14h00 – Avenue Bourguiba
Pendant ce temps, la manifestation de l’avenue Bourguiba continue de grossir et plusieurs dizaines de milliers de manifestants scandent avec puissance : « Dégage ! ».
Entre les manifestants et le ministère, un groupe de BOP a des consignes strictes dictées par le discours présidentiel de la veille : n’agir qu’en cas de légitime défense. Mis à part certains officiers, les BOP sont pour la plupart des réservistes (l’essentiel des forces de police est disséminé dans le pays). N’ayant jamais vu pareille manifestation, ils sont au bord de la panique.
Ahmed Friaa, ministre de l’Intérieur depuis à peine 24h, appelle Ben Ali et lui fait part de la situation. Il tend son téléphone portable par la fenêtre pour lui faire entendre les slogans. Habitué depuis 23 ans à n’entendre que des vivats et des compliments, Ben Ali fulmine.
Le monde entier a les yeux rivés sur ce peuple étonnant qui ose braver la dictature devant le ministère de l’Intérieur, siège par excellence de la répression.
Dans le grand hall du ministère, derrière les grilles qui les séparent des manifestants, les agents de la BAT constatent la panique totale du personnel du ministère. Les manifestants menacent de prendre d’assaut le bâtiment. La police n’a même pas le recul nécessaire pour manœuvrer en cas d’envahissement. La désorganisation règne et les ordres et contre-ordres fusent. Alors qu’aucune menace armée n’est identifiée, un officier supérieur se rapproche de l’officier de la BAT et ordonne : « Balle au canon ! ». Etonné par cet ordre qui met ses hommes en position de menacer la vie de simples civils, le capitaine de la BAT appelle immédiatement Tarhouni et le lui rapporte.
Le sang du responsable de la BAT ne fait qu’un tour. Ses hommes, multidiplômés, soumis à des tests psychologiques, subissant des entraînements intensifs pour faire face à des terroristes, constituent le premier rempart de la nation devant le danger. Ils sont formés pour ne pas avoir peur des plus grandes menaces. Comment un officier supérieur ose-t-il ainsi les mettre en alerte devant des citoyens désarmés ? Afin d’éviter tout dérapage, il ordonne à son capitaine d’appliquer le protocole d’intervention des unités d’élite : prendre le contrôle du ministère de l’Intérieur et évacuer toute personne armée. Le capitaine s’exécute et ordonne également à ses hommes de vider leurs chargeurs. Il leur donne pour consigne, au cas où les manifestants envahiraient le bâtiment, d’user uniquement de gaz et, au pire des cas, de les laisser faire.
Les agents de la BAT appliquent les ordres, vident le hall de façon musclée et bloquent les portes du bâtiment, grenades lacrymogènes et éblouissantes à la main.
14h00 – Q.G. de la BAT (caserne de Bouchoucha)
Tarhouni raccroche. Il est sur le qui-vive. Comme partout dans le pays, l’état d’alerte est maximal à Bouchoucha. La porte du bureau est fermée et tous ses officiers sont présents : les commandants M.S.A. et K.Y., le capitaine W.W. et les agents H.M., L.M. et H.T. Même les retraités de la BAT ont été rappelés. Ils suivent les événements via la radio HF connectée sur la fréquence du ministère de l’Intérieur. Depuis plusieurs jours, ils ont tout entendu, même les hurlements des policiers pris d’assaut dans les commissariats en feu.
Vers 14h00, à leur grand étonnement, c’est le Secteur de Sijoumi, situé à quelques centaines de mètres de leur Q.G., qui est pris d’assaut ! Alors que les policiers appellent à l’aide, la tension monte d’un cran chez les officiers de la BAT.
La prison de haute sécurité de Bouchoucha, qui se trouve à proximité, est également assiégée. La situation est très grave car la zone regorge d’armes et d’explosifs. Lorsque les manifestants révoltés en auront fini avec le secteur voisin, ils se dirigeront probablement vers la caserne et son arsenal. La Tunisie plongera alors très certainement dans le chaos. Tarhouni sait que d’un moment à l’autre, il ne va plus avoir le choix : il devra soit prendre les armes contre les civils pour protéger la caserne, soit laisser les civils s’emparer des armes. Dans ce dernier cas, en tant qu’officier, c’est la condamnation à mort pour faute grave.
Alors qu’il hésite entre les deux terribles choix, l’une des très nombreuses dépêches de la radio HF l’interpelle : « Des manifestants se rapprochent de façon dangereuse de l’aéroport Tunis-Carthage ».
Tarhouni pense à son épouse, qui travaille à la Tour de contrôle de l’aéroport. Il appelle l’adjudant Hafedh El Ouni, un ami et ancien collègue qui travaille comme agent de sécurité à bord des avions.
Par chance, El Ouni est à son bureau qui se trouve juste en face du salon d’honneur de l’aéroport civil. Tarhouni lui demande :
– Hafedh, j’ai entendu dire qu’il y a du grabuge à l’aéroport ?
– Non, il n’y a rien de grave. Par contre, la famille du Président est réunie dans le salon d’honneur. Ils ont fait des pieds et des mains pour changer de l’argent et trouver des places pour l’Europe et j’ai même appris que Belhassen (Trabelsi) va les rejoindre.
Tarhouni pense au discours de la veille où Ben Ali avait promis de sévir contre la corruption. Encore une mascarade !
– Comment ? ! Ils se tirent en ce moment même ? Alors que la Tunisie est à feu et à sang ?
