Voici à peine huit décennies, la 3obitha, fantasmagorie liée à l’ancienne société, hantait l’esprit humain au temps où prédominait l’ethos agrarien et métaphysicien.
L’hégémonie de la science assène des coups de boutoir à cette croyance. Douée d’une extraordinaire aptitude à la transfiguration, la 3obitha préfère l’heure crépusculaire. Le soir, « à l’heure tranquille où les lions vont boire » disait Hugo, elle surgit sur le parcours suivi par « le promeneur solitaire », joli mot de Rousseau.
Pour encore mieux terrifier, la 3obitha change de look et devient tour à tour, âne, dame aguicheuse, ogresse, monstre à visage humain ou chien. Mais si, aujourd’hui, elle paraît somnoler dans la poubelle de l’histoire, elle demeure, à jamais, avec ses contes et légendes, indissociable du patrimoine culturel immatériel, trésor intemporel.
Pour en rire, il faut être stupide et inculte jusqu’au délire. Etudiante à Ibn Charaf, Halima Toujani prépare un mémoire sur la reproduction des profils sociaux à travers les trois générations dernières.
Elle met en œuvre un paradigme élaboré par Bourdieu, « l’héritage culturel », ensemble « de savoirs , de savoir-faire et de savoir-dire » transmis aux enfants par les parents des classes favorisées de la population. Ce 11 juillet, je lui suggère d’inclure, parmi les questions posées aux étudiants de familles démunies et privilégiées, une interrogation sur la croyance ou non, à la 3obitha, envisagée en tant que marqueur de la transition dénommée par Karl Polanyi « la grande transformation », passage de l’ancienne société à la modernité. Halima me répond : « Dans ma famille, nous avons eu affaire à la 3obitha. Mon cousin, essoufflé, terrifié, pourchassé par elle, arrive à la maison où il est venu se réfugier. De noir vêtue, elle courait derrière lui, mais footballeur bien entraîné, il a pu lui échapper ». Halima loge à Zahrouni, quartier populaire à peuplement de récente origine rurale et donc propice aux croyances léguées par l’ancienne société.
Interviewée à Hay Ettadhamen le 12 juillet, Alia Rihani ressent, de nouveau, la peur-panique éprouvée lors de sa rencontre avec la 3obitha : « Pour arriver à l’heure du travail à El Manar, je compte sur la sonnerie du réveil-matin. Mais, ce jour-là, je me suis trompée. Je fus réveillée une heure avant, sans trop m’en apercevoir. Il faisait encore sombre. A peine après quelques pas, elle se dresse devant moi. Elle avait la forme d’un lapin énorme, avec la taille d’une brebis, des pieds humains et les oreilles d’un âne. J’étais pétrifiée, incapable de fuir ou de bouger. Le chien du voisin l’a vue et, dès qu’il aboya, elle disparut. Je suis revenue, en courant, à la maison ».
D’autres interviewées dédaignent la croyance désormais enterrée.
Ainsi, Oumayma et Sa7ar, filles de familles aisées, l’une de Béja et l’autre de Bizerte, sont prises d’un rire fou et ne croient pas du tout en la 3obitha. Ces deux étudiantes occupent un studio loué par les pères à la rue Lorca d’El Manar au prix de 500 dinars, en ce recoin le plus tranquille et le plus chic du quartier chic. Héritage culturel, capital symbolique et reproduction des sociales ne sont pas que des mots de trop. Poursuivons l’exploration. Ali Ben Amor Bayouli, buraliste au « centre commercial Phénicia » me dit : « La 3obitha fait partie des jnounes mentionnés par le Saint Coran. Les suiveurs (atba3) de Bourguiba ne croient en rien. Pour eux, le créateur n’existe pas. Par leurs attaques dirigées contre nous, ils cherchent à détourner les gens de l’islam pour les obliger à voter en leur faveur. Abir Moussi, opportuniste, ne veut que le pouvoir et l’argent ». Aussitôt ce propos recueilli, je le rapporte à Taoufik Glenza, employé bénévole chez Fethi Hached, marchand de fruits à deux pas du buraliste islamiste. Bourguibiste et donc moderniste, il dénonce l’inquisition takfiriste : « Comme Chokri Belaïd, Abir Moussi, désintéressée, courageuse, attaque de front ces utilisateurs de la religion à des fins politiques. Je voterai pour elle ». Amina Béjaoui, employée à l’épicerie du Colisée Soula, croyante et pratiquante, conforte l’avis