ENTRETIEN Avec Luis MARTINEZ conduit par Hassan Arfaoui
Luis Martinez est reconnu comme l’un des fins connaisseurs du Maghreb et du Moyen-Orient. Depuis 2005, il est directeur de recherches au Centre d’études et de relations internationales (CERI, Paris). Ses recherches, et nombreuses publications, lui ont valu d’être Professeur, invité (2000-2001) à la School of International ans Public Affairs à Columbia University, puis à l’université de Montréal (2007-2008). En 2010-2011, Luis Martinez a été détaché à l’École de la gouvernance et d’économie de Rabat. En janvier 2012, il a rejoint le département des sciences politiques de l’université internationale de Rabat (UIR). Il est titulaire d’un doctorat en sciences politiques à Sciences po (Paris).
Ses recherches actuelles portent sur L’État au Maghreb, l’islamisme et la violence politique, la rente pétrolière et la démocratie, ainsi que sur les politiques de sécurité en Méditerranée.
Sa rigueur de chercheur ne l’empêche pas de se passionner pour les dynamiques à l’œuvre dans nos sociétés et de plaider pour un soutien européen plus marqué pour les transitions démocratiques en cours.
En 1987, en Algérie, le Front islamique du salut (FIS) sort vainqueur des élections municipales. En 1991, il emporte le premier tour des législatives. Il commet des erreurs et laisse penser qu’il menace tout à la fois l’État, la société et la culture dans ce pays. L’intervention de l’armée interrompt alors le processus en cours. Vingt-deux ans après, les Frères musulmans accèdent au pouvoir en Égypte et commettent des erreurs, peut-être analogues, qui provoquent une profonde contestation populaire et offre à l’armée le prétexte pour intervenir et mettre fin à leur règne. D’après vous, quelles sont les analogies et les différences entre ces deux processus ?
Le FIS aurait eu, au regard du résultat du premier tour des législatives de 1991, la majorité, pour ne pas dire plus, à l’Assemblée nationale. Il a été stoppé dans un processus de conquête du pouvoir. Les Frères musulmans égyptiens ont été éjectés du pouvoir. Les deux situations sont différentes. En Algérie, la frustration va être d’autant plus grande que le FIS n’avait pas encore accédé au pouvoir…
Un proverbe maghrébin décrit à merveille cette frustration en parlant de « l’assoiffé qui arrive à la source, mais ne boit pas »…
C’est exactement cela et c’est d’autant plus frustrant pour le FIS, car il va se sentir doublement agressé puisque tout d’abord on lui enlève une victoire qui était à sa portée et qu’ensuite on va lui faire un procès sur un «État islamique» qu’il n’a pas eu le temps de mettre en œuvre, car n’ayant pas eu accès au pouvoir !
Si on prend le cas des Frères musulmans égyptiens, là je dirai qu’ils ont gagné les élections, qu’ils ont eu, à peu près, une année pour mettre en œuvre leur programme, mais ils ont suscité auprès de l’armée et des Égyptiens une certaine inquiétude sur l’orientation du pays sous leur autorité. Donc je crois que le FIS ne peut même pas prétendre à ce que les Frères musulmans ont obtenu puisqu’il a été stoppé. En revanche, ce qui est tout à fait similaire, de façon d’ailleurs assez explicite, c’est le rôle de l’armée. C’est-à-dire que, dans les deux cas, l’armée va être au cœur du dispositif qui va permettre au FIS de ne pas accéder au pouvoir et aux Frères d’y accéder puis d’en être éjectés.
Pourquoi l’armée fait-elle cela ? Je crois qu’en Algérie elle va considérer qu’il ne faut pas prendre le risque d’attendre que le FIS arrive au pouvoir, parce que le coût pour l’en extraire sera peut-être terrible, du point de vue de l’armée. Alors qu’en Égypte, cela s’est fait sans doute sous la pression de l’Union européenne et des États-Unis.
