Les élections municipales de 2018 ont été historiques à plus d’un titre. Malgré une course d’obstacles et de grandes manœuvres engagées par certaines parties pour provoquer leur report pour la énième fois, elles ont finalement eu lieu à la date fixée.
Libres et démocratiques, malgré les dépassements observés et les quelques imperfections qui les ont ponctuées, les élections municipales ont été historiques dans la mesure où elles se sont inscrites en faux contre certains pronostics, débouchant sur un désaveu cinglant des grands partis et la montée en puissance des listes indépendantes qui, contre toute attente, ont recueilli le plus grand nombre de voix et de sièges. Que cache la victoire des listes indépendantes ? A un an et demi des prochaines législatives et présidentielle, quels enseignements tirer ? Peut-on parler d’ores et déjà d’amorce d’une reconfiguration du paysage politique et d’apparition d’une nouvelle force politique citoyenne ? La nouvelle donne constitue-t- elle la face apparente de la faillite des partis politiques actuels, ou une résultante de la désaffection des électeurs ?
Contre toute attente, y compris celle des observateurs, analystes et autres parties qui suivent de très près la vie politique en Tunisie, les Municipales du 6 mai dernier ont marqué la victoire nette des listes indépendantes qui ont obtenu 2.367 sièges, réalisant ainsi 32,9% du taux de vote. Des chiffres qui les logent à la première place d’un scrutin local historique devant être la première pierre dans le processus de décentralisation et de mise en place des pouvoirs locaux.
Des élections qui se sont soldées par une défaite cuisante des deux partis politiques les plus influents. Le mouvement Ennahdha qui a obtenu 2.135 sièges, soit 30,04%, se contente de la deuxième place qui lui ouvre la voie normalement au contrôle d’un grand nombre de villes et Nidaa Tounes, relégué à la 3e place, avec 1.595 sièges, soit 22,17% sort le grand vaincu de cette échéance. Depuis 2014, faut-il noter, le parti a perdu environ les 2/3 de ses électeurs, passant de 1.279.941 électeurs, au cours des élections législatives, à seulement 404.134 électeurs en 2018. Ce dernier parti n’est pas le seul à connaître cette traversée du désert, le mouvement Ennahhda a, aussi de son côté, perdu une partie de son électorat, soit 453.092 électeurs depuis 2014.
Certes, ce recul du nombre des électeurs, certains l’imputent à un taux de participation faible, contrairement aux élections de 2014, ce qui n’est pas totalement faux. En effet, le taux de participation a presque diminué de moitié, passant de 68,37% aux législatives de 2014 à 34,4% aux Municipales de 2018. En termes plus clairs, on est passé de 3.579.249 électeurs à 1.796.154 million d’électeurs, soit 1.783.095 électeurs en moins. Pour d’autres, même si l’argument du taux de participation ne manque pas de pertinence, il n’en reste pas moins vrai que le recul des deux partis politiques gouvernant le pays, traduit quelque part un ras-le-bol du corps électoral, voire même un désaveu vis-à-vis d’une coalition au pouvoir qui n’a pas su et pu convaincre, mobiliser et répondre aux attentes des Tunisiens. Un mécontentement qui a trouvé son expression la plus parfaite à travers les urnes, par la punition d’une coalition certes contre-nature, mais surtout qui s’est montrée incapable de conduire un vrai changement.
Peuvent-ils présenter une alternative démocratique ?
Rendez-vous qui a valeur de test pour la quasi-totalité des partis politiques, et contrairement à toutes les attentes, et surtout à ce qu’affirmaient certains médias et observateurs de la scène politique, les Tunisiens ont parfaitement compris ce qui s’est joué dans les isoloirs. Même si le taux de participation est considéré comme très faible, il n’empêche que cette échéance a vu la mobilisation de nombreuses figures de la société civile et des activistes de tout bord pour faire sortir un peu le pays de l’immobilisme et lancer un message d’espoir aux électeurs quant à l’existence d’une autre manière de gérer les affaires du pays et de répondre aux attentes des Tunisiens. En effet, les élections ont vu fleurir une kyrielle de listes indépendantes qui ont recueilli l’assentiment d’une bonne partie des votants qui se sont dirigés aux urnes dans l’espoir de provoquer une reconfiguration du paysage politique national, resté plus de sept ans un terrain pour des calculs politiciens et de guerres de positionnement sans fin.
A un an et demi des prochaines législatives et présidentielle, l’émergence des indépendants, une sorte de pouvoir citoyen dont les militants se recrutent dans les rangs des activistes de la société civile, connus pour leur engagement et leur intégrité, suscite de réels espoirs chez les uns et un questionnement lancinant au niveau des grands partis politiques qui risquent de perdre et leur influence et leur prééminence dans la vie politique.
