58 ans après sa fondation, l’armée tunisienne histoire et devenir

Par  Fayçal Cherif

L'armée tunisienne née il y a 58 ans, peut se glorifier de compter parmi les rares armées républicaines dumonde arabe. Cette culture et cette conception très haute de l’État  ont été au fond forgées depuis des décennies, voire depuis des siècles. Aujourd’hui, on est tenté de retracer son parcours, mais aussi de se prononcer sur les attentes face à la situation actuelle délétère à tous les niveaux, particulièrement sur le plan sécuritaire et concernant la grande bataille pour le développement du pays.

Le rôle de l’armée dans l’histoire tunisienne

Dès 1574, la Régence de Tunis fut gouvernée au début par les Raïs (amiral), puis les Deys (chefs de corps d’armée) et enfin les Beys (chef d’une expédition d’impôts). Ces derniers finirent par gouverner la Tunisie sous l’égide de la dynastie husseinite (1705-1957) et ce règne dura 252 ans. Parmi les Beys qui avaient tant bien que mal œuvré pour le progrès et donné à l’armée ses lettres de noblesse, on cite quelques noms illustres à l’exemple de : Hussein Ben Ali, Hammouda Pacha el Husseini et, peut-être le plus remarquable d’entre-eux, le Mouchir Ahmed Pacha Bey (1837-1855). De ces œuvres et réformes on retient :

– La fondation de l’École militaire du Bardo en 1840 ;

– La finalisation par décret de la dernière mouture du drapeau tunisien actuel en 1831 ;

– L’intégration de l’élément autochtone (les Tunisiens) dans l’armée.

Depuis l’avènement de la dynastie husseinite en 1705, le titre de Bey (chef de la M’halla, troupe régulière censée recueillir les impôts des contribuables) est une fonction administrative et économique et non militaire. Le sommet du pouvoir en Tunisie n’a jamais été militaire, mais plutôt civil. Même avec les réformes militaires importantes apportées sous Ahmed Bey qui se venta de porter une tenue militaire d’apparat chamarrée et en se donnant honorifiquement le titre de Mouchir (généralissime), jamais le sommet du pouvoir en Tunisie n’a été dirigé par les militaires.

Pendant la révolte armée tunisienne de 1952, le mouvement dit péjarotivement «fellagas» finit par déposer les armes et permit l’ouverture de négociations politiques qui ont culminé avec l’obtention de l’autonomie interne, puis avec l’indépendance obtenue le 20 mars 1956.

L’armée de l’indépendance : la fixation de l’idée républicaine

Le 30 juin 1956 naquît l’armée tunisienne, le 24 juin est en fait la fête du premier défilé militaire dans les rues de Tunis.  L’accord qui fut initialement conclu entre la Tunisie et la France vit  les officiers tunisiens servant dans l’armée française  former le premier noyau de cette armée de l’indépendance. En guise de célébration de l’un des signes les plus forts de la conquête de l’indépendance, un défilé militaire historique fut organisé le 24 juin 1956 dans  les rues de Tunis. Six jours plus tard, le 30 juin 1956, a été la date officiellement choisie pour décréter l’institution de l’armée tunisienne. Les effectifs et l’équipement de ce premier noyau de l’armée tunisienne se composaient de :

– 850 officiers de soldats de l’ancienne Garde beylicale ;

– Des éléments de l’ancien appareil de sécurité de campagnes ;

– Les troupes Udjaqs et makhzéniennes ;

– 1300 officiers et sous-officiers libérés par les autorités françaises ;

– Les jeunes appelés des classes 1954 et 1955, soit 3.000 hommes.

 Il faut dire que l’équipement de la nouvelle armée était des plus modestes : deux-cents véhicules, quatre canons et cinq mitrailleuses.

Habib Bourguiba briguait  à la fois les postes de Premier ministre, ministre des Affaires étrangères et ministre de la Défense nationale. Et durant toute la période de sa présidence, tous les ministres de la Défense furent des civils et de proches amis (Behi Ladgham, Ahmed Mestiri, Slaheddine Bali, Béji Caïd Essebsi) ou parfois membres de sa famille, à l’exemple de Hédi Khefacha (cousin germain de Bourguiba par le truchement de sa mère.)