Il y a eu aussi la pression populaire égyptienne qu’il ne faut pas négliger…
Oui bien sûr. Mais je pense que si les États-Unis avaient considéré qu’il fallait maintenir à tout prix l’armée et son représentant, Moubarak, on aurait pu avoir une situation beaucoup plus violente et dangereuse parce que la population ne l’aurait pas accepté. Je crois que l’armée va considérer, habilement, qu’il faut laisser une libre expression politique dans la société égyptienne. Mais quand elle va voir que cette expression se traduit par la victoire des Frères musulmans, son « ennemi » historiquement parlant, il va lui être extrêmement difficile d’accepter que la révolution se traduise non pas par l’arrivée au pouvoir de forces progressistes, démocratiques, mais par l’arrivée de forces qu’elle combat depuis des décennies… Puis cela va être l’entrée dans une période de tensions très fortes, une vraie guerre froide, disons, pendant laquelle les Frères musulmans vont sans doute multiplier les erreurs parmi lesquelles, la plus déterminante pour la communauté internationale et les États-Unis, le rapprochement avec l’Iran de la part de l’ex-président Morsi. L’acceptation de laisser transiter des navires de guerre iraniens par le canal de Suez est un message qui va être pris par les États-Unis comme un retournement de leur allié dans la région. Si on ajoute à cela le fait qu’une grande partie de la société égyptienne va sentir peser une menace sur son mode de vie, son organisation de la société, on aboutit à une équation qui va être fatale aux Frères musulmans égyptiens. Ils vont en effet perdre leur soutien extérieur et vont être finalement lâchés par ceux qui avaient porté la Révolution dans le camp non islamiste. C’est-à-dire que les démocrates et les progressistes vont considérer qu’ils n’ont pas fait la révolution pour avoir un État qui ressemblerait à celui que Morsi mettait en place…
Votre diagnostic peut être interprété comme étant trop favorable aux islamistes, pour deux raisons.
En Égypte, avant même le coup d’État de l’armée, il est possible de parler d’un « coup d’État » de Morsi qui s’était immunisé contre toute forme de contestation avec sa fameuse déclaration constitutionnelle et imposait, de fait, ce qui s’apparentait à une dictature en s’octroyant des pouvoirs que même Moubarak n’avait pas eus.
Ensuite, vous donnez l’impression que les Frères musulmans avaient changé de politique étrangère en permettant, par exemple, aux navires iraniens de naviguer dans le canal de Suez… Mais la politique des Frères n’était pas belliqueuse envers les Occidentaux. Ils ont donné de fermes garanties à Israël et se sont montrés plus désireux de donner des gages aux États-Unis…
Loin de moi, l’idée de me faire l’avocat des Frères musulmans. Je veux simplement mettre en avant le fait que c’est très difficile de condamner un parti politique. Pour prendre l’exemple du FIS, certains de ses leaders ont des propos irresponsables, mais la solution est simple. Soit on considère que la Constitution interdit l’existence de partis islamistes qui revendiquent explicitement la création d’un État islamique parce que c’est contraire au cadre républicain de l’État, soit on autorise ces partis en toute connaissance de cause et, dans ce cas, on ne peut plus les considérer comme «illégitimes» a posteriori. C’est vraiment un problème de responsabilité politique.
Pour essayer d’expliciter leur point de vue en prenant l’exemple du FIS… Il considère qu’il est dans une compétition politique et il est prêt à faire toutes sortes de propositions populistes pour gagner des élections. Autrement dit, ils sont engagés dans une course pour le pouvoir et ils considèrent qu’une partie de la population est prête à entendre n’importe quoi pour pouvoir imaginer que l’avenir sera meilleur. Et là le problème se révèle double, car comment gérer une scène politique en l’absence de garde-fous (manque de formation de l’auditoire à l’écoute d’analyses critiques ou contradictoires) ? Car au même moment où l’on ouvre le système politique on ouvre les médias, mais les médias n’ont pas le temps de préparer l’opinion à toutes ces idées farfelues. Il ne faut pas oublier le rôle considérable des médias dans ce que l’on pourrait appeler «la fabrique de l’opinion publique». Et en Algérie ce temps-là a fait défaut.
Second problème, c’est la responsabilité des partis politiques non islamistes. Il ne faut pas croire qu’ils ont été plus responsables que les islamistes ! Une grande partie de l’opposition au FIS a tenu des propos parfois aussi déraisonnables que ceux qui étaient incriminés.
Donc, au final, ce sont les électeurs qui sont amenés à choisir. Et là aussi, soit on va considérer que les électeurs sont suffisamment responsables pour comprendre que ce que dit tel ou tel est stupide ou irresponsable, soit qu’ils vont considérer que telle chose dite est dangereuse, mais auront envie de faire peur à tout le monde et cela est une dimension qu’il ne faut pas sous-estimer. On sait qu’il existe plusieurs types de vote, le vote partisan, idéologique, rationnel, clientéliste, etc. La sociologie du vote est extrêmement développée aujourd’hui et on sait qu’il existe aussi ce que l’on appelle le «vote émotionnel», soit pour faire peur, soit pour se venger. L’explication ne procède pas du tout d’une motivation politique.