– Oui, ils sont en train de se rassembler. C’est d’ailleurs très bizarre, jamais je n’ai vu les Trabelsi et les Ben Ali ensemble auparavant !
Tarhouni lui dit qu’il le rappellera et raccroche. Il vient d’avoir une idée qui va lui permettre d’éviter le terrible choix qui lui est imposé ! Il regarde ses hommes et lance avec vigueur : « On va bientôt s’entretuer entre Tunisiens ! Hier soir, dans son discours, ce chien de Ben Ali nous a laissés comprendre qu’il arrêterait les corrompus parmi ses proches ! Or les Trabelsi se préparent à partir en vacances ! Il veut faire de nous des criminels et provoquer un bain de sang pour protéger son régime. Et dans deux jours, si ça se calme, il nous entubera en nous faisant porter seuls la responsabilité d’avoir tué des civils. Et si jamais on ne les tue pas, ils s’empareront de l’armurerie et le pays sombrera dans le chaos. On a le choix d’être des criminels ou des déserteurs ! Alors, je vous propose une troisième solution : obliger les Trabelsi à rester avec nous dans la même merde ! »
Ses officiers n’en reviennent pas. L’énormité des propos de Tarhouni les choque. Ils essayent de le calmer, en vain. Tarhouni rappelle El Ouni :
– Hafedh, fais très attention ! Retiens-les ! Je peux compter sur toi ? J’arrive tout de suite !
– Comment ?
– Retiens-les, j’arrive !
Aéroport
Aussitôt, Hafedh El Ouni se rend près des agents de la Police des Frontières et provoque une petite révolte en leur demandant de retarder à tout prix les membres de la famille.
* * *
Cyrine Ben Ali-Mabrouk se présente aux départs de l’aéroport, mais elle rencontre des problèmes dus à l’intervention d’El Ouni : la police des Frontières refuse de la laisser quitter le territoire sous prétexte qu’elle n’a pas de timbre. Etonné, son garde du corps prévient Marouane Mabrouk.
* * *
El Ouni qui a appris que le prochain décollage est pour Lyon, à 15h, se rend alors auprès du commandant Kilani et lui lance avec vigueur que la famille de Ben Ali sera dans son avion et qu’il doit à tout prix les retarder car on allait venir les arrêter. Immédiatement, le commandant Kilani fait un malaise car, d’après ses dires, « il ne veut pas être celui qui leur a permis de fuir ».
Quartier général de la BAT
Pendant ce temps, Tarhouni insiste auprès de ses hommes : « Le pays est à feu et à sang, les manifestants s’approchent de notre caserne, des ordres ont été donnés à un de nos capitaines de se mettre en position « hostile » au ministère de l’Intérieur alors que ses propres sœurs sont dans la manifestation, et pendant ce temps, ce chien de Ben Ali s’occupe d’envoyer sa famille en vacances. C’est le moment ou jamais de faire ce que nous devons à notre pays : allons leur demander des comptes ! Et qu’ils restent avec nous dans ce chaos ! »
Un silence de mort s’installe dans le bureau. Tarhouni lance alors : « Venez avec moi si vous êtes des hommes », puis il part mettre son gilet pare-balles, sous le regard étonné de ses officiers.
Il sort de son bureau seul, descend au rez-de-chaussée et déclenche la sirène de rassemblement. Les agents se regroupent devant le bâtiment. Ils ne savent rien de ce qui s’est passé au bureau de Tarhouni et ne réalisent pas qu’il est dans un état second et qu’il a décidé de sortir sans aucune instruction. Tarhouni demande au chauffeur de préparer deux véhicules, puis il désigne deux chefs de groupes qui choisissent chacun 4 hommes. Tous passent ensuite à l’armurerie, s’équipent à bloc et grimpent dans leurs véhicules.
En entendant l’alarme stridente du rassemblement, les officiers et les anciens qui étaient restés silencieux dans le bureau réalisent que leur chef est déterminé à aller jusqu’au bout. Le plus jeune d’entre eux, le capitaine W.W., célibataire, décide alors de se joindre à la mission.
Plus tard, les autres officiers, regrettant leur position, rejoindront leur colonel. Ils réagiront à peu près tous de la même manière : chacun appellera sa femme et lui demandera de prendre les enfants et d’aller chez des proches. Ils arriveront à l’aéroport vers 15h00. D’ailleurs, ces renforts seront bloqués à Bab Saadoun par la foule et leur commandant sera obligé d’utiliser son mégaphone pour annoncer : « Citoyens, nous allons réaliser une mission importante dans votre intérêt. Laissez-nous passer, laissez-nous passer ». Les citoyens ont immédiatement senti qu’il disait vrai et se sont écartés.
Au niveau de la Route X menant à l’aéroport, Tarhouni dit à ses hommes, qu’il n’a pas eu le temps de briefer : « …Nous avons pour instruction de capturer des membres de la famille présidentielle en fuite. Lors de cette mission, aucun d’entre vous ne doit utiliser son arme sans mon ordre. Je serai le seul à tirer. Seuls les six occupants du premier véhicule me suivront, les cinq du second véhicule sécuriseront la zone du parking et ne laisseront personne nous suivre. »
Craignant d’arriver trop tard, Tarhouni appelle sa femme et lui demande de retenir tous les jets privés. Sentant qu’il lui ment, elle lui rétorque :
– Pense à tes enfants, Samir !
Répondant à son inquiétude, il déclare : « Instructions d’en haut ».