Entre diplômés au chômage et élites au pouvoir : Le désamour ?

En Tunisie d’aujourd’hui, les diplômes des universités nationales ne protègent plus contre le chômage. Ces diplômés sont de plus en plus exposés à un chômage structurel, humiliant et lourd de conséquences. Quasiment, un diplômé universitaire sur deux est sur le carreau! Les 10 gouvernements et les élites issus de la Révolte du Jasmin n’ont pas honoré leurs promesses et ont failli à leurs responsabilités au regard des enjeux du chômage des diplômés universitaires.
Avec à la clef, un désamour profond, mêlant amertume, déception, défiance et violence atypique, porteuse de fractures intergénérationnelles. Par leur incompétence et par leur improvisation, les élites politiques ont brisé des rêves et des vocations de dizaines de milliers de jeunes diplômés des universités tunisiennes et pas seulement. Retour de manivelle…
Bars, cafés, stades (virages des contestataires), souks et ruelles… tous sont bondés de ces milliers de jeunes bardés de diplômes, mais oisifs, désœuvrés, stressés et qui tuent le temps comme ils peuvent, faute d’emploi décent.
Le first job n’est pas au rendez, ce qui brise un espoir de carrière, un projet de vivre dignement en valorisant ses connaissances et savoir-faire.

Bluffs d’État
Pour les dizaines de milliers de diplômés universitaires en chômage, faire des études universitaires avancées est devenu une perte de temps. «On a fait tout cela pour finir chômeur…»!
Pour ces jeunes ambitieux, c’est simplement une gifle impardonnable, un échec humiliant… avec leur lot de mal-être psychologique et de haine des élites politiques.
L’État est responsable. De facto, le marché du travail est simplement cadenassé face à des dizaines de milliers de docteurs, de maitrisards, d’ingénieurs, d’infirmiers, de médecins! L’attente a des limites et la patience mue inconsciemment en défiance contre l’État et en rage contre les partis politiques ayant gouverné le pays depuis 2011.
Les pays occidentaux, les amis de la Tunisie s’en inquiètent, voulant freiner le déferlement de bateaux d’émigrants désespérés…fuyant à tout prix la misère, au terme d’une transition démocratique qui a viré au cauchemar. Les politiques publiques en charge du pays depuis 2011, ont abîmé les moteurs de la croissance de l’économie, produit la pauvreté (plutôt que la croissance) et obscurci les horizons.
Les baromètres des sondages sont au rouge ! Tous indiquent une insatisfaction des jeunes diplômés en chômage à l’encontre de leur société dans son ensemble. Une insatisfaction qui n’épargne aucune personnalité politique de l’après 2011, une « peine» qui n’exonère aucun parti, et aucun de ces 478 ministres qui ont mené l’économie à sa perte et les finances publiques à leur ruine, depuis 2011.

Sélection adverse
Premier motif d’insatisfaction des jeunes diplômés en chômage, il concerne la mécanique de la sélection adverse, engagée par les élites politiques du post 2011, en matière de recrutement au niveau du marché de l’emploi.
Depuis 2011, la fonction publique (Administration et sociétés d’État) a été bourrée par au moins 300 000 militants des partis religieux. Tous recrutés sans concours au mérite, sans compétences autres que celles du courtage politique et de la proximité idéologique avec des partis politiques.
Des partis propulsés au pouvoir sans programme économique, sans vision transformatrice et, surtout, sans éthiques pour reconnaître leur responsabilité directe dans le drame des jeunes diplômés au chômage de longue durée.
Les copains d’abord! Le système de recrutement est biaisé, notamment par une corruption endémique qui consacre la sélection adverse! Un phénomène qui disqualifie sèchement les plus diplômés et les plus méritants, pour faire passer les moins compétents (les sans diplômes), dans le fast truck du recrutement, avec primes, parrainages et toutes les gratifications qui vont avec.
Recrutés sans concours, titularisés sans évaluation, intouchables malgré leur absentéisme et incompétence, ces hordes de fonctionnaires imposés par le parti religieux Ennahdha ont fait crouler l’État, le recrutement au mérite et la rémunération au rendement!
Le message envoyé aux jeunes diplômés par la sélection adverse est dévastateur pour la productivité du travail, pour la croissance et pour le progrès.