de Glenza : « Les nahdhaouis empêchent Abir Moussi de tenir ses meetings. Elle dit leurs quatre vérités. Ils ont ruiné le pays. Abir Moussi, sincère, suit l’enseignement de Bourguiba et elle me plaît. Je vais voter pour elle ». Le gérant de l’épicerie, El Ayech Younsi, écoute sans pour autant cesser de servir les clients. Toutes les fois où je viens là, soit environ un jour sur trois, je soumets à l’avis d’El Ayech, le thème de mon prochain papier, pour la validation ou l’infirmation de l’information ou de la cogitation. Rien ne vaut le débat livré sur l’agora. Vieille connaissance depuis qu’il fut le photographe du Maghreb, El Ayech informe ses trois ou quatre clients présents et, cette fois, une discussion animée tournoie autour de la 3obitha. Le maître de céans, toujours quelque peu taquin et pince-sans-rire, mêle sa réponse à celle d’Amina : « Aujourd’hui, Ennahdha est l’unique 3obitha que je vois ». Poursuivons l’investigation par l’interview de l’un après l’autre, tous choisis en pleine connaissance de cause. Le 10 juillet, l’historien Khlifa Chater, familier de Bourguiba, me dit, chez lui : « Destourienne authentique, Abir Moussi dénonce, avec franchise et témérité, les takfiristes. Je voterai pour elle, mais ils vont la tuer ».
Au cas où une telle probabilité serait fondée, qu’attend le ministre de l’Intérieur pour assurer une protection rapprochée à la maintes fois menacée ? L’un de ses prédécesseurs savait, mais sans broncher, quand Chokri Belaïd serait canardé. Voilà pourquoi la compétition déclenchée entre Bourguiba, le combattant, et Ghannouchi, l’homme aux batons « protecteurs de la Révolution », gravite autour de l’ample bipolarisation. La systématisation de cette bipartition influence la technique d’investigation. Autrement dit, interroger un effectif restreint ou élargi aboutit au même résultat et mon expression « en connaissance de cause » cligne vers cela. Voici la conclusion dont il s’agit : les islamistes utilisent la religion pour avancer à reculons et les bourguibistes luttent, à chaque instant, pour toujours plus d’émancipation.
Maintenant, au premier rang des montées à l’assaut de l’inquisition figurent, entre autres, Bochra Belhaj Hmida, Radhia Nasraoui et l’intrépide Abir Moussi, menacées de mort, exposées de leurs bagages durant ce voyage vers l’exclusion, à jamais, de leurs ennemis jurés. Mais selon les partisans de l’émancipation, l’accès des nahdhaouis, sans partage, aux trois pouvoirs, conduirait la Tunisie au purgatoire. Zied Krichen, brutalisé par les sbires de qui l’on sait, en évitant de le nommer : « Ya Ghannouchi 5af Rabi ». Ce propos, combiné à toutes les violences verbales des prompts à recourir au langage de bas étage au nom de je ne sais quel islam, elles répondent par la dignité à la muflerie des enragés. Pour l’instant, ils fourbissent les armes d’accès aux deux palais de l’autorité, ceux du Bardo puis de Carthage. L’appel au meurtre n’est guère le moindre des moyens emportés, avec eux, au fond de leurs bagages durant ce voyage vers l’exclusion, à jamais, de leurs ennemis jurés. Mais selon les partisans de l’émancipation, l’accès des nahdhaouis, sans parage, aux trois pouvoirs, conduirait la Tunisie au purgatoire. Zied Krichen, brutalisé par les sbires de qui l’on sait, en évitant de le nommer : « ya Ghannouchi 5af Rabi ». Ce propos combiné au mot d’El Ayech Younsi donnerait : « Ya 3obitha 5af Rabi ».
Avec le temps, si vite passé, le sens du mot 3obitha changea. Avant, il désignait un être surnaturel, aujourd’hui, ce terme sert, plutôt, à signifier les gens malfaisants.
Aux environs de ma sixième année, voici quelques décennies, 5alti Aïcha, employée de maison, introduisait la 3obitha dans mon esprit ébahi. Mon père tâchait d’extirper de mon imaginaire, la croyance nimbée de mystère. Une fois, pour tester les effets de son éducation salutaire, il m’envoya, la nuit tombée, chercher le sécateur oublié, le matin, au fin fond du jardin. Le combat engagé entre le jour et la nuit, entre Bourguiba et Ghannouchi, ne date pas d’aujourd’hui.
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