Deux ans après la Révolution, l’économie est en panne et n’a pas pu retrouver son rythme de croissance antérieur. La crise économique internationale, qui perdure depuis 2008 et qui n’est pas près de se résorber, exclut tout espoir de compter sur l’aide extérieure pour sortir de l’impasse. Il n’existe pas alors d’autres alternatives que de compter d’abord sur soi.
Les voyants de l’économie virent de plus en plus au rouge: augmentation du déficit du commerce extérieur; baisse continue des réserves de change; assèchement des liquidités bancaires; recul des intentions d’investir; aggravation des déséquilibres régionaux. Un sursaut salutaire est indispensable pour éviter que l’économie ne s’enfonce de plus en plus dans l’impasse. Le sursaut semble certes difficile dans un environnement caractérisé par des institutions provisoires et un avenir incertain, il devient encore plus difficile lorsque la surenchère s’installe pour dresser les citoyens les uns contre les autres.
Une situation de tous les dangers
Aussi, les attaques systématiques aux droits et aux libertés se suivent et se ressemblent. Ils ont visé successivement le droit à la démocratie (évocation du régime du califat), la liberté de croyance (tentative d’imposer la charia dans la Constitution), le droit à l’intégrité de l’université (tentative de passer les examens en portant le niqab), le droit d’expression artistique ( attaque de l’exposition de tableaux d’art à La Marsa), indépendance des médias (grève du personnel du groupe de presse Essabah), les droits de la femme (tentative de qualifier la femme de «complément» et non d’égale à l’homme dans le projet de Constitution), le droit de manifester sans violence (événements du 9 avril), le droit syndical (attaque du siège de l’UGTT), la liberté de l’activité politique (attaques des meetings des partis d’opposition), la liberté des médias télévisés (tentative de rétablissement de la censure), le droit au développement (événements de Siliana et des gouvernorats les moins développés.)
Toutes ces tentatives ont échoué. Contre l’intolérance et les dénis des droits et des libertés, les personnes menacées se sont dressées chaque fois, soutenues par la population comme au temps de la Révolution. Cependant, ces attaques qui sèment la terreur font perdurer un climat de violence et d’insécurité. Il est temps que ceux qui sont derrière ces manœuvres se rendent compte qu’elles sont vaines. Il est urgent que les autorités y mettent fin en accélérant l’élaboration d’une Constitution démocratique et la mise en place d’institutions stables. La Constitution doit notamment consacrer le respect de l’ensemble des droits et des libertés et définir une répartition efficiente des pouvoirs.
Il s’agit tout d’abord d’arrêter une répartition équilibrée des pouvoirs politiques, c’est-à-dire les pouvoirs de souveraineté revenant au chef de l’État, les pouvoirs exécutifs relevant au chef du gouvernement, les pouvoirs législatifs incombant à l’Assemblée nationale et les pouvoirs des régions correspondant à une véritable décentralisation avec des Conseils régionaux et des Conseils municipaux élus, munis de réelles attributions et de ressources propres. Ces Conseils doivent élire à leur tour respectivement le Gouverneur de région et le président de la municipalité.
Il s’agit ensuite d’assurer une indépendance effective des pouvoirs non politiques, c’est-à-dire les pouvoirs des autorités judiciaires, de l’autorité des élections, de l’autorité monétaire et bancaire, de l’autorité de régulation des médias et de l’autorité des statistiques.
Le chef de l’État, élu au suffrage universel, est le dépositaire de la souveraineté nationale. À ce titre, il est le chef suprême des armées et des forces de sécurité intérieure. Il supervise les relations avec l’extérieur. Il est le garant du respect des droits et des libertés et veille au bon fonctionnement des institutions nationales. En cas de dysfonctionnement, il prononce la dissolution des autorités concernées et ordonne leur reconstitution conformément aux dispositions prévues par la Constitution.
Pour un plan de redressement économique en deux ans
La situation économique et sociale ne peut plus attendre. Avec près de 700.000 chômeurs, le taux de chômage est passé de 13% de la population active en 2010 à 17% au 3e trimestre 2012 malgré la reprise de l’émigration. Ce taux est de l’ordre de 10,7% dans le nord-est, de 12,1% dans le centre-est, de 16,6% dans le district de Tunis, mais il est de 19,7% dans le nord-ouest, de 23,9% dans le centre-ouest et 26% dans le sud. Le chômage demeure donc aujourd’hui la première urgence. Ce problème ne peut tendre vers une réponse économique qu’à long terme. Ce n’est pas en une année ni même en cinq que l’économie pourra créer des emplois à la hauteur des besoins, mais la situation du chômage exige un traitement immédiat.