Dette nocive pour les jeunes générations
Deuxième insatisfaction, elle concerne l’usage excessif de la carte de crédit de la Tunisie.
Le pays s’endette et quémande toujours plus de prêts et de dons pour payer les gaspillages, pour reproduire en boucle la mal-gouvernance et tous les autres privilèges indus de fonctionnaires qui vivent aux frais des contribuables, sans volonté d’améliorer leur productivité et sans aucun sens du service public.
Ce faisant, on endette surtout les jeunes générations de la Tunisie. Depuis 2011, dix gouvernements successifs ont dépensé sans compter, pour creuser les déficits et plomber l’économie.
Et les jeunes diplômés au chômage ont compris l’ampleur de la facture à payer, la facture de la mal-gouvernance, celle des privilèges insensés des adultes, bien placés. Chacun de ces chômeurs diplômés voit son avenir compromis par au moins 15000 dinars comme dette moyenne contractée en son nom. Une dette qui plombera la qualité des services publics : santé, infrastructures, aides publiques, etc.
Injuste! Comparativement, les baby-boomers, nés sous l’ère Bourguiba, ont tout eu: une formation qualifiante, un emploi de qualité, un accès aisé à la propriété (logement, terrain, voiture, équipements ménagers, etc.), des services publics fonctionnels, une retraite descente…et une joie de vivre à la portée de toutes et de tous.
Ce qui n’est pas le cas des enfants et petits-enfants des baby-boomers tunisiens. Ceux-ci n’ont plus les services publics décents (hôpitaux, écoles, routes, etc.) et ne trouvent pas d’emplois. Les gouvernements leur miroitent des promesses infaisables et bidonnées par un discours politique fondamentalement fallacieux. Un discours soutenu par des médias néophytes et parfois complices.

Voter par les pieds
Ces jeunes diplômés au chômage depuis des années, ces jeunes bardés de diplômes font face à deux choix aussi déchirants l’un comme l’autre.
1- Le premier choix consiste à voter par les pieds! Assez, c’est assez… Une jeune femme détentrice d’un doctorat en économie et en chômage de longue durée, rencontrée sur le campus universitaire de Tunis avouait les larmes aux yeux: «je dois tout claquer et tous les moyens sont bons. Foutre le camp à tout prix, pour se redonner de l’espoir, la Tunisie nous sacrifie et les partis politiques sont indignes de notre confiance… je ne peux pas fonder une famille et c’est éprouvant pour moi…». Ce scénario expose les jeunes à plusieurs risques: se jeter à la mer dans ces felouques de la mort vers les côtes italiennes, s’embrigader dans les rangs des islamistes terroristes, s’adonner aux activités informelles…voire illicites, pour quitter leur région ou encore le pays en tant que tel.
2- Le deuxième choix consiste à jouer le jeu de la contestation et la casse qui va avec…et ce pour forcer le changement et imposer aux élites politiques d’autres façons de faire, d’autres paradigmes et des concessions. Ce choix est plus dur que le précédent, puisqu’il occasionne des dégâts collectifs, dans une logique de coûts de transaction qui dépassent l’entendement et qui débordent la patinoire démocratique et la bienveillance de la conventualité.