Vous avez parlé de l’autorisation ou de l’interdiction des partis appartenant, disons, à l’islam politique. Mais c’est à ces partis-là de dire clairement ce qu’ils sont, s’ils sont des mouvements religieux ou politiques. Ils ne peuvent pas «tricher» pour ainsi dire, car il est de leur responsabilité de clarifier leur identité.
Évidemment, je partage cette idée-là. Mais ces partis sont les héritiers de l’hégémonie des partis nationalistes. Si vous avez cette exigence de clarté par rapport à un parti religieux, il va vous répondre d’aller poser la question au Front de libération nationale (FLN) et de lui demander pourquoi ce parti prétend être la nation…
Si l’on veut comprendre le succès des partis islamistes, il faut comprendre qu’ils se sont inscrits dans le chemin des partis nationalistes en y ajoutant la variable religieuse. Mais ils sont dans le même cheminement, au fond hégémonique et très peu démocratique.
Il existe une vieille thèse de François Burgat qui veut que les islamistes viennent assurer finalement l’indépendance culturelle des sociétés maghrébines après l’indépendance politique obtenue par les mouvements de libération nationale. Qu’en pensez-vous ?
Je ne partage pas du tout cette thèse, car elle est trop déterministe et culturaliste.
Pour être très clair, le FIS, sur 12 millions d’électeurs, c’est 3 millions et demi, donc ce n’est pas toute l’Algérie, c’est un parti qui s’est plus mobilisé plus que les autres. Et si on prend Ennahdha en Tunisie ou le PJD (Parti de la justice et du développement, islamiste, NDLR) au Maroc, on se rend très vite compte, en faisant de la sociologie électorale, qu’ils ne représentent, ni le peuple, ni la nation, mais des catégories, des courants… C’est la raison pour laquelle il faut essayer de comprendre pourquoi et comment ils arrivent à être devant les autres…
D’après vous, pourquoi arrivent-ils à être devant les autres ?
C’est ça qui me parait intéressant. Pourquoi ? Parce que je crois qu’ils jouent sur un registre ambigu, celui de la religion, puisque tout le monde appartient à la même dans les pays en question. Ensuite, ils jouent énormément sur ce dispositif de «revanche» en disant, en quelque sorte, qu’on va effrayer ceux qui nous ont mis dans la situation actuelle et c’est parlant pour beaucoup de gens, il ne faut pas l’oublier. Enfin, ils jouent sur la culture de l’utopie, en disant aux électeurs «avec nous, vous aurez un système qui sera fondé sur la vertu, la bonne gouvernance, le respect des valeurs, etc.». Beaucoup de gens peuvent être sensibles à de telles considérations. Si vous ajoutez à cela une organisation très politique, syndicale, professionnelle, associative qui permet de travailler au plus près du territoire et grâce à laquelle on va chercher les électeurs là où ils se trouvent, vous avez au final une organisation qui offre un discours et des candidats capables de rivaliser avec d’autres.
C’est, pour moi, une organisation politique moderne. Mais ce qui est dangereux, c’est qu’elle n’est pas au service de la démocratie. Si on avait des partis islamistes adeptes de la démocratie, mais prônant des valeurs religieuses et acceptant l’alternance démocratique, il n’y aurait pas d’ambiguïté. Mais ces partis et leurs programmes ne sont pas clairs là-dessus. On ne sait pas s’ils veulent instaurer un État islamique et abolir la démocratie ou s’ils veulent utiliser la démocratie pour favoriser leur idéologie. Tout en étant très loin de l’idéologie du FIS, j’estime que le procès qu’on lui fait n’est pas tout à fait juste, académiquement parlant. Car on ne peut pas faire le procès des municipalités que le FIS a gérées en disant que ça a été pire ou moins bien qu’ailleurs, parce que la situation était chaotique, les budgets nationaux étaient coupés, etc. Le FIS n’a assumé aucune responsabilité au niveau national, on l’a stoppé avant. En revanche, avec les Frères musulmans en Égypte, là on a un parti qui a assumé des responsabilités nationales et qui les a très mal gérées pour un parti qui venait de gagner les élections. Au lieu de rassurer l’électorat qui ne leur était pas favorable, il l’a inquiété, au lieu d’ouvrir les institutions, il les a fermées…
Je suis adepte, avec d’autres chercheurs, d’une thèse qui consiste à dire que plus on intègre dans le jeu politique des partis religieux — radicaux à l’origine — et qu’on est suffisamment intelligent au niveau institutionnel pour s’assurer qu’ils ne pourront pas détruire l’État après l’avoir conquis, alors à partir de ce moment on va les socialiser, les domestiquer. Le meilleur exemple c’est l’AKP turc. L’AKP d’il y a trente ans n’a rien à voir avec l’AKP d’aujourd’hui. Second exemple, le PJD marocain. Quand on sait que le PJD a commencé son activité quasiment comme parti terroriste dans les années 70… Mais, depuis, la monarchie a accepté, petit à petit, de lui laisser gérer des municipalités, ce qui a permis de créer une petite bourgeoisie islamiste et les a donc socialisés, je dirai même «responsabilisés». Et qu’observe-t-on au bout de quinze années ? On a une petite élite islamiste marocaine qui est capable d’accéder au gouvernement sans faire peur à tout le monde.