Cette phase historique, avril 1956-juillet 1957, a marqué une nette séparation de l’armée des affaires politiques et a prouvé que ce fut un choix politique de taille que d’écarter l’armée de la gestion des affaires politiques du pays. L’ambassadeur de France en Tunisie avait émis en 1973 une réflexion à ce propos. «Dépourvue des moyens de la puissance militaire, l’armée tunisienne n’occupe en outre qu’une place de second rang dans l’État et est étroitement subordonnée à l’autorité civile. Cet état de choses tient à la fois à des raisons historiques et politiques. Ressortissent des premières, l’absence de fortes traditions militaires en Tunisie, pays essentiellement plat, dépourvu à la différence du Maroc et de lAlgérie des bastions montagneux qui paraîssent stimuler les vertus combattives, le fait que l’indépendance ait été principalement acquise par des voies politiques et l’existence en 1956, avec le Néo-Destour, d’une armature  déjà solidement structurée. Relèvent des secondes, d’une part la méfiance instinctive du président Bourguiba à l’égard des militaires et sa hantise de coups d’État, d’autre part, l’option fondamentale prise par lui dès le lendemain de l’indépendance qui a consisté à faire l’impasse sur un effort de défense d’envergure, dont il a jugé que le coût eût dépassé les possibilités du pays sans garantie d’efficacité, et à faire reposer, par voie de conséquence, la sécurité de la nation sur sa cohésion, sa prospérité et surtout sur le soutien de puissances amies.»

Il était important pour la Tunisie indépendante de former une armée nouvelle, mais imprégnée d’un esprit patriotique. Le choix devait s’orienter finalement vers les écoles françaises.

La promotion Saint-Cyr et l’instauration d’une armée républicaine

L’indépendance tunisienne de 1956 fut bâtie sur la base de négociations de l’élite politique tunisienne. L’armée de l’indépendance devait être formée dans une école républicaine : l’École de Saint-Cyr Coëtquidan à Versailles (c’est Napoléon Bonaparte qui créa l’École spéciale militaire (ESM)de Saint-Cyr en 1802. Elle s’installe à Saint-Cyr, près de  Versailles en 1808. Les bâtiments de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr ayant été détruits en 1944, la décision est prise en 1945 de former provisoirement les officiers d’active de l’armée de terre à Coëtquidan, dans une école baptisée École spéciale militaire interarmes.

Les futurs élus pour la formation militaire, embrassaient quasiment toutes les régions de Tunisie. Cette vision est totalement différente dans de nombreux pays, particulièrement arabes, où l’armée est l’apanage de régions bien déterminés et où l’appartenance tribale et régionale, voire familiale, joue un rôle déterminant dans le recrutement. 

Après les événements de Sakiet Sidi Youssef (8 février 1958) et la réussite diplomatique de Bourguiba, la présence militaire française forte de 22.000 soldats s’est vue réduite aux strictes limites de la ville de Bizerte. Les premiers baptèmes du feu de la nouvelle promotion se produisirent pendant la bataille de Remada (mai 1958), de la borne 233 (1961) et puis surtout lors de la bataille de Bizerte (19-23 juillet 1961). Bourguiba n’avait jamais doté l’armée d’équipements ni d’un budget digne de ce nom (3%), c’était son choix comme celui de toujours désigner un civil à la tête de ce ministère de souveraineté. L’enseignement et la santé constituaient son cheval de bataille afin d’éradiquer l’analphabétisme quasi génaralisé à l’époque, ce qui a constitué un choix tout à fait contraire à celui des autres régimes arabes de l’époque où les budgets de l’armée dépassaient largement les 20%.

La tournant historique du coup d’État militaire de 1962

Les témoignages s’accordent actuellement pour affirmer que la plupart des impliqués dans le coup d’État du 24 décembre 1962 n’avaient nullement l’intention d’assassiner le chef de l’État.

Il a fallu un mois tout au plus pour faire appel à la haute Cour, asseoir un procès expéditif et infliger de lourdes peines aux condamnés du complot de 1962. Dix  seront exécutés (cinq militaires et cinq civils) dont le plus éminent fut sans doute Lazhar Chraïti, un des leaders de la révolution armée de 1952-1954. Cet épisode douleureux à été extraordinairement dénoncé par les médias et les instigateurs du complot furent tout simplement qualifiés de «traîtres». Ce fut un rude coup infligé à l’armée et elle en porta longtemps les séquelles, ce qu’une grande partie des militaires dénommèrent par «honte». Toutefois de nombreux officiers parlaient de cas isolés et aucun justificatif n’a été avancé pour donner même d’apparentes raisons à ce «complot.»

