Pour la première fois de l’histoire de l’île de Djerba, les bijoutiers tunisiens de confession juive de Houmet Souk ont effectué une grève, le 25 mai dernier, en réaction à une agression à l’arme blanche sur la personne de Gabriel Uzan. Les juifs, jusque-là discrets en Tunisie, jouissant selon certains d’un statut sécuritaire privilégié, brisent l’Omerta et dénoncent les agressions, les intimidations et l’antisémitisme dont ils souffrent. En effet ce genre d’évènements manquent de médiatisation et l’agression de Gabriel Uzan était loin d’être la première. Reportage
Quand l’agression de Gabriel Uzan survient quelques semaines plus tard, certains détails se répètent. L’arme blanche utilisée, selon les témoignages de R. A. et de Goel, était un couteau, mais devient une clé dans d’autres versions. On a même tenté de justifier l’action, Sofiene, un bijoutier témoigne «l’affaire Gabriel a été amplifiée pour rien, ce n’est rien, ce n’était pas un couteau, mais une clé». Selim Jemaîl, un autre bijoutier, nous explique, «la dernière agression a été amplifiée, les frères peuvent aussi se disputer alors imaginez juif et musulman !» Et même Khoudir Hanya, Tunisien de confession juive et responsable de la Ghriba tempère «tout va bien ici, nous n’avons aucun problème, aucun ennui, l’agression survenue au souk est un problème qui peut arriver n’importe où, elle n’a aucun lien avec la religion.»
Affaires de droit commun tournant à l’antisémitisme
En effet et selon le témoignage d’Ezekiel Haddad, alias Hezkia, délégué de la communauté tunisienne juive de Djerba, membre de la fédération mondiale judéo-tunisienne et professeur d’hébreu et d’histoire, l’agresseur de Gabriel Uzan est arrivé dans le souk remonté à cause d’une affaire de mœurs. Un commerçant de confession juive avait loué une maison à des gens «aux mœurs légères» se trouvant être voisins de l’agresseur. «L’agression de Gabriel Uzan est une affaire de mœurs, mais en arrivant au souk, l’agresseur proférait des insultes racistes. En intervenant, Gabriel ne connaissait pas les raisons de la colère de son agresseur qui s’est alors attaqué à lui. Être remonté à cause d’une affaire de mœurs est compréhensible, mais cela ne lui donnait sûrement pas le droit de s’armer, d’insulter et d’agresser» explique Ezekiel Haddad.
Gabriel Uzan, joint au téléphone, ne souhaite pas évoquer l’affaire, la plainte a été retirée, son agresseur et lui ont fait la paix depuis…
Selon les témoignages, à Djerba et depuis la Révolution, des agressions contre les juifs ont eu lieu, mais les raisons sont souvent, au départ, dues à la montée de la violence que connait la Tunisie depuis 2011, mais un antisémitisme latent et enfoui refait aussitôt surface.
Ezekiel Haddad témoigne de la montée de violence à l’encontre de tous. «Aujourd’hui tout a changé, même entre les musulmans, personne n’est à l’abri des agressions» et Goel démontre que lors de bagarres par exemple, non seulement ils leur arrivent d’en faire les frais, mais aussi que leurs lieux de prières et les écoles ne sont pas à l’abri ni respectés. «Lors d’une bagarre entre deux parties, l’une d’entre elles s’est réfugiée dans l’école juive, l’autre l’a pourchassée à l’intérieur de la salle de prières et de l’école en cassant la porte et en saccageant les lieux». Et il explique «quand un problème survient entre un juif et un musulman, il commence pour n’importe quelle raison, mais devient vite ensuite affaire de juif et musulman.»
Impunité, iniquité et sentiment d’injustice
Souvent l’antisémitisme et la montée de la violence sont à Djerba indirectement encouragés par l’impunité à l’égard des agresseurs. Celui qui a attaqué Maurice Moshé s’en est sorti pour «folie» et Gabriel Uzan a pardonné à son agresseur en retirant la plainte. Mais R. A. commente, «Gabriel a retiré sa plainte, mais normalement le parquet n’arrête pas les poursuites pour autant, cela relève du droit commun.»
Au-delà des affaires étouffées, certains juifs de Djerba nous ont exprimé leur sentiment d’injustice, accusant le procureur de la république d’antisémitisme. R. A. s’indigne et témoigne, «le procureur de la république, nommé ici depuis 2011, déteste les juifs. Une fois, lors d’un mariage juif, un homme ivre a fait interruption et a commencé à tout saccager. Les victimes ont porté plainte et le juge les a condamnées à 250 dinars d’amende chacune. C’est parce que l’enquête a été mal menée et mal conclue. Ce soir-là, un homme ivre a fait irruption dans la salle de prières, a frappé des enfants et a saccagé les portes et l’affaire a été retournée contre les juifs, initialement victimes. Tout comme dans l’affaire de Gabriel. Une fois devant la police, l’agresseur a dit que l’arme était une clé et non un couteau, la police a accepté sa déposition et il a été ensuite relâché sous la pression de salafistes. Gabriel lui a pardonné, car il existe beaucoup de racisme ici.
Une connaissance juive a vendu une bague à une femme qui a ensuite porté plainte prétextant qu’on lui a fait payer cher le bijou. Le commerce est un libre échange normalement, pourtant ma connaissance a été condamnée à 6 mois de prison. Elle a fait appel et même son avocat a manifesté sa surprise. Le 25 mai, les juifs ont fait la grève pour réagir, car d’habitude ils restent toujours passifs. Quant à notre protection, on l’assure lors du pèlerinage de la Ghriba pour montrer au monde que les juifs sont protégés, mais ensuite on a beau porter plainte, on ne nous entend pas. Si l’affaire de Gabriel s’était passée entre deux musulmans et même si l’arme utilisée n’avait pas été un couteau, on aurait dit que c’en était un.»