Il y a un élément que vous n’avez pas encore évoqué dans le parallèle entre l’Algérie des années 90 et la situation actuelle en Égypte et qui me paraît très important. Il s’agit du rôle de l’armée dans la politique, l’État et la société. Dans les deux pays, l’armée joue un rôle majeur, dispose d’un pouvoir réel et d’intérêts économiques très importants…
Il me semble que les armées, à la différence des partis politiques, sont très rationnelles. Elles comprennent bien qu’il faut faire attention à ce qu’on fait. Alors que les partis sont souvent irresponsables dans leurs propos, les armées sont assez cohérentes avec elles-mêmes.
L’armée algérienne n’était pas contre le jeu politique mené par le FIS entre 1989 et 1991. Mais je crois que ce qui a inquiété l’armée, ça a été de constater que les partis politiques ne constituaient pas une force d’opposition crédible au FIS. J’ai mené quelques entretiens avec des militaires algériens à ce moment-là. Ils disaient «nous, ça ne nous gêne pas qu’il y ait un parti islamiste. Ce n’est pas ça le problème s’il y a des électeurs qui veulent voter pour eux. Ce qui nous inquiète, c’est s’il n’y a personne en face d’eux dans l’arène politique. Nous ne voulons pas nous retrouver uniquement avec des islamistes. On veut d’un gouvernement qui soit l’expression du pluralisme de l’Algérie. En définitive, ce qui inquiétait l’armée c’était la faiblesse des partis politiques qui se révélaient incapables de remplir le vide politique que l’armée avait donné après 1988 en disant «maintenant, le parti unique c’est fini. Organisez-vous pour qu’il y ait une représentation pluraliste».
Au niveau des projections faites à l’époque, l’armée croyait que le FIS allait faire 30%, que les partis dits traditionnels, y compris le FLN, allaient faire 30% et que les partis progressistes et démocratiques allaient faire 30%. L’armée était donc convaincue que l’Algérie s’apprêtait à avoir un gouvernement de coalition entre des partis nationalistes et progressistes et que les islamistes seraient dans l’opposition. Et quand le FIS va réaliser un raz-de-marée de 60 ou 70%, l’armée va alors constater l’incompétence des partis politiques. Et malheureusement ce n’était pas faux. Car en observant la campagne électorale, on se rend compte qu’au lieu de combattre le FIS, ils ont combattu l’armée, le FLN, l’État. L’armée se faisait tirer dessus par les islamistes, mais en plus par les autres partis. Et pour l’armée, une telle scène politique n’était pas possible, car il fallait qu’il existe des contre-pouvoirs.
Et je crois que l’on va retrouver un peu cette configuration-là en Égypte. C’est-à-dire qu’une fois que la scène politique a été «ouverte» et «compétitive», les partis sur lesquels l’armée pouvait espérer compter pour établir un contre-pouvoir aux islamistes se sont littéralement effondrés sur eux-mêmes, ils vont tomber dans des guerres mesquines entre eux… Et l’armée va bien se rendre compte que les islamistes ont devant eux des autoroutes pour accéder au pouvoir. C’est peut-être la différence notable avec la Tunisie ou le Maroc, où les partis politiques se sont révélés capables de s’unir pour faire front aux islamistes, mais cet élan n’a pas été observé, ni en Algérie, ni en Égypte.
L’erreur de ces partis politiques a été de ne pas comprendre que, lorsque le champ politique est ouvert, il faut avoir la capacité de recomposer son programme, recomposer ses alliances, reconfigurer sa stratégie. C’est un peu comme si, en Tunisie, l’opposition de gauche continuait à tirer contre le système en oubliant que c’est Ennahdha qui contrôle le jeu politique.
