L’économie tunisienne peine depuis six ans à sortir de sa léthargie et renouer avec une croissance vigoureuse susceptible de répondre efficacement aux défis de l’emploi des jeunes et de l’amélioration des conditions de vie dans les régions défavorisées du pays. Pourtant, la Révolution aurait été une force de libération pour l’économie nationale en apportant toutes sortes de transformations institutionnelles et sociales favorables au développement. Qu’est ce qui explique en fait les dysfonctionnements de l’économie nationale malgré tous les efforts d’appui à la relance et aux réformes ?
Activité en berne, déséquilibres financiers flagrants, un chômage élevé, dégringolade sans précédent du dinar, des investisseurs qui boudent toujours le pays, note souveraine en baisse, incertitude persistante, bref une situation économique extrêmement difficile qui laisse se demander si la Révolution n’était pas pour quelque chose dans le « retard » de la reprise de la croissance économique.
Mais, si on peut faire grief à la Révolution d’avoir débouché sur une atonie au plan économique, Il n’en demeure pas moins vrai que les considérations subjectives liées à la gouvernance publique ont aussi beaucoup joué dans le sens de l’évolution de l’état de l’économie nationale.
Le coût inévitable du changement politique
Les travaux économiques ne se sont pas suffisamment intéressés aux effets secondaires des révolutions sur le développement économique. En fait, les révolutions, qui constituent des points de retournement majeur dans l’histoire humaine, ont longtemps été un sujet d’étude pour les sciences sociales.
Tout de même, la majorité des expériences de changement politique dans le monde a montré comment la modification violente du cours de l’histoire a pu créer de graves perturbations économiques à court terme dont les effets ont plus ou moins profondément transformé les structures économiques des pays.
Les difficultés économiques que traverse la Tunisie depuis des années puisent, naturellement, ses sources dans la transition politique.
Premièrement, un « modèle » révolutionnaire ayant pris la forme d’un soulèvement populaire spontané, brusque, sans leadership ni encadrement politiques ou idéologiques doit naturellement entraîner des mouvements sociaux et populaires proclamant une certaine légitimité en tant qu’acteurs de politiques publiques autonomes et porteurs de projet de société alternatif.
La Révolution tunisienne a, en effet, « permis à des milliers d’employés de réclamer la restitution de droits professionnels qui étaient auparavant bafoués par le moyen de grèves ». Cette quête d’autonomie qui s’oppose à l’ancien modèle hégémonique de l’Etat sur la société a eu pour effet direct « d’affaiblir » l’autorité des pouvoirs publics, face à une marée revendicatrice montante. En effet, les mouvements sociaux ont non seulement survécu à la montée de l’individualisme, mais « en libérant les personnes des vieilles soumissions », celui-ci a permis l’apparition de nouvelles revendications collectives.
Deuxièmement, la priorité nationale dans ce contexte est de bâtir les nouvelles institutions républicaines. Tous les débats publics doivent ainsi porter en priorité sur la nature de la constitution, l’organisation des élections et la mode des pouvoirs. De ce fait, la question économique se trouve forcément relégué à un second rang, ce qui retarde la reprise.
Troisièmement, les remous politiques, les tiraillements idéologiques qui orientent la nature des choix économiques futurs à emprunter, l’instabilité du pouvoir, l’insécurité et le brigandage qui accompagnent généralement la révolution et ne font qu’accroître les incertitudes et les risques chez des opérateurs économiques créant un climat d’attentisme chez les investisseurs locaux et étrangers, au grand dam de la décision d’investir.
Ces retombées négatives quoique compréhensibles ont donné libre cours aux propos anti-révolution dont les détracteurs cherchent toujours à faire allusion au fait que la Révolution a mis fin à la prospérité et interrompu des changements prometteurs.
Indépendamment de ces jugements sacrilèges qui s’inscrivent dans une vision pré révolutionnaire de l’économie, l’étude des retombées de la Révolution sur l’économie doit incorporer les facteurs endogènes ou subjectifs qui ont fait que la morosité de la situation économique soit plus longue et ardue que prévu.