Ce traitement passe obligatoirement par la solidarité nationale. Il est illusoire de prétendre résoudre un tel problème en attendant la croissance. La croissance ne peut pas être décrétée par l’État, en revanche le traitement de la précarité, du chômage et de la pauvreté est l’affaire de l’État. Il est inacceptable et insupportable de laisser perdurer une situation explosive. Les pays développés l’ont traité par l’instauration des allocations sociales et notamment l’assurance chômage. Les pays du tiers-monde n’ont pas les moyens de le faire de cette manière. Même la création d’un système d’assurance chômage ne résout pas le problème des chômeurs actuels, car elle concerne les chômeurs qui auront cotisé préalablement au régime d’assurance chômage.
Aujourd’hui, il est urgent de faire face aux défis qui bloquent le pays. Il s’agit du défi de la précarité, du chômage et de la pauvreté qui mine la cohésion sociale, du défi de la croissance en panne plombée par un climat d’incertitude, du défi du développement compromis par un profond déséquilibre régional, du défi de l’énergie et de l’eau dont les prix et les risques de pénurie font peser de grandes menaces. À cet effet, il est impératif de lancer un plan de redressement économique couvrant une période de deux ans. Il doit comporter en premier lieu des programmes de travaux d’utilité publique de protection de l’environnement et de lutte contre l’insalubrité grandissante des villes et des campagnes, en deuxième lieu des mesures de promotion des petites, moyennes et micro-entreprises dans toutes les régions, en troisième lieu des investissements de réaménagement du territoire ainsi que des réformes pour la remise à niveau du cadre de développement et des secteurs d’activité éprouvés par des années de corruption et de malversation.
La mise en œuvre de ce plan permet d’atteindre progressivement au terme de deux années, la création de 200.000 emplois dans l’exécution des travaux d’utilité publique, de 100.000 emplois dans la promotion des petites, moyennes et micro-entreprises et de 50.000 emplois dans les travaux d’infrastructure d’appui au développement. La croissance induite par ces actions permettrait la récupération d’au moins 100.000 emplois sur les 300.000 perdus depuis 2011, de sorte que les créations totales porteraient sur 450.000 emplois et ramèneraient le taux de chômage aux alentours de 10% de la population active.
Pour un vaste programme de travaux d’utilité publique
Pour faire face au défi du chômage, de la précarité et de la pauvreté, il importe de mettre en œuvre des travaux de protection de l’environnement, travaux dont la Tunisie a l’expérience et a toujours fait usage dans les moments les plus difficiles pour l’emploi. Ces travaux à la fois nécessaires et urgents concernent la lutte contre l’érosion et la désertification, ainsi que la conservation des eaux et des sols et la protection contre les inondations et autres catastrophes naturelles. Les programmes relatifs à ces actions sont disponibles et attendent dans les bureaux de l’administration. Ils concernent particulièrement les régions de l’ouest du pays, de l’extrême nord à l’extrême sud, donc des régions qui n’ont pas ou peu bénéficié des fruits de la croissance par le passé et qui méritent donc aujourd’hui une attention particulière.
La protection de l’environnement fait l’objet des recommandations du PNUD (Programme des Nations unies pour le Développement) qui tire la sonnette d’alarme dans son rapport sur le développement humain en 2011, en affirmant que la croissance des pays du tiers-monde est sérieusement menacée par la dégradation de l’environnement. Ce rapport dans lequel la Tunisie est classée 94e sur 187, met l’accent sur l’urgence à accélérer la mise en œuvre de programmes de lutte contre ce phénomène pour favoriser le développement. La Tunisie dispose de tous les atouts pour le faire et rejoindre le peloton de tête dans ce domaine.
Les travaux à réaliser doivent être répartis par lots et attribués par voie d’adjudication à de petites et moyennes entreprises ayant pour activité la réalisation de travaux de protection de l’environnement pour le compte des collectivités locales avec le financement de l’État. Ces entreprises doivent bénéficier d’une exonération totale d’impôts et des taxes d’ordre fiscal ou social et de souplesse en matière de recrutement pendant une durée de cinq ans. Les travaux de protection de l’environnement auxquels peuvent s’ajouter les travaux des grandes campagnes agricoles comme la cueillette des olives ainsi que les campagnes de propreté, permettent la création progressive de 200.000 emplois.