Ne peut-on pas dire que si les islamistes turcs et tunisiens ont été capables de se transformer, c’est, du moins en partie, dû aux contextes séculiers façonnés par Atatürk et Bourguiba dans leurs pays respectifs et que ces islamistes sont quelque part, malgré eux, kémalistes en Turquie et bourguibistes en Tunisie ?
Une grande partie des partis islamistes sont en réalité des partis «national-islamistes», Olivier Roy l’a très bien montré. Les seuls partis, souvent islamistes, qui ont du mal à accepter leurs adversaires politiques, ce sont souvent ceux qui ont une vision beaucoup plus internationaliste de l’Islam et qui ne sont pas attachés à la nation en tant que telle. Des partis comme Ennahdha ou l’AKP ou encore le PJD sont des partis qui sont aussi nationalistes que les autres. Leur discours a été actualisé, parce que la nation n’est plus aussi attractive qu’elle pouvait l’être dans les années 60 après les indépendances. Maintenant la nation est là, elle est indépendante et souveraine, donc les partis nationalistes dans le monde arabe savent que ce concept n’est pas très porteur. Et cela à la différence de l’Europe, où la nation est en train de se diluer dans l’Europe.
Donc les islamistes ont très bien compris cela. Ils ont très bien compris que les trois objets politiques qui sont attractifs aujourd’hui, de manière un peu transversale, parce qu’ils touchent toutes les catégories sociales, ce sont la religion, l’identité et la culture. Les islamistes jouent sur ces trois registres-là. Et ce qui est bien avec ces registres-là c’est qu’on n’a pas de comptes à rendre. En revanche, si vous arrivez devant les électeurs avec un programme économique, ou social et qui peut amener à ce qu’on vous demande de rendre des comptes, à ce moment-là, c’est difficile de convaincre les gens, car on va vous mener un débat contradictoire. Mais si vous faites œuvre de, disons, «charité politique», en travaillant à la défense de la culture ou de l’identité, alors là vous n’avez pas de comptes à rendre. Et puis, vous avez toujours la ressource de dire que ceux qui ne sont pas d’accord avec vous n’aiment pas les idées que vous défendez.
C’est un peu à la manière des partis nationalistes en Europe en somme, ça consiste à parler de thématiques très vagues, très floues parce qu’ils sont conscients qu’il y a là une demande. Je pense que l’enjeu est de voir les autres partis politiques s’emparer de ces thématiques et, en plus, d’ouvrir des programmes crédibles par rapport à leur environnement. Car si, par exemple, on laisse le champ libre aux islamistes pour devenir les défenseurs d’une culture musulmane qui serait menacée par la globalisation, par l’occidentalisation, il est évident que l’on va entendre des choses comme «ah, mais nous sommes musulmans, Tunisiens avant tout. C’est plus important que 3% de croissance !»
Donc, finalement, vous rapprochez les partis islamistes de l’extrême droite européenne qui joue sur les thématiques de l’identité et du populisme ?
Oui, du populisme si vous voulez, le rejet des élites, de la globalisation, de l’américanisation… On y retrouve des thématiques communes, comme celle qui prétend que le monde est contrôlé par les Juifs par exemple. Et ce qui est intéressant, c’est de constater que sur les deux rives de la Méditerranée, il y a un public qui est très sensible à cela.
Évidement dans les pays du Maghreb, les États-providence sont tout de même très faibles et sont confrontés à des problèmes de gouvernance ou à des problèmes de ressources économiques. Dans les États européens, il existe une politique des ressources qui atténue tout ça… Mais depuis la crise économique, quand on regarde les chiffres obtenus par le Front national par exemple, en 1980 il est à 5% et en 2014, il va peut-être être le premier parti politique aux élections européennes avec 20 ou 23% (Cet entretien a été réalisé plus un mois, le 24 avril, avant les élections européennes, NDLR) . On voit bien qu’il y a une très étroite corrélation là-dessus, et cela malgré le fait que sa thématique est complètement utopique, sortir la France de l’euro… cela n’a pas de sens, mais ça marche, parce que le Front national, pour les Français qui le soutiennent, se place sur le terrain de la défense d’une France menacée, agressée, il défend la culture contre l’américanisation, la globalisation, etc.
J’estime que les partis islamistes sont un petit peu sur cette thématique-là, très vague, très floue et qu’ils sont dans une posture de défense de l’identité tunisienne, de la culture égyptienne, de l’identité algérienne, sans pour autant offrir d’alternatives politiques ou économiques.
