Cette affaire dure depuis une année et n’en finit pas. Elle a commencé banalement en mars 2013, mais s’est transformée au fil des événements et des rebondissements, plus rocambolesques les uns que les autres, en un véritable feuilleton avec ses héros, ses vaincus, ses intrigues, ses coups bas, ses règlements de comptes et autres péripéties…
Chambre de commerce et d’industrie, qu’est-ce que c’est ?
Les Chambres de commerce et d’industrie sont des établissements publics d’intérêt économique, dotées de la personnalité morale et de l’autonomie financière et placées sous la tutelle du ministère chargé du Commerce.
Elles sont créées sans capital et sont sans but lucratif. L’adhérent à la Chambre de commerce et d’industrie doit être commerçant ou industriel, inscrit au registre du commerce, prestataire de service, artisan ayant déclaré son activité conformément à la législation en vigueur.
Les Chambres de commerce et d’industrie contribuent dans leurs circonscriptions territoriales à la promotion des secteurs du commerce, de l’industrie, des services, de l’artisanat ainsi qu’à la promotion des petits métiers et plus généralement à ce qui touche au secteur privé. Elles contribuent à fournir aux autorités publiques toutes propositions, avis et informations relatifs aux secteurs, à la simplification des procédures administratives, à assurer la formation aux adhérents, à organiser ou à contribuer à l’organisation de salons professionnels et de journées commerciales, à assister les entreprises à développer leurs exportations. Le comité de la chambre de commerce et d’industrie est composé de trente membres ventilés sur plusieurs commissions dont deux fixes : commission des finances et commission des appels d’offres, d’un bureau de neufs membres élus par le comité, tous bénévoles et non rémunérés et d’une administration dirigée par un directeur général nommée et rémunérée par le ministère du Commerce. Il existe en Tunisie huit chambres de commerce et d’industrie à savoir :
– CCI de Tunis (Gouvernorats de Tunis, Ariana, Ben Arous et Manouba)
– CCI du nord-est (Gouvernorat de Bizerte)
– CCI du nord-ouest (Gouvernorats de Jendouba, Béja, Kef et Siliana)
– CCI du Cap-Bon (Gouvernorats de Nabeul et Zaghouan)
– CCI du centre (Gouvernorats de Sousse, Monastir, Mahdia et Kairouan)
– CCI de Sfax
– CCI du sud-est (Gouvernorats de Gabès, Kébili, Médenine et Tataouine)
– CCI du sud-ouest (Gouvernorats de Gafsa, Kasserine, Tozeur et Sidi Bouzid.)
Les délimitations territoriales des chambres ont été définies en 1988 par le décret 1027-1988 puis abrogées et redéfinies en 2007 par le décret 2007-79.
L’enjeu des Chambres de commerce est très important dans certains milieux et représente un objet d’intenselobbying notamment chez les industriels, les autorités régionales (gouverneurs), l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) et accessoirement l’Union générale tunisienne du travail (UGTT.)
Le commencement de l’affaire ou «je t’aime, moi non plus»
Les dernières élections des chambres de commerce et d’industrie datent du 15 avril 2007 pour un mandat de 5 ans. Les suivantes étaient donc prévues pour avril ou mai 2012, mais les évènements survenus dans le pays et la succession des gouvernements ont constamment entravé la tenue de ces élections. Les décrets régissant l’organisation des Chambres de commerce et d’industrie et l’élection des membres desdites chambres à travers le territoire, sont parus au Journal officiel de la République tunisienne (JORT). Il s’agit du décret 2013-1331 du 07 mars 2013 et le décret 2013-1332 de la même date. Après l’édition des décrets de mars 2013, les protagonistes de ces élections et notamment hommes d’affaires et autres commerçants et artisans pronostiquaient qu’elles n’allaient plus tarder et se dérouleraient au mois de mai 2013 au plus tard. C’était sans compter sans les arrière-pensées politiques et les petits arrangements entre amis…
Jusqu’à mars 2013, tout avait l’air de bien fonctionner. Les élections des CCI ont, certes, tardé et étaient très attendues… Le ministre du Commerce, Abdelwahab Maatar, a été sollicité par les hommes d’affaires pour qu’il prenne en compte leurs avis et suggestions sur la question… Et des suggestions, il y en avait… beaucoup même. Les Chambres demandaient plus d’autonomie, voire d’indépendance, par rapport au ministère de tutelle et aux autorités régionales des circonscriptions à laquelle elles appartenaient. Quant aux hommes d’affaires ils demandaient, entre autres, de doter les CCI de plus de pouvoir de gestion dans une optique de décentralisation et de gestion régionale indépendante du pouvoir central. Le ministre, Maatar, a entrepris de rencontrer à plusieurs reprises des hommes d’affaires indépendants et autres hommes d’affaires appartenant à l’UTICA, la centrale patronale, afin de sonder leurs aspirations par rapport aux changements de fond auxquels ils aspiraient depuis un moment quant aux rôles et prérogatives des Chambres. Ces rencontres se sont déroulées entre autres au CEPEX et au siège du ministère. Le ministre a alors promis d’apporter des changements radicaux. Tout le monde était apparemment sur la même longueur d’onde. Or… le ministre n’a rien fait. Aucun changement n’a été entrepris. Les textes de loi qu’il a cependant fait publier au JORT pour les élections des CCI sont — ni plus ni moins — une reprise syncrétique d’anciens textes de lois régissant les dispositions des Chambres de commerce et d’industrie à l’instar de la loi 2006-75 du 30 novembre 2006 et des décrets 2007-80 et 2007-81 du 15 janvier 2007.
