14 novembre 1967 – 14 novembre 2021: De la cime altière des «perspectivistes» à l’abîme effrayant des «idiots utiles» !

C’était le 14 novembre 1967. Comme l’a prévu le groupe d’études et d’action sociale tunisien «perspectives» dans son bulletin, trop souvent oublié, et pourtant si riche qu’on s’y replonge régulièrement, ce mois de novembre va connaître  «des moments chauds» et «mouvementés» (numéro 15. octobre 1967, P 12). Le mot d’ordre d’une grève générale a été lancé : «À bas le valet de l’impérialisme» (Bourguiba). «À bas l’impérialisme américain».  Les étudiants  n’ont eu peur ni des menaces proférées par les responsables de l’université ni de la brutalité de la police pour faire avancer «l’escalade de l’actions», comme ils l’ont nommée. Les historiens diront si le terme était approprié. Il y a certainement des blancs dans ce mouvement, des blancs que l’on devine si l’on ouvre le dossier. «La vérité pure et simple est très rarement pure et jamais simple», écrivait le romancier et dramaturge irlandais Oscar Wilde (1854 – 1900). La prudence exige de ne pas se décider trop vite sur l’indécis. Et puis faut-il pour autant que nous abordions cette étape cruciale avec un angélisme incandescent ?  Ouvrons le «dossier», donc : la mainmise du Parti socialiste destourien sur tous les rouages de l’État, les exactions et les tortures infligées par la police aux opposants ont conduit le pays dans l’impasse du pouvoir absolu. Questions qui ont fait couler beaucoup d’encre et qui n’ont pas fini de nourrir maintes querelles.
«Nous n’avons pas de souvenirs d’enfance, disait Freud, seulement des souvenirs qui se rapportent à notre enfance». Ce jour-là, mon instituteur à l’école primaire «Essalem» de Saheline, affichant d’habitude une spiritualité traditionnelle qui lui faisait aimer les fêtes religieuses qu’il célébrait en classe, était furieux. Cela lui a pris comme une rage de dents, un orage sous le crâne. S’adressant à mon frère aîné  qui venait me chercher à la sortie de la classe, il lui lança à tue-tête : «Le peuple tunisien ne va pas accepter plus longtemps cette idéologie communiste fondée sur l’athéisme, la cruauté et le mensonge». Mon instituteur, si Khaled, gros et barbu, avait l’air d’un croyant pratiquant très sympathique, du genre candide. Eh bien, détrompez-vous : sous ses airs sains, c’est un pervers machiavélique, un as islamiste de la manipulation. « Le vice et la vertu sont des produits, comme le vitriol et le sucre», écrivait le philosophe et historien français Hippolyte Taine ( 1828 – 1893 ). Si Khaled adorait donner, en levant un index vertueux, des leçons  de morale : «Ce qui divise aujourd’hui le pays est un clivage profond, d’ordre culturel et religieux et la colère des étudiants est un exutoire ».  Mon frère, étudiant en grève, se roule une cigarette sans filtre, inhale une première bouffée et sourit. «Il vivait fenêtres closes dans la crainte des courants d’air»,  ironisait  ma mère. Les mouchards et les indicateurs sont partout et surveillent les étudiants ! C’est pourquoi, pendant les agitations sociales, on reçoit , dans notre famille, le silence en partage. En route pour la maison, mon frère me tenait par la main en murmurant l’hymne de la révolution, devenu en 1987 hymne national : «Lorsqu’un jour le peuple décide de vivre /force est pour le destin de répondre/ force est pour les ténèbres de se dissiper / force est pour les chaînes de se briser » . Comme les Dieux de la légende, et avec leur impétuosité, il salue l’étudiant révolutionnaire emprisonné, Mohamed Ben Jannet, homme fort, «homme volcan» !

Dix ans plus tard, étudiant à la faculté des lettres et des sciences humaines de Tunis, cette idée que les souvenirs d’enfance sont une reconstruction par l’adulte a parcouru toute  ma vie estudiantine. J’écoutais mon frère me raconter des évènements dans lesquels Mohamed Ben Jannet, Mohamed Charfi, Salah Zghidi, Khemaies Chammari, Noureddine Ben Khedher, Ahmed Ben Othman, Gilbert Naccache, Rachid Bellallouna… sont de braves combattants patriotiques en butte aux mauvais tours d’un «méchant régime dictatorial». Il adorait leur rigueur morale, leur goût des horizons lointains et leur volonté de bâtir une nouvelle Tunisie créée de leurs idéaux. Devant mon frère, j’adorais m’évader dans le monde mystérieux de cette opposition estudiantine. C’était l’époque où la gauche incarnait un espoir, où les révolutionnaires portaient avec éclat les couleurs de lendemains chantants. Cinquante-quatre ans après, précisément le 14 novembre 2021, la gauche tunisienne manifeste aux côtés des extrémistes islamistes. Troublante est cette régression d’une gauche qui semble s’habituer à son nouveau rôle d’«idiot utile» et le célèbrer aveuglément.

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