Après, il faut bien reconnaître que ces partis islamistes, un petit peu comme les partis nationalistes en Europe, trainent avec eux un côté très fortement non démocratique et font peur. La seule différence, peut-être, avec les partis nationalistes en Europe, c’est qu’en Europe, on est conscient que, même s’ils font peur, il faut les laisser s’exprimer librement dans un cadre démocratique et qu’il faut avoir confiance dans les institutions de ces pays pour contrôler les dérives.
Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui les autorités tunisiennes de dire que certains propos sont condamnables par la justice s’ils sont tenus par des partis politiques ? En France, actuellement, vous avez moins de chances d’entendre des propos racistes, par exemple, parce qu’ils seront condamnés par la justice, il y aura un procès… Ce qui signifie que les partis nationalistes qui peuvent être profondément racistes dans leur perception du monde, devront apprendre à gérer leurs discours, à ménager leurs propos et à échapper à la justice. Il est tout à fait possible qu’en Tunisie des institutions puissent sanctionner ce type de propos. Je préfère voir les pays du Maghreb, et la Tunisie bien sûr, évoluer vers une institutionnalisation des partis islamistes dans leurs champs, mais avec un très fort contrôle des institutions pour, entre guillemets, les «éduquer», les «socialiser»… pour leur apprendre à entrer dans un moule démocratique. Je pense que c’est de loin préférable à leur exclusion et de leur maintien à la marge. Je crois qu’hier l’Algérie a fait cela et elle le paye encore aujourd’hui, malheureusement pour elle. L’Égypte a fait ce choix, que je ne juge pas, mais qui est vraiment un choix à haut risque et il faut espérer que les Égyptiens trouvent très vite une issue politique à cette situation. Car on ne peut pas maintenir des millions d’électrices et d’électeurs dans la clandestinité et considérer qu’ils sont illégitimes dans le paysage national. Je crois qu’une telle configuration se transformera tôt ou tard en violence politique, voire en terrorisme et personne n’y gagnera.
Quels sont les risques qui menacent l’éclosion d’une démocratie en Tunisie?
On voit bien que, malgré l’inquiétude initiale de certains, la Tunisie est entrée dans un processus de démocratisation et on ne dira jamais assez à quel point c’est une première et il faut vraiment être attentif à ce qu’il se poursuive. La difficulté, c’est qu’aucun des acteurs politiques qui jouent le jeu démocratique ne contrôle l’agenda et l’issue du processus.
Tout d’abord le temps «coûte cher», parce qu’il y a au moins trois défis à surmonter afin de maintenir sur les rails ce processus. Premièrement, répondre aux doléances de ceux qui ont porté la Révolution. De façon presque clientéliste, vous avez des acteurs qui ont pris un engagement et qui vont vouloir être rétribués pour cela. Je ne parle pas forcément d’une rétribution matérielle, mais d’une rétribution politique aussi, ce qui est classique dans les révolutions. Deuxièmement, il y a l’immense défi qui consiste à dire que maintenant la Révolution est terminée et qu’on entre dans l’État de droit. C’est le passage de la Révolution à l’État de droit, que l’on soit un révolutionnaire ou pas, on a les mêmes droits devant la loi. Autrement qu’est-ce qui se passe ? On reste dans la culture révolutionnaire, ce qui signifie que l’on va développer le rejet de ceux qui n’ont pas été révolutionnaires et la création de la caste de ceux qui l’ont été.
C’est le problème que l’on rencontre ici avec les Ligues de protection de la Révolution…
Tout à fait et c’est un danger pour le processus. Et l’on sait très bien que les pays qui ont connu cela dans le passé ne s’en sont jamais sortis.
Le plus grand défi pour la Tunisie — et on le voit très bien en Libye et en temps réel — c’est d’être capable de sortir de la révolution pour bâtir un État. L’État existe déjà en Tunisie, maintenant il faut instaurer l’État de droit. En Libye, par exemple, c’est l’État qu’il faut bâtir et quand il y aura un État on pourra alors réfléchir à un État de droit. À la différence des Tunisiens, les Libyens en sont encore au stade de se demander dans quel État ils peuvent vivre, central, fédéral, confédéral… ils ne le savent pas encore. Ils en ont encore pour dix années avant d’arriver à se poser les questions que les Tunisiens se posent aujourd’hui.
Et donc, le troisième défi qui se pose c’est l’État de protection sociale ou l’État-providence, c’est un niveau qui est fondamental. C’est un processus qui ne se produit pas en trois ou quatre ans, bien sûr. Si, dans quinze ou vingt ans, les Tunisiennes et les Tunisiens ont le sentiment que la redistribution des richesses n’a pas évolué, que les territoires ne sont pas égaux devant la redistribution des investissements, qu’il existe toujours deux types de Tunisie et que l’on peut être toujours à la marge, sous Ben Ali ou après, là on a potentiellement une déstabilisation en perspective.