Le crescendo conflictuel
Après la parution des décrets de mars 2013, les hommes d’affaires ont été déçus et la relation est devenue tendue. Est venue par la suite une période de léthargie et d’attentisme et voilà que le ministre du Commerce, entouré de bons et loyaux conseillers qui connaissent bien quoi faire (et quoi ne pas faire), remet ça et ne trouve pas mieux que de faire paraître un nouveau décret modifiant et complétant celui de mars 2013 dans lequel il maintient le statu quo et ne tient aucunement compte des critiques de l’UTICA et des hommes d’affaires en général. Et puis, d’un arrêté d’octobre relatif à la fixation de la date de déroulement des élections, il fixe celles-ci au 29 décembre 2013. L’adversité devient défiance. À partir de là, tout s’emballe. Les escarmouches commencent. Tout d’abord dans les bureaux pour se déplacer, après, vers les plateaux de radios et de télévisions. L’UTICA fait paraître un communiqué officiel où elle fustige la date du déroulement du scrutin entre autres pour des raisons de sécurité, mais pas seulement. À cette date, non seulement les conditions sécuritaires ne sont pas réunies, mais, de plus, les hommes d’affaires sont engloutis dans les travaux de fin d’exercice comptable et ne peuvent se libérer pour s’occuper des élections et encore moins des campagnes électorales.
Quant au ministre du Commerce, lui, plus il parle, moins il convainc. Les Chambres de commerce descendent à leur tour dans l’arène du conflit qui prend alors plus d’ampleur et est porté devant le tribunal administratif. En effet, quelques-unes des Chambres de commerce, notamment celle de Tunis, forte de sa personnalité morale et de l’autonomie financière, décident de se constituer partie civile et de faire intervenir la justice notamment sur les points où elles estiment que les hommes d’affaires ont été lésés, particulièrement au sujet de la non-éligibilité des candidats ayant brigué auparavant deux mandats successifs avec effet rétroactif. Autrement dit, tous les élus d’avant la Révolution du 14 janvier 2011. Ce qui semble être plutôt un règlement de comptes qui ne dit pas son nom et dont le but unique est d’instrumentaliser ces élections afin qu’elles ne soient qu’une occasion pour liquider à jamais les comités considérés comme faisant partie de l’ancien régime, en piétinant, au passage, le sacro-saint principe général de la non-rétroactivité des lois. À cela s’ajoute le caractère unilatéral des décisions ministérielles dans la mesure où les décrets ont été élaborés dans des bureaux administratifs, sans aucune concertation avec les personnes directement concernées, à savoir les hommes d’affaires et notamment les membres des Chambres.
En outre, les décrets et arrêtés de 2013 ont attribué aux directions régionales de commerce les prérogatives de supervision des élections, ce qui écarte les premiers concernés, en l’occurrence les hommes d’affaires et porte un coup dur à l’indépendance desdites Chambres. Dans les comités de supervision des élections, qu’elles soient régionales ou nationales, aucun siège n’est accordé à un observateur indépendant. Tous les membres, en effet, sont des fonctionnaires de différents ministères.
De mauvaises langues affirment même, non sans pertinence, que les textes de lois ont été élaborés sur mesure pour ouvrir la voie à certaines organisations patronales concurrentes de l’UTICA. D’autres prétendent que c’est faux. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que plusieurs candidatures présentées dans les délais règlementaires et dûment remplies ont été refusées sous prétexte que la présentation de la candidature devait être personnelle. Or, en se rendant dans les sièges de l’une des directions régionales du commerce, à la date de 27 novembre 2013, vers 23 h (alors que le dernier délai était fixé à minuit) plusieurs hommes d’affaires ont été sommés de confier leurs candidatures à une seule personne qui les représenterait et qui se chargerait du dépôt de la totalité des dossiers. Après le dépôt, le responsable a demandé à ce groupe de venir chercher leurs récépissés de dépôt le lendemain, à cause de l’heure tardive. Et le lendemain, la direction régionale du commerce concernée a refusé, tout bonnement, de leur délivrer le récépissé de dépôt sous prétexte qu’il n’avait pas été entrepris personnellement. Et ce n’est pas un cas isolé : des incidents similaires se sont produits dans d’autres administrations.
Dissolution
Le tribunal administratif a pris l’affaire en référé et a annulé les élections prévues pour le 29 décembre 2013 en vertu d’un jugement du 9 décembre 2013. Abdelwahab Maatar accuse un coup dur. Résigné, il fait une annonce solennelle, moitié étourdi, moitié incrédule dans laquelle il exprime sa soustraction à la décision de justice et reporte les élections à une date qu’il laisse ouverte.
Après le départ du gouvernement Larayedh, vient au ministère du Commerce Madame Najla Harrouch. Comme à l’accoutumée, entourée de bons et loyaux conseillers qui connaissent bien quoi faire et quoi ne pas faire, la ministre annonce la dissolution des comités des Chambres à partir du 14 avril courant et la tenue d’élections des CCI le 22 juin 2014. Aussitôt fait, la ministre fraîchement installée est rattrapée par les hommes d’affaires qui demandent une audience et l’obtiennent afin d’expliquer les tenants et les aboutissants de cette affaire . D’après nos informations, la réunion a eu lieu à la fin de la semaine dernière et les premiers concernés ont eu largement le temps et l’occasion d’expliquer de quoi il retourne. Pour les protagonistes, la date des élections des CCI n’est guère un problème pourvu que soient changés les textes de loi régissant lesdites élections. Najla Harrouche aurait été très compréhensive et aurait abandonné la date du 22 juin 2014, le temps pour le ministère de revoir ce qui est plus important, à savoir le contenu des textes de loi et les prérogatives des CCI.
Décidément, cette affaire n’en finit plus de provoquer des remous… à suivre.
Anis Somai