Depuis le 25 juillet 1957, la Tunisie a rompu avec la monarchie husseinite pour fonder une république une et indivisible. Six décennies plus tard, quelles sont les constantes du projet républicain et dans quel contexte global évolue-t-il? Quelles sont également les résultantes de la Constitution de 2014 et leur impact sur la gouvernance du pays?
Se reposant sans cesse, ces questions soulignent toutes les difficultés rencontrées ces dernières années pour rendre sa stabilité perdue à une Tunisie, sortie des dépassements du pouvoir personnel. Comment changer de paradigme et sortir la République des tensions qui la traversent? Plus que jamais, des ajustements s’avèrent nécessaires pour éviter des écueils de plus en plus nombreux.
Au seuil d’un soixante-troisième anniversaire qui s’annonce morose, les Tunisiens sauront-ils, au-delà de leurs différences, se rassembler dans un élan républicain? En attendant cet hypothétique sursaut, une crise multiforme et complexe s’installe dans la durée.

Par Hatem Bourial
Les Tunisiens sont-ils nostalgiques du temps des autocrates? La question peut se poser face aux deux grandes tendances politiques qui se dégagent à l›heure actuelle. Entre le projet d›Ennahdha et son idéologie liberticide et celui de Abir Moussi qui propose à l’opinion un retour au passé, il n’est que question de nuances et d’instrumentalisation ou pas du facteur de la religion.
Tigres en papier contre géants aux pieds d’argile
Si les uns rêvent à voix basse d’une République islamique, les autres leur opposent une continuité avec l’esprit qui a prévalu aux premiers temps héroïques de la République tunisienne. Ce débat qui prend de plus en plus l’allure d’un pugilat, est loin d’être clos. En effet, cherchant à tout prix à détricoter l’héritage bourguibien, les islamistes d’Ennahdha ont fini par exacerber toutes les oppositions.
Il est en effet peu rassurant d’observer les contours que le parti de Rached Ghannouchi voulait donner à la coalition gouvernementale. Ne parvenant à rassembler que les extrémistes ultra-conservateurs, des nationalistes arabes et quelques politiciens qui confondent pragmatisme et opportunisme, le camp de Ghannouchi donnait une tout autre allure à la République tunisienne. Pareille majorité aurait constitué un attelage improbable et souligné le caractère volatil et populiste du tournant que nous vivons.
D’autre part, l’opposition à Ennahdha se présente en ordre dispersé. Incapables de se concerter et mettre en avant leurs dénominateurs communs, les formations qui prétendent apporter un projet alternatif, sont confrontées à la montée en puissance du Parti destourien libre de Abir Moussi ainsi qu’à leur propre fragilité qui frôle parfois l’inconsistance.
Des tigres en papier affrontent ainsi des géants aux pieds d’argile dans un paysage de débâcle. Car au fond, c’est bien la partitocratie qui est à la racine des maux de notre République. Il n’y a pas que cela bien sûr, car l’on pourrait citer pêle-mêle bien des facteurs qui contribuent à éroder la République, le lien républicain entre tous les citoyens et les horizons de progrès. Nous tenterons d’énumérer quelques-unes de ces tares qui, au fil des ans et de l’incurie, sont devenues des freins qui immobilisent un pays en mal de perspectives.
- La mainmise islamiste
Pour rompre avec la tradition destourienne, le parti de Rached Ghannouchi a voulu jouer à fond la carte de la dispersion. Après la dissolution du RCD de Ben Ali, Ennahdha a tout fait pour qu’aucun concurrent dangereux ne puisse lui damer le pion. L’anarchie partisane et l’éclatement de la tendance destourienne en plusieurs entités devaient durablement laisser le champ libre à Ennahdha.
C’était toutefois mal connaître les Tunisiens qui ont rejeté les islamistes du pouvoir au profit de Nidaa Tounes dès les premières élections législatives et présidentielle. Il s’agissait en l’occurrence d’un sursaut national et républicain qui, au nom des valeurs de la République, renvoyait les islamistes dans l’opposition. Ces derniers maniant la menace, l’intimidation et la ruse parviendront à amadouer Béji Caïd Essebsi qui s’alliera à eux, ouvrant ainsi la voie à des cohabitations incohérentes qui continuent à marquer le paysage politique.