Il existe d’autres risques pour le succès de la transition démocratique en Tunisie et ils sont parfois de nature « technique ». Comme le problème du vote des analphabètes qui se pose dans notre pays. Comment il a été appréhendé sous d’autres cieux ?
Si l’on prend l’exemple du PJD marocain qui a souvent réussi à être très bien placé en milieu rural — milieu souvent analphabète au Maroc —, on voit que le parti a essayé de sensibiliser les campagnes avec des couleurs et que chaque couleur correspond à un parti politique. Et donc le PJD organisait des simulations de vote dans les campagnes. C’était un travail éducatif.
C’est-à-dire que le PJD faisait ce que l’État ne faisait pas, il allait chercher ses électeurs, ce que les autres partis politiques ne faisaient pas, ce qui est parfaitement légal…
Oui, mais ce n’était pas vraiment «comment voter», mais «comment voter pour moi»…
Oui, sauf que si vous avez dans le même village sept partis politiques qui défilent en un an ce sera au village de se faire la meilleure idée sur ces sept candidats. Mais si un seul vient, alors les autres diront que ce n’est pas normal, ce à quoi le PJD a répondu que ce qui n’est pas normal c’est que les autres partis ne sont pas allés dans ce village, car ce sont aussi des électrices et des électeurs et, pour certains, ils ne savent même pas que nous existons…
C’est toute l’histoire de la captation des votes qui alimente y compris l’histoire des démocraties dites consolidées. Le marché électoral est un marché au sens propre du terme, il ne faut pas l’oublier. Il faut aller chercher l’électeur et faire en sorte qu’il se décide. Dans certains pays on apporte des moutons, de l’argent, des routes, etc. Mais il est vrai qu’il existe aussi le vote marchand, c’est indéniable.
Mais cela ne devrait-il pas être interdit de soudoyer, de corrompre l’électeur ?
Je ne pense pas qu’il faille l’interdire le vote marchand. Vous pouvez faire des cadeaux, mais l’électeur est libre dans sa conscience. Dans une démocratie consolidée, si vous êtes un salarié de la fonction publique et que vous gagnez 1.700 euros par mois, en réalité le parti pour qui vous allez voter sera le parti qui vous offrira des services, via l’État, qui vous sembleront être importants, des prestations sociales, des allocations, etc. Ce sont des formes déguisées de vote marchand, mais qui sont beaucoup plus rationalisées.
Dans le Maghreb, les partis politiques perdent beaucoup d’argent à distribuer des biens matériels, alors que si c’était institutionnalisé, dans le cadre de l’État, plutôt que d’offrir des moutons, ils pourraient subventionner certains produits pour aider les populations les plus défavorisées, ce serait beaucoup plus rationnel.
Il y a comme un malentendu qui caractérise l’après Révolution en Tunisie. La Révolution a été motivée par des revendications d’égalité et de dignité économiques, que ce soit sur le plan individuel ou régional. Or la classe politique a inversé les priorités. Elle reste sourde à ces revendications socio-économiques et semble privilégier l’organisation d’une entente politique sur les modalités de l’alternance pacifique au pouvoir. Aussi, les jeunes qui ont payé le plus lourd tribut dans le soulèvement populaire, restent exclus de la représentation politique et le renouvellement de la classe politique tarde à venir…
Ce n’est pas une spécificité tunisienne. Ce problème est lié au statut professionnel des représentants de la classe politique. C’est un problème qui se pose aussi en France et dans bon nombre de pays européens. C’est-à-dire que globalement beaucoup font de la politique pour en faire un métier. Ce qui signifie que, quelles que soient les circonstances, ils se reconvertissent et demeurent en place. C’est un métier qui, parfois, leur permet de rester en poste jusqu’à 80 ou 85 ans pour certains et d’être sénateurs ou députés, quand ils ne cumulent pas quatre ou cinq fonctions…
La problématique consiste à trouver les moyens permettant de casser cet état de fait et c’est particulièrement difficile. Car, non seulement ça bouche toutes les perspectives pour ceux qui sont plus jeunes, mais en plus cela génère, disons, des phénomènes d’inertie parce que ceux qui sont en poste depuis si longtemps en politique considèrent finalement qu’aucun problème n’est grave et que tout se surmonte, y compris une révolution, une crise économique, une guerre, etc. Et les mêmes sont toujours là, en poste et ça ne change pas.