Éviter la fracture intergénérationnelle
Tout observateur extérieur peut aisément mesurer le désarroi des jeunes générations, et l’ampleur de l’incompréhension intergénérationnelle à l’œuvre en Tunisie.
Le système de recrutement dans la fonction publique est pratiquement verrouillé, les partis et les syndicats imposent leurs sympathisants, ne laissant aucune chance aux jeunes diplômés.
Même les stages sont régis par les proximités et les accointances. Pour y entrer, il faut connaître quelqu’un dans l’administration concernée et il faut être parrainé de l’extérieur par quelqu’un connu et bien placé. Autrement, aucune chance d’espérer faire un stage, ou même un travail de bénévolat volontaire.
Le temps c’est de l’argent, outre les à-coups de la crise sanitaire et de l’apprentissage chaotique de la démocratie, les élites politiques doivent agir pour éviter le pire. Les jeunes générations ne savent plus à quel saint se vouer…et leur patience ne peut pas s’éterniser.
Aujourd’hui, le temps est venu pour se bouger collectivement, ethniquement et sans calcul politique.
Le désamour entre jeunes diplômés au chômage et élites politiques de la Tunisie post-2011 n’est que la partie visible d’un iceberg qui peut tout dévaster à son passage.
Pour sortir de l’impasse, la fonction publique doit réhabiliter le mérite et la performance, au détriment de l’accointance et de la corruption.
Pour acheter la paix sociale, l’État tunisien doit se départir de plusieurs dizaines de milliers d’employés fictifs (fantômes), ayant de faux diplômes, imposés par les partis politiques. C’est ainsi que la Tunisie peut alléger le fardeau de sa masse salariale, rompre avec le cercle vicieux de la dette et se trouver de la marge de manœuvre budgétaire, pour moderniser l’État, grâce notamment aux jeunes générations, mieux diplômées et mieux qualifiées et plus productives!
Sur un autre front, la politique monétaire doit baisser le taux d’intérêt directeur pour booster l’investissement, mais aussi pour tirer parti des talents et compétences des jeunes générations aujourd’hui paralysées par le chômage et le désespoir.
Les lobbyistes et rentiers du système économique doivent tirer les conclusions et faire des concessions multiples pour libéraliser le marché et capitaliser sur le savoir-faire des jeunes générations.
Les jeunes générations et particulièrement les plus diplômées méritent un meilleur accès au capital : taux d’intérêt bas, des terres agricoles équipées pour entrer en production rapidement…des incitatifs et des formations pratiques en continu…
Le pouvoir politique, tous les partis et institutions doivent arborer un programme économique faisable, et éviter les promesses fallacieuses…envers les jeunes au chômage.

Risque moral
Deux célèbres économistes américains ont traité des risques associés à cette rupture dans la solidarité intergénérationnelle. Une rupture qui véhicule un risque moral, entre parents et enfants, entre adultes et aînés, entre décideurs et relève en devenir.
Milton Friedman, économiste récipiendaire du prix Nobel a édifié la théorie du revenu permanent! Cette théorie stipule que les acteurs économiques sont rationnels, où jeunes et moins jeunes ajustent leurs revenus durant leur vie pour composer avec les aléas…et pour mieux arrimer consommation et épargne, emploi et loisir, court terme et long terme.
Avec la fracture intergénérationnelle qui se dessine en Tunisie, tout indique que les aînés font du déni de cette règle! Ils s’accrochent aux privilèges, vampirisant les ressources et verrouillant le système de recrutement …et le sens de la relève. Ils pensent à eux et sacrifient indirectement leurs enfants et progénitures.
Franco Modigliani, un économiste, italo-américain, récipiendaire aussi de prix Nobel en économie (1985) a testé l’hypothèse du cycle de vie des individus dans le partage du temps entre emplois et les autres décisions le long de leur cycle de vie. Sa théorie sanctionnée par un théorème qui porte à croire que les jeunes générations formées doivent non seulement payer le coût économique de leurs études longues, et tout retard dans leur entrée dans le marché du travail perturbe leur cycle de vie : famille à construire, dette à honorer, carrière à faire, retraite à financer…
Les universités doivent assumer leur responsabilité et revoir leurs syllabus, pour faciliter une meilleure adéquation entre formation et employabilité. Les professeurs universitaires ne doivent pas encadrer des thésards au sujet de thèmes n’ayant aucune chance de trouver preneur au niveau du marché du travail.
En attendant, la collectivité doit se questionner et mobiliser des aides, des subventions et des programmes qui peuvent désamorcer ce dangereux désamour explosif qui s’installe entre les jeunes générations diplômées des universités et les élites de l’État tunisien.

*Ph.D.
Universitaire au Canada

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