La mainmise islamiste allait se déployer autrement. En comptant sur la discipline de ses partisans, la dispersion de ses adversaires et son travail de sape permanent, Ennahdha allait tenter de peser sur les institutions. De plus, une loi électorale faite sur mesure et des taux d’abstention importants allaient permettre aux islamistes de s’incruster au pouvoir. Fait politique d’une gravité extrême, les coalitions se faisaient presque toujours sur le dos des électeurs trahis et dégoûtés par cette démocratie qui refusait la notion de minorité et brouillait les cartes de toute opposition.
C’est bel et bien ce jeu pervers qui a dominé ces dernières années et permis d’atomiser toute velléité de vie démocratique. Au lieu de cela, ce sont des députés et parfois des partis entiers qui sont débauchés pour inscrire la domination toute relative des islamistes dans la durée. Élus avec moins de 20% des voix, les islamistes, lorsqu’ils sont poussés dans leurs derniers retranchements, ne peuvent plus se retourner que vers leur famille naturelle. Celle-ci est composée des ultras islamistes, des frères ennemis nationalistes arabes et de partis opportunistes qui ont pour constante de se faire phagociter par Ennahdha.
- L’inconséquence des partis politiques
Les partis politiques sont à l’heure actuelle, l’une des tares de la République. Dominée durant un demi-siècle par un parti-État, la Tunisie se retrouve avec un nombre impressionnant de partis sans consistance ni programme. Ces partis qui ne sont au meilleur des cas, que des forces d’appoint, ont créé une confusion inédite et ouvert la voie à une effervescence de mauvais aloi où le retournement de veste est le sport favori.
Dans cette situation, Ennahdha a su attirer dans ses filets des formations très diverses qui, une fois utilisées, se retrouvaient hors du jeu politique.
Un autre point essentiel doit être considéré. Deux des grandes familles politiques les plus importantes ont en commun un caractère anti-républicain. En effet, aussi bien les islamistes que les nationalistes arabes ont une idéologie qui refuse le concept de nation tunisienne. Pour eux, l’objectif lointain serait de se fondre dans des entités plus vastes à l’échelle arabe et islamique. Pour eux, conceptuellement, la République tunisienne n’est qu’un épiphénomène, voire un cadre désuet dont il faudrait déstructurer les assises de l’intérieur.
Les partis qui se disent modernistes et sont de facto issus des matrices bourguibienne ou social-démocrate ne discutent pas ces points précis et occultent une des dimensions essentielles de la Révolution tunisienne. Il faut dire que les conditions du débat ne sont pas réunies et sont systématiquement éludées. Vociférations et prises de bec sont les écrans de fumée qui cachent la pauvreté affligeante du débat politique. Alors que la confrontation entre destouriens et islamistes devient de plus en plus dure, les uns et les autres demandent la dissolution du parti de l’adversaire politique.
Peu représentatifs de la population, les partis sont désormais confinés dans un écosystème coupé des réalités. Sans empathie pour les Tunisiens, de nombreux politiciens s’adonnent à un machiavélisme de bazar et, ce faisant, persuadent l’opinion qu’il est vain de participer à la chose publique qu’ils desservent par leurs errements.
- Instabilité à tous les étages
C’est désormais une lapalissade que de dire que les institutions de la deuxième République sont génératrices d’instabilité profonde. La dernière en date des crises gouvernementales, un an après la mort de BCE, est venue nous rappeler que la Tunisie navigue à vue depuis une année. De fait, le mandat du président défunt a été marqué par plusieurs approximations et incohérences pour s’achever en queue de poisson.
