Un siècle vient de s’écouler depuis cette année qui a joué un rôle majeur dans le déroulement du monde et dans l’avenir de l’humain. Certes, on ne retient aujourd’hui de l’année 1917 que la révolution bolchévique et la fin du pouvoir des tsars. Mais, cette année a un rôle fondamental dans l’histoire du monde et constitue de mon point de vue la véritable fin du 19e siècle et les débuts embryonnaires du 20e siècle. Il s’agit, me semble-t-il, d’un tournant majeur dans le projet de la modernité occidentale dont la guerre destructrice annoncera la fin de sa version autoritaire et les balbutiements de nouvelles expressions.
Cette année sera marquée par un tournant majeur dans le déroulement de la première guerre mondiale. En effet, les pronostics d’une fin rapide de ce conflit entre les deux alliances européennes, la coalition des empires centraux avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie d’un côté et la triple entente de l’autre avec le Royaume-Uni, la France et la Russie, sont démentis. En effet, la guerre va s’enliser dans ce qui sera l’un des conflits les plus violents et les plus meurtriers de l’histoire contemporaine. Cet équilibre de la terreur et l’absence de percées significatives d’un côté comme de l’autre, vont amener les stratèges militaires à redoubler de violence, de barbarie et de brutalité pour espérer une victoire qui ne se dessine pas.
L’enlisement de cette guerre et sa bestialité seront à l’origine d’une grande crise et d’une perte de confiance sans précédent dans le projet de la modernité occidentale de libération du sujet de la domination des forces religieuses. Ce projet perdra de sa splendeur devant le drame de la guerre et le déchainement de violence qu’elle a suscité. Cette crise suscitera beaucoup de questionnements sur ce projet et sur cette volonté de puissance de l’humain qui le conduit vers les aventures les plus violentes et les plus barbares pour asseoir sa domination et sa supériorité sur l’Autre.
Ce déchainement de haine et de violence avec son lot de pertes humaines seront à l’origine d’une fissure des alliances sacrées dans tous les pays en conflit pour faire face à la guerre et appeler à la paix. Ainsi, les syndicats ouvriers et les partis de gauche vont entamer de larges mobilisations pour sortir de ce désastre humain. En Russie, la révolte contre la guerre va se transformer en révolution qui emportera les tsars et le régime politique féodal. Il faut dire que la Russie a été fortement touchée par la guerre. D’un côté, pour faire face à son infériorité technologique par rapport aux forces allemandes, les Russes étaient obligés d’envoyer un nombre de plus en plus important de troupes composées de paysans pauvres sur le front. Cette politique a été un désastre humain et le front russe est devenu un lieu de boucherie entrainant des désertions de la part des jeunes militaires russes et des rébellions de la part de certains régiments. D’un autre côté, l’effort de guerre sera à l’origine d’une crise économique sans précédent et la famine fera son apparition devenant le lot quotidien des larges couches populaires dans les villes ainsi que dans les campagnes.
Dans ce contexte de désespoir devant un conflit qui a atteint des niveaux de violence sans précédent et une grave crise politique, économique et sociale que la grève des ouvrières d’une usine de textile demandant du pain dans la capitale Petrograd, le 23 février 1917 sera à l’origine d’une insurrection qui touchera toute la Russie et se terminera avec l’abdication du tsar au cours du mois de mars 1917. Mais, cette révolution ne s’arrêtera pas de sitôt et les fractions radicales, notamment les bolchéviques sous la conduite de Lénine, vont poursuivre ce processus qui se terminera par la prise du palais d’hiver et leur arrivée au pouvoir en octobre 1917.
Cette révolution sera un évènement politique majeur avec l’avènement d’un nouveau régime politique qui représentera tout au long du 20e siècle une alternative au système capitaliste. Mais, plus que la réponse politique, ce régime et les partis communistes apporteront une réponse à la crise du projet de la modernité occidentale. La vraie limite dans ces analyses est que ce projet de libération ne s’attaque pas aux vraies causes de la soumission de l’homme qui résident dans la propriété privée des moyens de production et qui sont au cœur de l’exploitation de l’homme et de son aliénation. L’affranchissement de l’humain et sa véritable libération passaient dans cette nouvelle reformulation du projet de la modernité occidentale pour l’appropriation collective des moyens de production. Un nouveau projet qui marquera le siècle et suscitera autant un immense espoir mais finira dans la détresse et la désolation.
L’autre évènement majeur de cette année concerne l’avènement des Etats-Unis comme la nouvelle puissance politique, économique et militaire qui va détrôner la Grande Bretagne et dominer le monde au cours de ce siècle. En effet, les Etats-Unis sous le Président Wilson vont sortir de leur isolationnisme et vont apporter un soutien de taille à la France et à la Grande Bretagne qui pèse lourd dans la fin de la guerre et de leur victoire.
Mais, parallèlement à son émergence comme nouvelle puissance dominante, les Etats-Unis et les nouvelles forces libérales contribueront également à une réécriture du projet de la modernité et de la libération. Il s’agit du nouveau projet libéral qui met l’accent sur les libertés qui doivent permettre au sujet moderne de libérer sa force créatrice et de s’affranchir de tous les archaïsmes.
Cette année connaîtra aussi d’autres développements majeurs qui pèseront sur le « court vingtième siècle », pour reprendre les termes de l’historien britannique Eric Hobsbawm, dont l’essoufflement et le début de la fin de l’empire ottoman dont les grandes puissances coloniales, la France et la Grande-Bretagne, vont entamer le démembrement avec l’accord de Sykes-Picot de mai 1916. Mais, cette année connaitra surtout la promesse faite par Lord Balfour, Secrétaire d’Etat au Foreign Office, à la fédération sioniste de la création d’un Etat national pour les juifs de la diaspora. Une promesse qui sera jusqu’à nos jours au centre des guerres et de l’instabilité du monde arabe.
Ainsi, l’année 1917 sera une année décisive sur l’avenir du monde. Devant les grandes angoisses et la détresse de la guerre, les élites ont réussi à reconstruire les fils distendus du projet de la modernité occidentale. Une inquiétude et des angoisses qui ne sont pas sans rappeler celles que nous vivons aujourd’hui et qui doivent nous encourager à réécrire le projet du vivre-ensemble pour faire face aux projets macabres des populismes et des chauvinismes.