Ces emplois transitoires constituent une contribution majeure à la lutte contre le chômage, la précarité et la pauvreté. Les dépenses correspondantes de l’ordre d’un milliard de dinars par an constituent un pouvoir d’achat supplémentaire qui produirait un effet multiplicateur sur l’économie. Comparé au Budget de l’État de plus de 26 milliards de dinars, le coût annuel du programme est loin d’être inaccessible, même si cela doit nécessiter une certaine révision des priorités budgétaires, un effort national particulier et des financements extérieurs appropriés.
Parallèlement, l’économie revenant progressivement à son rythme normal de croissance, les emplois transitoires seront réduits au fur et à mesure jusqu’à un niveau minimum nécessaire aux travaux d’entretien de la conservation des eaux et des sols et de la protection de l’environnement en général.
La croissance par l’entreprise
Faire face au défi de la croissance, c’est hâter la mise en place d’institutions stables et sécuritaires. Les fondamentaux économiques étant solides, la croissance doit alors revenir. Cependant, l’accélération du rythme de la croissance, notamment au niveau régional, ne peut provenir que de la mise en place de sociétés régionales d’investissement, une par gouvernorat. Ces sociétés sont appelées à jouer un rôle fondamental dans la promotion des petites, moyennes et micro-entreprises (PMME), leur encadrement et la participation à leur capital. En effet, elles ont pour objet de prospecter les idées de projets rentables dans les différents secteurs de l’activité économique dans chaque région, d’identifier les promoteurs pouvant les mettre en œuvre, de suivre leur préparation et de contribuer à la constitution du capital nécessaire à leur exécution.
Ces actions doivent être menées en étroite collaboration avec les différents centres techniques industriels et les groupements interprofessionnels agricoles pour l’identification des projets, avec les services régionaux de la formation professionnelle et de l’emploi pour l’identification des promoteurs et leur formation, ainsi qu’avec les institutions et fonds de financement des petites, moyennes et micro-entreprises (PMME) pour le bouclage des schémas de financement. Les projets identifiés peuvent concerner notamment les diplômés de l’enseignement supérieur après leur recyclage dans le cadre d’une formation professionnelle adéquate prise en charge par l’État. Ce système nécessite un développement substantiel de la capacité de formation professionnelle pour atteindre un objectif de formation et de recyclage capable d’assurer la promotion de 50.000 PMME par an, en plus de la formation pour les besoins des entreprises existantes. Cet effort exige des concours financiers et techniques extérieurs.
Les sociétés régionales d’investissement ne doivent pas être considérées comme des entreprises publiques ni des sociétés de bienfaisance, mais des organismes d’intérêt économique. Elles sont aptes à gérer des lignes de participation publiques et privées, d’origine nationale et étrangère, provenant des engagements exprimés par les différents pays, les ensembles de pays et les institutions financières internationales.
La formation d’un tissu économique de PMNE dans chaque région constituera le meilleur appel pour la réalisation de projets importants par des investisseurs nationaux et étrangers, mais qui ne peuvent être envisagés dans l’immédiat en raison du contexte intérieur et mondial difficile.
Les travaux d’infrastructures régionales, un levier de développement
Pour affronter dans les meilleures conditions le défi du développement, il est indispensable d’engager une véritable décentralisation avec des gouverneurs et des Conseils régionaux élus, disposant de moyens financiers. Il importe par ailleurs d’engager la mise en œuvre d’un programme ambitieux d’infrastructures à même de redresser les déséquilibres régionaux et d’entreprendre la remise à niveau du cadre de développement et des différents secteurs de l’activité.
Le programme d’infrastructures doit permettre de décloisonner les différentes régions, de préparer, d’accompagner et d’appuyer leur développement. Il doit mettre à portée des régions de l’intérieur du pays, les ports et les aéroports du littoral par la réalisation de réseaux de connexion ferroviaires et routiers. Ce programme doit concerner aussi bien l’infrastructure économique que l’infrastructure agricole, avec la réalisation des barrages et des lacs collinaires, des périmètres irrigués, ainsi que les infrastructures sociales culturelles et sportives. La mise en œuvre d’un tel programme d’infrastructures transformerait le pays en un immense chantier permettant de créer 50.000 emplois supplémentaires dans un premier temps.