Cinq années de mauvaise gouvernance ont démontré que les chevauchements et les empiétements entre les trois présidences étaient un facteur d’immobilisme. Nul besoin d’être prophète pour affirmer que le régime semi-parlementaire voulu par la Constitution de 2014 est un échec cinglant. Aucun des trois pouvoirs, en l’absence de Cour constitutionnelle, n’a pu trouver ses marques. Aucune des trois présidences n’a pu oeuvrer en harmonie pour le bien commun. Cohabitations chaotiques et trahisons spectaculaires ont ponctué ces dernières années sans que les trois plus hauts responsables de l’État puissent accorder leurs violons. Ce qui n’est pas sans conséquence pour le travail législatif, l’action ministérielle et l’ensemble du champ politique. Cette situation a dû aussi subir les contrecoups de la conjoncture internationale et les menaces conjuguées du terrorisme et de la corruption. Alors que le sommet du pouvoir donnait une image d’impuissance et de connivence, de nombreuses tensions sociales se propageaient dans le territoire. L’instabilité patente et ses répercussions immédiates et lointaines constituent par excellence le fléau majeur de la République.
- Hésitations sur la modernité
L’impression que le parti islamiste dans son ensemble persiste à saper les fondements de la République, reste fortement ancrée. Fruit d’un compromis, la Constitution de 2014 reste un champ ouvert à des interprétations parfois antagonistes. À ce titre, les faucons d’Ennahdha et leurs alliés ne cachent plus leur impatience à islamiser par le bas et substituer au contrat républicain un lien nouveau où l’identité religieuse primerait sur la notion de citoyenneté. Les stratèges islamistes comptent dans leurs rangs plusieurs tenants de la ligne dite révolutionnaire et ces derniers rêvent tout haut d’une République islamique tunisienne.
Pourtant, la République est une et indivisible et ne saurait avoir de qualificatif. La République n’est ni islamique ni socialiste, elle est tunisienne et reste ancrée dans les valeurs émancipatrices du dix-huitième siècle américain et européen. L’esprit de la République de 1959 imprègne toujours la Loi fondamentale mais certains compromis de l’Assemblée nationale constituante posent aujourd’hui hiatus. Malgré le silence des partis qui se définissent comme modernistes, ce sont la société civile et plusieurs personnalités politiques qui défendent l’idéal moderniste menacé par le rigorisme conservateur des islamistes. C’est bien à ce titre que le débat sur l’islam éclairé face à l’intégrisme et à l’instrumentalisation du religieux est appelé à se reposer régulièrement sur fond d’affaires où les libertés individuelles restent malmenées malgré le texte constitutionnel.
De nombreuses voix appellent à des ajustements de la Loi fondamentale qui reste un socle de la République mais nécessite une consolidation décisive.
Vers des initiatives présidentielles?
La fête de la République est traditionnellement un temps fort citoyen. Pendant que le nouveau gouvernement se met en ordre de marche, des observateurs laissent entendre que des initiatives présidentielles pourraient voir le jour. Si les uns évoquent une délimitation plus claire et universellement respectée du périmètre des attributions présidentielles, d’autres analyses posent l’éventualité d’un référendum sur des questions cruciales.
Dans la même optique, le projet de rassembler plusieurs initiatives pour les fondre dans un parti du président n’est pas à prendre à la légère, ne serait-ce que pour ses implications sur les scrutins de 2024. Cette perspective d’un parti présidentiel pourrait totalement bouleverser le paysage politique et créer des contrepoids aux islamistes qui, eux, préféreraient la pérennité du système actuel dont ils sont les seuls à profiter.
Il n’en reste pas moins que la Tunisie perd beaucoup de temps et d’énergie dans des jeux de pouvoir des plus stériles et à l’ombre desquels Ennahdha renforce son emprise sur la société tunisienne et poursuit son projet de dislocation de la modernité. Et pourtant, le symbole le plus fort de cette aspiration à la modernité reste cette République sous tension à cause de la démission de ses élites et du travail de sape des islamistes. Chaque année, des Tunisiens de plus en plus nombreux constatent que la fête de la République n›est plus célébrée avec le faste qui lui sied.
Sera-ce le cas cette année ou bien la liesse républicaine restera-t-elle en berne, sous le joug des islamistes et des confréries qui les soutiennent ostensiblement ?