à étouffer la presse indépendante. Cette nature de pression redoutable, parce qu’invisible à l’œil nu du lecteur, n’a pas disparu. Loin de là. Le budget (publicité et  abonnements) est alloué aux médias  en fonction de son indépendance. Lorsque ce mécanisme (celui du bâton et de la carotte) est manié avec efficacité, l’autorégulation  comme moyen de défense, s’impose plus que jamais. « Il est fondamental que le secteur de la presse écrite et électronique s’autorégule, c’est-à-dire que le propriétaire d’un journal  seul, ne peut pas faire face à toutes ces menaces qui pèsent sur lui. Non seulement, en s’autorégulant, il est plus fort mais il pourra aussi envisager des mécanismes pour faire face à des pressions qui proviennent de la politique ou du secteur financier. Il suffit de voir comment la presse occidentale a tenu tête à toute sorte de pressions et de menaces et aujourd’hui aussi à des défis », explique Larbi Chouikha.  Parler au nom d’une seule voix par le biais d’un conseil de presse, est le vœu de nombreux professionnels. Et le vœu s’apprête à être exaucé. Une rencontre aura lieu prochainement entre le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et l’Association des Directeurs de journaux de Tunisie. Elle a pour objectif de créer le plus rapidement possible une instance d’autorégulation qui serait composée de neuf membres. Chacune des organisations proposerait trois candidats. Les trois autres seraient issus d’organisations phares de la société civile.

 

Azza Turki

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