Cet acte subversif, dont Bourguiba se  méfiait beaucoup depuis l’indépendance, prenant exemple sur d’autres pays arabes et plus particulièrement l’Égypte, donna à réfléchir sur les véritables missions de l’armée tunisienne.

Quelle doctrine pour l’armée tunisienne ?

Habib Bourguiba prit les affaires de l’armée au sérieux et comprit qu’il fallait apaiser la grogne qui n’avait cessé de grandir. Par quelques discours d’apaisement (le discours de Tunis du 18 janvier 1963 juste avant l’exécution des dix condamnés) et surtout le discours du Kef (13 septembre 1963) dans lequel il définissait les missions fondamentales de l’armée. «Sa mission (l’armée) est de protéger le pays contre toute agression… décourager ceux qui s’attaquent à l’État… On voit donc qu’à ces missions ordinaires de défense du territoire doit s’ajouter celle plus délicate de défense du régime contre la subversion intérieure.

Mais elle a aussi une fonction sociale : elle doit être associée à la bataille contre le sous-développement. Dans le Sud tunisien, les techniciens pourront utilement contribuer à cette lutte… Il doit s’y ajouter une formation morale et intellectuelle : il appartient aux responsables de faire connaître à l’armée les affaires de l’État et de la convaincre que le régime est propre, les respnsables honnêtes, dévoués et efficaces. Elle pourra ainsi résister aux propagandes subversives et dépasser les petites déceptions et les petites rancœurs que pourraient provoquer des questions de détail sans importance (…)».

Durant les trois années qui ont suivi le coup d’État de 1962, la situation aussi bien morale que matérielle était en hibernation

Ahmed Mestiri engagea une réforme de grande envergure qui a commencé sur le plan juridique et il avait certaines lattitudes pour ce faire. Aussi elle s’est vue attribuée un rôle social et des tâches d’intérêt général : alphabétisation, construction d’infrastructures, formation professionnelle des recrues et maintien de l’ordre dans les territoires du sud, mission jusque-là assurée par la Garde nationale. Ahmed Mestiri a réussi dans un laps de temps très court à détendre le climat entre l’Armée et le régime. L’ensemble de ces réformes donna aussi à l’Armée ses propres institutions et réussit à insuffler un élan de patriotisme exempt de toute implication dans les affaires politiques.

L’armée est reléguée à un rang subalterne sous Ben Ali, 1987-2011

Comble de l’ironie, c’est bien un militaire, qui a refait un coup d’État, qualifié de «blanc», car sans effusion de sang, que le Général Zine el Abidine Ben Ali prend le pouvoir en Tunisie le 7 novembre 1987. Et la prophétie de Bourguiba de craindre l’armée est alors confirmée. Bourguiba   finira ses jours quasiment sous les verrous du Général.

Peut-être par complexe et étant parvenu au grade de général de brigade en 1979 par le biais de son beau-père, le Général Kéfi, Ben Ali était, il faut dire, honni et méprisé par les hauts officiers de l’armée. Au mieux et en fin de carrière il ne pouvait espérer être que colonel. Traité avec mépris de «Général de bureau», ses compagnons ne l’ont jamais considéré comme un véritable homme de terrain et donc un véritable militaire. Durant toute la période de son règne (1987-2011) il n’accepta jamais qu’on le désigne par le titre de Général, il voulait la gloire du politique ! Et les opposants politiques se plaisaient toujours à l’appeler le Général Ben Ali, chose qui le rendait furieux. Autant dire qu’il voulait se débarasser de son passé militaire et s’insérer dans ce nouveau monde politique dans lequel ni sa formation ni sa culture ne lui permettaient d’être à son aise.

