Relire «Assod» « Le barrage » de Mahmoud Messadi est un enrichissement continu.» D’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages», nous rassurait Roland Barthes. Cette œuvre parle de tous les temps, universellement. Elle exprime les dilemmes de l’humaine condition et demeure donc éternellement actuelle.
– Maymouna : Sais-tu Ghaylane, que ton barrage ne serait achevé que si…
-Ghaylane (se lève brusquement et dirige ses regards vers le barrage, au fond de la vallée) :
Que si… ?
– Y as-tu placé une pierre noire ?
– Et pourquoi y placerais-je une pierre noire ?
– Alors il ne tiendra pas. Ne vois-tu pas la Kaâba ?… (« Le barrage », page120).
Dans cette séquence, le bouleversement est total dès lors que la religiosité étouffe la volonté humaine. Cela nous donne des armes pour observer plus finement ce que l’on désigne quand on parle de la vague d’islamisation du soulèvement populaire en hiver 2011. Il n’est pas surprenant que le discours des islamistes à l’époque ait touché exactement ce qui affecte toujours les consciences d’un peuple musulman pauvre et démoralisé : un pressentiment d’injustice.
Mahmoud Messadi a mêlé dramatiquement désastre humain et abjection de soi pour démontrer que le miroir déformant de la religion est le masque des intérêts et des affrontements au sein d’une société. Un soulèvement populaire est raté dès qu’une manipulation religieuse incontrôlée le ruinait, de même qu’un barrage rompu ruine l’irrigation.
Dans ce moment critique de l’histoire de notre pays, le message de Mahmoud Messadi nous aide à déconstruire la réalité de ce soulèvement en procédant en trois temps : établissement des faits, analyse et jugement, loin du petit jeu d’interprétations absurdes auquel se prêtent les «révolutionnaires» de la vingt-cinquième heure avec la complicité moutonnière de quelques médias et qui apparaît dérisoire au regard de la gravité de l’instrumentalisation religieuse et populiste.
Deux erreurs sont communément commises à ce propos : la première est de croire que tout s’est passé entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011. En réalité, même si ces deux dates restent hautement symboliques, l’évènement a été préparé par deux moments déjà brutaux : les émeutes du 18 janvier 1978 et celles du 3 janvier 1984. Donc sans islamistes.
La deuxième est d’insister à l’appeler «révolution». La révolution signifie l’accouchement d’un monde nouveau, délivré de l’exploitation de l’homme par l’homme, alors que l’élan vécu par les Tunisiens pendant cet hiver «chaud» n’est qu’un soulèvement populaire jetant dans la rue jeunes et vieux, classes populaires et plus aisées. Le sentiment grandissant d’humiliation sociale conduit, délibérément, à une vague de mécontentement difficile à contrôler. Il faut reconnaître, dans ce contexte, que partout où s’est développé le mécontentement, la colère populaire s’est trouvée captée par les extrémistes.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des choix existentiels comme si ce que nous avons brisé, criminellement brisé, ne pouvait jamais être réparé. Heureusement que l’expérience, amèrement vécue pendant la décennie de braise, nous a montré au moins la voie à ne pas emprunter.