L’effet d’une gouvernance insuffisamment appropriée
Le mode de gouvernance publique, ainsi que la nature de la responsabilité collective face au nouveau contexte du pays étaient aussi déterminants et responsables de la mollesse de la croissance qui caractérise l’économie nationale depuis plusieurs années et ce, malgré les pressions du contexte géopolitique régional et de l’environnement économique extérieur.
Le dialogue social tout d’abord : certes, le dialogue social a certes épargné le pays l’enlisement dans la violence et le chaos, mais n’a pas fait preuve d’efficacité au plan économique. Le dialogue social qui s’est vu une institution fédératrice de toutes les forces vives autour d’un grand projet national, et qui a, indubitablement, contribué à la réussite de la transition politique dans le pays et soustrait la Révolution à un véritable revers, s’est révélé néanmoins, « contre productif » au plan de la création d’emploi. Les majorations salariales, parfois démesurées, ont non seulement plombé la situation budgétaire du pays mais aussi et surtout réduit la demande de travail exprimée par les entreprises, dans le sens où si l’action syndicale était bénéfique pour les travailleurs internes aux entreprises, elle s’est faite, parfois, au détriment des chômeurs (outsiders), en laissant à ces entreprises toute latitude pour décider du niveau de recrutement après avoir subi une hausse du coût de production. Ceci sans compter l’effet de l’augmentation des coûts salariaux, dans un contexte marqué par une faible productivité sur la hausse des prix.
Le recul de l’autorité de l’Etat ensuite : le blocage de l’activité de certains secteurs vitaux tels que les phosphates ou les hydrocarbures a créé des pertes énormes en termes de production, de recettes en devises et de crédibilité vis-à-vis des marchés et investisseurs extérieurs. Le cas de « Petrofac » est édifiant à ce titre. Parce qu’il revient à l’Etat, au bout du compte, de maintenir l’ordre sur les sites de production, de persévérer sur la voie de l’éradication du terrorisme et de normaliser la situation sécuritaire dans le pays. Décréter les zones de production minière, pétrolière et gazière comme zones militaires aurait été une solution pour éviter la panne de production et préserver aussi bien la pérennité des compagnies publiques que les intérêts de la population du bassin minier et pétrolier, tout en veillant à l’exécution des projets de développement inscrits pour les régions concernées, au respect de la liberté d’expression et à la manifestation pacifique, et à la concertation active avec la population locale.
Le manque de cohérence de l’action de réforme enfin : malgré la volonté de s’inscrire dans une dynamique de réformes d’envergure et l’avancement sur certains fronts, un nombre de reformes décrétées font toujours des sujets de discorde et l’objet de critiques virulentes de la part des parties concernées. En effet, les réformes réussies requièrent du temps. La précipitation parfois risque fort d’en ralentir le processus. Les réformes « furtives » se heurtent a de sérieuses contraintes et celles qui n’auront pas réussi à obtenir le soutien du public. En revanche, les réformes parfois « hâtives » ne pourront être maintenues que si le gouvernement réformateur est en mesure de soutenir qu’elles sont souhaitables et indispensables dans le long terme d’un point de vue structurel. Pour gagner en qualité et avoir les chances de recevabilité et d’adoption, les réformes doivent s’appuyer sur des recherches et des analyses robustes, ainsi que des éléments factuels et analytiques solides motivant les coûts et les effets. Le retard observé à maintes reprises au niveau de la promulgation de certains textes réglementaires, représentant des conditions de décaissement sur les crédits alloués par des bailleurs de fonds, corroborent le manque de maturité de certaines réformes. Les réformes ne doivent pas seulement être faites pour renflouer les caisses du trésor. Ceci sans évoquer en plus l’importance de la communication, la concertation effective et la cohésion gouvernementale et la séquence des réformes.
En conclusion, la Révolution aura certes des effets positifs dans le long terme, elle doit être interprétée comme une véritable bénédiction et la clé de la prospérité économique future. Les blocages institutionnels et sociaux qui avaient jusque-là bridé la reprise économique devraient être rapidement brisés, pour ne pas tomber dans le piège de la croissance « médiocre » et le cercle vicieux paralysant. La révolte populaire portait en elle l’espoir d’un renouveau politique, certes, mais aussi d’un nouvel élan socio-économique qui ne doit pas tarder à venir.