La résurgence de certaines figures lors de ces élections a été considérée par certains comme un facteur de confiance et peut-être une nouvelle donne qui pourrait conférer un nouveau souffle à la transition démocratique, renforcer la confiance et favoriser l’émergence d’une autre alternative démocratique , comme ce fut le cas dans certains pays européens notamment. Dans tous les cas de figure, les observateurs expliquent la victoire des listes indépendantes par la réussite de leurs candidats à convaincre et à proposer autre chose aux électeurs désabusés et lassés par une classe politique qui ne brille ni par son discours, ni par son engagement à favoriser une transformation du quotidien des Tunisiens.
Une nouvelle génération, de nouveaux acteurs
La percée des indépendants est d’autant plus significative que leurs listes ont été souvent dénigrées et qu’on ne leur accordait, pour plusieurs raisons, que très peu de chance.
D’abord, on estimait que les amendements apportés à la loi organique du 14 février 2017 qui modifie et complète la loi organique n° 2014-16 du 26 mai 2014, relative aux élections et référendums, notamment en matière de financement de la campagne électorale et de mode de scrutin, ne favorisent pas la montée des compétences indépendantes. En effet, pour plusieurs observateurs, le financement constitue le premier obstacle auquel pourraient faire face les candidats indépendants. D’ailleurs, à leur sens, les listes partisanes n’ont pas de contraintes financières puisqu’elles sont soutenues et financées par les ressources de leurs partis. Ensuite, le mode électoral réduit la chance des indépendants, soulignaient les spécialistes du droit. Outre le financement, les listes indépendantes sont tenues de récolter plus de 3% des voix pour pouvoir être remboursées après la proclamation des résultats, chose qui n’est pas toujours évidente, surtout dans les grandes circonscriptions qui impliquent des moyens financiers et logistiques importants.
Malgré cette course aux obstacles, les listes indépendantes ont créé la surprise dans plusieurs grandes circonscriptions, battant leurs adversaires au pouvoir ainsi que de la coalition.
Ces indépendants n’ont pas seulement remporté le scrutin dans plusieurs municipalités, ils ont réussi le pari, dans certaines circonscriptions municipales, de rafler la mise, notamment à l’Ariana où Fadhel Moussa, ancien député à l’Assemblée nationale constituante et sa liste « Al Afdhal » de remporter la première place avec 15 sièges contre 6 en faveur de Nidaa Tounes et 5 en faveur d’Ennahdha. Il en est de même, à La Marsa où la liste « La Marsa Change » de Slim Meherzi, a surclassé toutes les autres.
Pour expliquer ce phénomène, il suffit de constater que ces listes sont incarnées par des figures ou des militants de la société civile ou de la mouvance démocratique. On retrouve aussi des étudiants, de jeunes entrepreneurs… Tous ceux qui ne se reconnaissent plus dans un parti et qui se sont laissés tenter par l’exercice d’une démocratie de proximité. Des gens qui ont la volonté d’agir localement, là où les politiques n’ont pas réussi à changer le quotidien des Tunisiens ces dernières années. Des figures qui ont visiblement séduit en cette période de désaveu des formations politiques traditionnelles. Ces listes ne représentent pas un bloc monolithique, mais ont un point commun, estiment certains observateurs de la vie politique tunisienne : toutes ces listes ont servi à sanctionner les partis au pouvoir.
Ainsi, dans quelques municipalités, des listes réellement indépendantes, porteuses de projets fédérateurs, ont réussi à mobiliser les électeurs. Ces listes pourraient permettre un nivellement par le haut, et donner l’exemple tout au long de leur mandat, précisent certains observateurs.
Il faut maintenant attendre jusqu’au mois de juillet pour voir la traduction de cette percée des indépendants en possibilité réelle de direction de mairies par ces alternatives citoyennes.
Pour plusieurs observateurs et analystes de la scène politique, les élections municipales ont été «un révélateur de l’état de l’opinion publique tunisienne» et marquent un tournant dans l’histoire démocratique récente de la Tunisie.
Pour la fondation politique française et think tank Jean-Jaurès, qui s’est intéressée à l’état des lieux de la scène politique tunisienne dans sa huitième année de transition démocratique, « la tenue des élections municipales ne pourrait être qu’un signe de plus de l’avancement de la Tunisie vers la démocratie. Une note d’espoir, en dépit de toute cette anarchie politique, qui a entraîné une instabilité socio-économique susceptible de mettre en péril la transition démocratique du pays, et les tentatives constatées de retour à l’autoritarisme ».
N.F