Les investissements dans l’infrastructure sont lourds et à rentabilité largement différée. Ils doivent relever pour l’essentiel de financements extérieurs à des conditions très favorables. Ils constituent d’ailleurs l’opportunité adéquate et probablement la seule apte à mobiliser les promesses financières du G8. Ce groupe n’étant pas une institution, ses déclarations engagent les pays membres. Les négociations auraient dû être engagées pays par pays dès l’annonce de l’intention de financement par le G8, sur la base d’une liste de projets d’infrastructure. Les études de faisabilité et d’exécution auraient été terminées, les appels d’offres lancées et les travaux engagés. Il est toujours temps de relancer ces opérations.
En ce qui concerne la réadaptation du cadre de développement, il s’agit d’abord d’engager sans délai la négociation du nouvel accord d’association avec la Communauté européenne et d’accélérer sa mise en place. Parallèlement, l’urgence concerne le nettoyage de l’arsenal législatif avec l’élaboration d’un nouveau Code des investissements ainsi que la préparation et la mise en œuvre des réformes portant assainissement et remise à niveau des différents secteurs de l’activité, notamment l’administration, le secteur bancaire, la fiscalité, la formation, la recherche.
La réforme du Code des investissements doit viser notamment la suppression des subventions au capital et ne garder que les subventions directes à la création d’emplois dans les zones d’investissement prioritaire.
L’administration, colonne vertébrale du développement, a pu éviter au pays l’effondrement total sous le coup des différents soubresauts auxquels il a été soumis. Elle a besoin aujourd’hui d’une réforme rapide et audacieuse pour alléger les procédures et supprimer les formalités afin qu’elle ne soit pas un frein au développement.
Le secteur bancaire sort très affaibli du régime de la corruption. Il a besoin d’une triple opération d’assainissement, de diversification et de restructuration, notamment l’indispensable privatisation. La diversification doit concerner notamment les modalités de financement, en incluant par exemple le financement par achat et revente pour compte de tiers, financement qui peut convenir aux personnes allergiques aux prêts avec intérêt. À cet effet, l’opération de revente par les banques doit être exonérée des droits de mutation, pour ne pas surcharger le coût de ces modes de financement.
La fiscalité doit évoluer et suivre son temps. Avec la prolifération des hauts revenus, inconnus du temps de la réforme fiscale de 1990, le niveau de leur taxation parait aujourd’hui dérisoire.
L’énergie solaire : un atout
L’énergie et l’eau sont menacées de rareté. Les ressources annuelles en eau du pays sont déjà totalement mobilisées dans le cadre d’un programme de construction de barrages quasiment achevé. Par ailleurs, les ressources mondiales en pétrole sont limitées et tendent vers l’épuisement et les prix de cette énergie fossile flambent.
L’annonce de la création de l’Union pour la Méditerranée (UPM) regroupant les pays européens et méditerranéens, a nourri beaucoup d’espoir pour l’intégration de l’espace euro-méditerranéen et le développement des pays riverains de la mer méditerranée, berceau des civilisations pharaonique, grecque, phénicienne, carthaginoise, romaine, andalouse, ottomane. Les objectifs de l’UPM visent au renforcement des liens entre les pays de la région en vue d’entreprendre la dépollution de la méditerranée et de relever un défi majeur concernant l’énergie solaire et l’eau. Sachant le goulot d’étranglement pour la croissance que constituent aujourd’hui l’énergie et l’eau, la maîtrise à des prix compétitifs de l’énergie solaire et du dessalement de l’eau saumâtre ou salée promet d’ouvrir la voie à un développement durable. Certes la puissance photovoltaïque installée dans le monde à la fin de 2011 est encore faible et ne dépasse pas 68 GW, mais elle s’accroît à un rythme de plus de 50% par an. Le prix du KWH photovoltaïque est encore le plus cher, mais les perspectives d’évolution technologique permettent tous les espoirs. À cet égard, le plan national de l’énergie solaire paraît peu ambitieux et mérite d’être renforcé.
La diversité des situations des pays de la zone méditerranéenne et les délais nécessaires pour aplanir les difficultés résultant des problèmes qui s’y posent ne permettent pas de s’attendre à des progrès immédiats et militent en faveur d’un passage préalable par une étape intermédiaire, à savoir le renforcement de la coopération euro-maghrébine notamment dans le domaine du développement des énergies renouvelables et de la maîtrise de l’eau.
N.Z