Si, demain, on arrive à avoir une photographie exacte permettant de savoir qui fait de la politique en Tunisie, quels sont leurs revenus, s’ils sont issus de la fonction publique, s’ils ont des emplois qui les protègent à vie et que la politique n’est pour eux qu’une valeur ajoutée par rapport à leurs profits professionnels, cela permettra de mieux comprendre les dynamiques en cours. Si la politique n’est pas un risque ou un investissement et si elle ne coûte rien, vous allez avoir une pléthore de candidats, car pour eux la politique n’a pas de coût, elle ne représente que du bénéfice.
Au-delà du problème du renouvellement de la classe politique, la démocratie représentative n’a-t-elle pas fait la preuve de son indigence à encadrer une société ? Le modèle anglo-saxon de démocratie participative, où existent de nombreux mécanismes de contrôle, n’est-il pas plus adapté ?
Le problème qui se pose, après le vote et les élections des responsables des décisions, c’est comment les contrôler ? Et il est clair que dans beaucoup de pays démocratiques le défi, pour nous citoyens, est d’avoir des recours qui permettent de dire que la confiance qui a été accordée pour assumer les décisions ne constitue pas un chèque en blanc, que les responsables ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent en attendant le prochain rendez-vous électoral.
Dans des pays où les sociétés civiles sont très fortes, comme dans les pays anglo-saxons, on a déjà intégré des voies de recours qui permettent de contrôler et de limiter l’Exécutif. Dans des pays ou cette culture est moins forte, comme la France ou l’Italie par exemple, qui sont beaucoup plus des Républiques que des démocraties, il est clair qu’il y a un gros travail à mener. On le voit bien encore en France… entre le Judiciaire et l’Exécutif, entre les possibilités de contrôler les acteurs politiques, sur le droit d’avoir accès aux informations dont le gouvernement dispose, etc. Tout cela fait qu’il existe un combat permanent entre la société civile et ses représentants politiques
En Europe nous vivons une véritable crise de la démocratie, pourtant dans des démocraties qui ont parfois 150 ans d’existence. Et l’on voit bien que le modèle vers lequel il faut maintenant tendre c’est celui des démocraties «avancées» comme les pays scandinaves, le Canada… Dans ces pays les pouvoirs politiques sont très contrôlés et les médias, la société civile, la justice ont quasiment un droit d’ingérence dans leur mode de fonctionnement. Vous avez beau être un élu ou un serviteur de l’État, vous demeurez soumis à un contrôle très strict de la part de la société civile, car au final c’est pour elle et pour l’État que vous êtes là. Or en France, en Italie, en Espagne… on a vu se développer de véritables castes politiques où l’on se transmet les circonscriptions ou les pouvoirs de façon presque «génétique». Et c’est totalement contraire à ce que les citoyens attendent de la démocratie.
Pour beaucoup d’entre nous aujourd’hui, la France est un pays arriéré si on le compare au Danemark ou à la Suède, et l’Italie est un pays retardé si on le compare au Canada.
Quand je vois les modèles qui sont parfois mis en avant pour servir d’inspiration à la Tunisie, je me dis que si ce pays pouvait effectuer le grand bond en avant qui lui permettrait d’éviter un passage par une démocratie «à la française» ou encore «à l’italienne», ce serait tout le bien que l’on pourrait lui souhaiter. La Tunisie aura plus à gagner à voir comment fonctionnent des pays scandinaves ou le Canada plutôt qu’à chercher à voir comment cela fonctionne en Italie, en France ou en Espagne. Parce qu’il y a ce que nos élus disent à l’extérieur et il y a ce que disent les populations des pays concernés sur le fonctionnement de leurs propres démocraties. Et il faut bien savoir que le désenchantement est considérable.
C’est toujours un petit peu étrange de voir nos hommes politiques venir ici faire l’éloge de toute une série de projets alors que dans leur propre pays ils font l’objet de critiques terribles sur leur gouvernance, sur leur incapacité à se démocratiser, à entendre la société civile ou encore sur leur incapacité à avoir un projet qui dépasse leurs propres perspectives politiques. Et cela quelles que soient les tendances politiques considérées.
Je pense qu’il faut multiplier les intervenants étrangers en Tunisie et ne pas hésiter à faire venir des intervenants danois, suédois, canadiens… Pour qu’eux-mêmes viennent expliquer comment ils sont arrivés à quelque chose que nous-mêmes nous envions aujourd’hui en Europe dite du sud ou du centre. Un modèle où coexistent des exécutifs et des sociétés civiles de façon assez harmonieuse dans le but de rendre service à la plus grande majorité de la population.