A l’Assemblée nationale, tels députés reprochent à d’autres l’appel au meurtre des apostats et réclament, contre le takfirisme, l’application des lois. Après ce débat, survient l’attentat. Entre les deux séquences, la mince distance temporelle interpelle. Quelle relation théorique et pratique unit ces deux rubriques ?
Y aurait-il un rapport de cause à effet entre le moment discursif et l’instant explosif ? Quelques auteurs procurent de quoi baliser la voie et déblayer le chemin apte à guider vers le terrain. Le préhistorien A. L. Gourhan associe « le geste et la parole ». J.L. Austin titrait l’un de ses ouvrages souvent cité « Quand dire, c’est faire ». Et selon P. Bourdieu, « les choses sont dites pour être faites et faites pour être dites ».
Munis de ce background conceptuel, allons vers le drame actuel. Du côté de l’ambassade américaine, les deux kamikazes à moto, engagent un échange verbal avec les sécuritaires tunisiens et actionnent, soudain, leur engin fait main. Il est question d’éliminer les « tawaghits», ces mécréants protecteurs du grand Satan. Quel sens donner à ce djihadisme, branche armée de l’islamisme ? Plus ou moins xénophobes et quelque peu crétins, les islamophobes européens n’y vont guère par quatre chemins.
C’était la faute à Voltaire, le révolutionnaire, et maintenant, c’est la faute à l’islam, religion par essence meurtrière. Semblable affirmation échoue à séparer le bon grain de l’ivraie, au point de clôturer l’enquête avant même de l’inaugurer. Car, à l’instar des religions, révélées ou non, l’islam, en soi, n’existe pas hors de la façon dont les agents sociaux croient. Deux islamologues chevronnés, Hichem Djaït l’historien et Youssef Seddik le philosophe, imputent le terrorisme à une façon erronée de lire et de mettre en pratique les versets coraniques.
Une herméneutique fidèle à l’écriture islamique exclurait ces manières sanguinaires de faire. Semblable prise de position escamote un point de méthode.
Le monde social tel qu’il est, ici et maintenant, n’est pas celui qu’il devrait être selon tel ou tel exégète. Car les matériaux recueillis sur le terrain de la recherche concrète reflètent la façon dont les agents sociaux croient et ont peu à voir avec la manière idéale dont ils devraient croire.
L’efficacité symbolique de la croyance islamique, bouddhique ou chamanique n’a cure d’une exégèse académique. Pour cette raison, les penseurs, ou plutôt les rêveurs à une « rééducation » des takfiristes, jouent hors piste.
Autant songer à raisonner les tenants de la réislamisation à coups de bâton. Dans ces conditions, les scandalisés, à juste titre, par les propos énoncés à l’Assemblée, se trompent, quelque part, de société. Les députés représentent le peuple.
Or celui-ci juxtapose les démocrates, ou bourguibistes, et les théocrates, ou ghannouchistes.
La représentativité parlementaire a tout l’air de reproduire la bipolarité populaire. Ainsi, avant de revenir de Syrie, les djihadistes vivaient ici, et d’autres sont là, dormants ou pas. Sur les hauteurs de l’Etat, les dirigeants remontent le moral des gens et annoncent, à chaque nouvel attentat, la fin prochaine de la nakba, ce terrorisme présumé, cent fois aux abois. Mais de la bipolarisation collective renaissent les furtives récidives. Le scandale dénoncé à l’Assemblée n’en est pas un pour les takfiristes déclarés ou déguisés. Il exhibe la partie émergée de l’iceberg à l’instant même où la masse immergée narre une part de la société. Le 7 mars, un client pénètre chez le buraliste Ali Ben Amor Bayouli et achète huit cigarettes. Vu l’actualité, aussitôt commence le branle-bas de débat. L’acheteur, à l’évidence moderniste, ouvre le feu progressiste : « Les takfiristes sont la pépinière des terroristes. Abir Moussi a raison. Ça commence au Bardo et ça finit devant l’ambassade américaine ». Pas d’accord.
Ali réplique :
« Mouch is7i7. Cette femme insulte l’islam. Jusqu’à quand va-t-on la laisser blasphémer ? »
Pour combien de Tunisiens, la dénonciation du takfirisme jette la pierre à l’islam et pas seulement à l’islamisme ? Conscients de l’ambiguïté, quelques leaders de partis à esprit clérical, en mal de consensus national, réduisent la bipolarité à une invention malintentionnée.
Mais alors, comment arpenter ce pont jeté entre l’appel à tuer l’apostat et l’exécution de l’attentat. L’émetteur du message takfiriste, à l’Assemblée ou ailleurs, n’est sans doute pas le donneur d’ordre aux tueurs, mais « les choses sont dites pour être faites ».
Par une série de médiations, la trajectoire unit l’énonciation à l’explosion. Dès lors, le responsable, sans être coupable, serait à rechercher aussi du côté de l’Assemblée.
Dans la chaîne des antécédences et des conséquences, les dispositions subjectives et les structures cognitives anticipent les procédures actives. Jamais rien n’existe sans projet. Avant d’encaisser une belle et magistrale raclée à Ben Guerdane, les intrus charriaient la prétention d’installer un califat chez Bourguiba où la Omma ne passera pas.
A ce niveau profond des représentations, poussent les bourgeons et les fleurs de la terreur. Engagé par Bourguiba, ce combat culturel, à dimension civilisationnelle, sous-tend la réaction réussie contre les tentatives d’envahir le pays. A Ben Guerdane, les takfiristes, par définition terroristes, colportaient une devise peaufinée par Baghdadi, Abou Iyadh et compagnie. Le Califat ou la mort.
Les héritiers du grand timonier répliquèrent, bien fort, que ce serait leur mort ! « Pour construire un sanctuaire, il faut qu’un sanctuaire soit détruit. C’est la loi ».
Ainsi, Nietzsche conclut son ouvrage titré « Généalogie de la morale ». A un jeune Tunisien de 13 ans, élève à l’école américaine, où il se trouvait au moment de la conflagration, j’ai posé la question : « Tu as eu peur quand tu as entendu l’explosion ? »
Il me répond : « Pas de panique, j’ai rigolé ».
Face à la terreur, toute proche, le sang-froid ajoute son panache à l’incontournable exigence de la manière militaire. « Si tous les gars du monde… ».
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