Le soulèvement populaire vécu par les Tunisiens du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 nous renvoie, chaque année, à ses inconséquences, à ses espoirs, à ses échecs et irrésolutions. Cela dure depuis quatorze ans et les esprits les plus affûtés continuent à trébucher sur le rapport au fait «contestataire» de cet événement majeur, assumant un risque forcément très élevé, celui de l’ambiguïté. Tout est opaque et mystérieux. Depuis, il n’y a eu ni de grandes idées ni de véritables analyses. Nous sommes dans une petite histoire aux effets pervers. Mais notre société est-elle à ce point infantilisée qu’elle ne peut supporter des approches différentes? Cette question dérange énormément tous ceux qui ont fait une rente de ce soulèvement. Tous ceux qui prétendent prospérer sur les ombres, le flou ou l’arbitraire. «La vérité pure et simple, disait Oscar Wilde, est très rarement pure et jamais simple». Mais les peuples, lorsqu’ils sont ébranlés, peuvent être attirés par la solution du pire qui leur est «vendue» comme la plus efficace. Ces illusions misérablement naïves qui font feu de tout bois depuis le 14 janvier 2011 ne cessent de délivrer le message incorrect. Elles n’aspirent pas à convaincre mais à dominer, à subjuguer, à dérouter, pour rompre avec l’idée d’une dignité fondamentale de l’être tunisien comme être d’interrogation et de liberté, doté de raison et animé par le plus beau, le plus exalté des rêves. Cette situation souligne, une fois encore, la grande pitié de toutes nos élites et confirme que, par ces temps d’exaltation tous azimuts des passions, créer des instants pour alimenter la réflexion autour d’une problématique qui n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air, est un exploit en soi. On oublie qu’il est nécessaire toujours que nos aspirations vacillent, qu’elles hésitent, qu’elles s’interrogent, qu’elles se découvrent vulnérables et dépassées par les évènements et la réalité vécue. L’enjeu ultime, c’est de ne pas perdre la quête du sens de la raison dans une frénésie qui n’en a pas.
Notre société a besoin, aujourd’hui, d’empathie, de solidarité, de compréhension, d’unité. Elle a besoin que les citoyens, surtout les plus jeunes, connaissent les traits spécifiques de ce soulèvement en rupture spontanée avec les légitimités traditionnelles et privé de matrices idéologiques et religieuses. Une insurrection qui a obtenu par les défilés pacifiques ce que les émeutes de l’hiver 1978 et celles de l’hiver 1984 étaient incapables de conquérir. C’est le prolongement et l’enracinement de ce que revendiquait notre peuple depuis longtemps. Un continuum profond entre les périodes d’illumination dans notre histoire et la capacité de notre peuple à reprendre l’initiative.
Il est dangereux de croire que ce soulèvement peut tout refonder et créer une nouvelle société. Mais il est tout aussi dangereux de penser qu’il ne peut plus rien. Il faut insister sur le fait que la relativité est à privilégier dans ce contexte, parce qu’elle contient en elle-même quelque chose de raisonnable et qu’elle seule peut sauver la vérité. Il appartient, donc, aux «sages» d’ouvrir des voies nouvelles de réflexion, d’installer raison et objectivité dans le pandémonium des foucades d’opinion, chauffées à blanc par les islamistes et les populistes. C’est de lucidité dont avons besoin et de rien d’autre.
Le soulèvement de l’hiver 2011 et ses variations restent à analyser plus finement et plus profondément, en fonction de nos particularités nationales. Mais, malheureusement, d’un excès l’autre, l’irrationnel continue à conduire le bal.