Deux grandes affaires ont atteint le prestige et le moral de l’armée tunisienne entre 1987 et 2011,l’affaire dite de «Baraket Essahel» (mai 1991) où plus de 244 militaires tous grades confondus furent accusés de complot contre la sûreté de l’État, limogés et considérés comme personna non grata

Dans le même ordre d’idées, aucun éclairage sérieux n’a été engagé pour instruire l’affaire de l’incident de l’hélicoptère de Medjez-el-Bab, le 30 avril 2002, transportant de hauts gradés de l’armée tunisienne : simple incident ou sabotage ?1 Jamais un nombre aussi important de hauts gradés de l’armée ne s’était retrouvé massé dans un seul moyen de transport. Cela nous rappelle l’affaire de l’avion égyptien traversant l’Atlantique et partant des USA, transportant des officiers et abattu par missile. L’idée de complot n’est pas à repousser. Dans les deux affaires, il était clair que Ben Ali voulait se débarrasser à la fois des islamistes, mais et aussi, surtout, des hauts officiers de l’armée, craignant à son tour un coup d’État. Ce sont deux affaires au sujet desquelles les recherches et les témoignages doivent être engagés.

La situation de l’armée tunisienne entre 1987 et 2011 fut semblable à celle entre 1963 et 1966, souffrant de négligence matérielle et morale alors que la police bénéficiait des faveurs du régime.

Quel rôle et quelles attentes pour l’armée nationale aujourd’hui ?

Les menaces sécuritaires à la fois intérieures et régionales pèsent lourdement sur la Tunisie. Les événements de Rouhia, de Bir Ali Ben Khlifa, de Kebili, et la guerre du djebel Chaambi — qui a coûté la vie à plusieurs militaires — sont de véritables défis pour l’armée nationale forte, certes, de plus de 45.000 hommes, mais dépourvue à la fois de moyens techniques et de matériel sophistiqué et surtout affligée d’un manque d’entraînement. Maintenir le niveau d’aptitude et de combativité des hommes est de nos jours une des priorités qui est posée à l’état-major afin que l’assurance de la défense de la patrie contre toute menace ne soit pas un slogan, mais une réalité. Devant les retombées de la stiuation régionale et les équations stratégiques qui se dessinent aujourd’hui, il est urgent aussi que l’armée se dote de centres d’études stratégiques et de défense nationale en faisant appel à toutes les compétence et de l’éclairer sur sa vision. Il est temps aussi d’œuvrer à alléger le fardeau de l’armée de missions de «maintien de la sécurité» et de la redéployer dans le gigantesque effort de la construction nationale.

Attentes

Face à la situation d’instabilité et de restructuration dans presque tous les domaines, nous plaidons ici pour un retour en force de l’armée dans son rôle civil et civique comme ce fut le cas sous Ahmed Mestiri. Nous n’avons que faire des mobilisés chaque année, des dizaines de milliers de soldats qui font leur service militaire, nous pensons qu’il est grand temps de les impliquer dans la bataille du développement de la Tunisie. À ce titre les chantiers abondent : routes, chaussées, entretien du littoral, travaux d’infrastructures dans les villages reculés et surtout une véritable mobilisation pour sauver et sauvegarder notre patrimoine culturel et notre environnement qui ne cessent de se détériorer. Tous ces travaux auxquels l’armée peut actuellement contribuer pleinement, par ses moyens tant humains que techniques et son savoir-faire, sont susceptibles d’apporter un plus à la Tunisie qui en a grand besoin. D’ailleurs l’Histoire est là pour témoigner des services rendus à la nation par l’armée.

Cette œuvre monumentale tant attendue et qui ne vient toujours pas, ne diminue en rien le rôle essentiel de l’armée régulière, dont la tâche principale consiste à défendre la Patrie. Mais nous parlons ici de milliers de mobilisés chaque année qu’il faudrait engager dans la grande bataille qui nous attend aujourd’hui : relever le défi consistant à rendre la Tunisie viable et vivable.

F.C

 

Notes

1 Treize militaires, dont le Chef d’état-major de l’armée de terre tunisienne le Général Abdelaziz Skik, ont trouvé la mort dans un accident d’hélicoptère à Medjez El-Bab. Cet accident « présumé » a déclenché une grande polémique, qui a été enterrée rapidement par l’ancien régime de Ben Ali avec ses secrets. Le crash de l’hélicoptère militaire est survenu alors qu’il retournait d’une mission d’inspection dans la région du Kef, à 170 km de Tunis. Selon de nombreux médias et même d’un point de vue militaire on ne masse jamais un nombre si important de hauts officiers dans un seul moyen de transport. L’idée de «complot» de l’ancien président et sa volonté de «liquider certains responsables militaires» reste une accusation que seuls des acteurs et des témoins peuvent confirmer ou infirmer.

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