Et si R. A. demande de témoigner sous couvert de l’anonymat c’est pour éviter les problèmes avec les gens autour de lui, mais aussi «car on nous surveille (police civile) et on nous épie toujours» dit-il, avant d’ajouter que «n’importe qui peut nous causer un problème.»
Goel aussi témoigne du même sentiment d’injustice et de la partialité des autorités à leur encontre. «Dans l’affaire de Gabriel, on justifiait l’agression par le fait que l’agresseur était été ivre, mais est-ce alors normal ? Si quelqu’un d’entre nous (juifs) dénonce ce genre d’affaires, on ne nous le pardonnerait pas, on appréhende même la police. Tous les agents n’œuvrent pas pour notre sécurité ici, même si personnellement j’ai d’excellentes relations avec tous, musulmans et police. Lundi dernier par exemple, il y a eu une séance au tribunal entre huit personnes ayant été attaquées lors d’un mariage juif. Agresseur et victimes ont tous été accusés d’échange de violence et ont tous été condamnés à des amendes. Parfois on se sent plus en sécurité, on n’est plus rassuré comme par le passé, surtout avec le terrorisme qui sévit.»
Ce sentiment d’injustice et de frustration n’est pas né d’aujourd’hui, Goel en témoigne. «Dans le passé et depuis les temps de Ben Ali et de Bourguiba, le juif se faisait attaquer. Même quand il portait plainte, il la retirait aussitôt. Cette fois, avec l’agression de Gabriel, on a agi et on n’a pas voulu laisser passer.»
À l’époque de Ben Ali de nombreux tunisiens musulmans enviaient la surprotection de leurs compatriotes juifs, croyant qu’ils étaient privilégiés sur ce plan, mais les témoignages récoltés auprès des juifs accusent une surveillance policière rapprochée et une suspicion permanente de délit d’espionnage qui plane sur eux plutôt qu’une réelle protection.
Les juifs de Djerba expriment la frustration de devoir se taire pour ne pas éveiller les hostilités, d’étouffer les agressions pour ne pas faire de vagues et même se voir renvoyer sur le banc des accusés quand une victime porte plainte. Mais aussi, ils ont l’impression que les institutions de l’État les négligent. Ainsi et selon le témoignage d’Ezekiel Haddad, la municipalité a mis longtemps avant de ramasser les poubelles de la Hara kbira, quartier juif par excellence de Houmet Souk. Et même quand les campagnes de propreté ont commencé ailleurs sur l’île et en Tunisie, leur quartier avait été au départ négligé jusqu’à ce qu’il soient obligés d’envoyer de protester par écrit et que des médias étrangers se saisissent de la situation. Les enfants aussi ne sont pas épargnés par cette sorte d’iniquité qui touche également l’école publique, et Goel le souligne. «Dans le passé, quand deux enfants se battaient, le directeur de l’école tranchait en toute équité. Aujourd’hui, même le directeur a peur d’être équitable (quand un enfant juif est agressé).»
Image de marque, déni et intérêts commun
Outre l’appréhension de représailles qu’un juif craint s’il dénonce une agression ou une injustice, plusieurs autres raisons imposent la loi du silence à Djerba. En premier lieu le tourisme. Sam, interpellé au Souk sur le sujet, nous lance prudemment «tout va bien ici, on n’a aucun problème, laissez le tourisme reprendre !»
Il existe aussi la gêne qu’un musulman de Djerba peut ressentir s’il est appelé à témoigner contre son coreligionnaire dans une affaire qui l’oppose à un juif. Le lien religieux et de loyauté envers sa communauté l’en empêcherait, mais aussi la peur du rejet des siens s’il soutenait un juif face à un musulman. Ainsi R. A. cite l’exemple d’un bijoutier musulman lui ayant confié «qu’il ne pouvait soutenir un juif face à un musulman. Qu’on lui causerait des problèmes après». Et de nous parler ensuite, tout comme le fait Goel, du déni ou de la négation de tout potentiel sentiment de rejet ou de haine ou même de méfiance envers les juifs. Les intérêts du marché et la nécessité de faire réussir le tourisme qui se nourrit de l’image d’une communauté juive vivant en paix dans un pays arabo-musulman imposent cette attitude. Les juifs djerbiens sont en quelque sorte «l’image de marque de l’île»…
Ainsi, Goel explique cette tendance à cacher sa haine. «Ceux qui nous détestent le font avec la raison et pensent à leurs intérêts. On travaille côte à côte et ils savent que les touristes viennent, car les juifs vivent en sécurité » et il tempère aussi, «mais il existe beaucoup de gens bien ici, en qui j’ai une totale confiance, plus même que celle que je place en un cousin. Les vrais djerbiens ne sont d’ailleurs pas racistes.»
Histoires de fraternité
Malgré ces agressions, il est essentiel de souligner leur caractère individuel et exceptionnel. À l’image de Goel qui nous détaille de réelles relations de confiance avec des compatriotes musulmans djerbiens, à tel point qu’il leur «confierait la sécurité de sa femme et de ses enfants», Ezekiel Haddad nous raconte par exemple l’anecdote d’un enfant âgé de cinq ans portant la kippa et perdu lors de la fête de Pentecôte et qui a été retrouvé par deux hommes musulmans. Ils l’ont raccompagné jusqu’à devant chez lui à la Hara Kbira.
Ezekiel Haddad s’anime en parlant de la fraternité qui lie musulmans et juifs tunisiens et leur amour pour la Tunisie. «Je suis Tunisien et j’aime la Tunisie ! En 89, j’ai sauvé deux enfants musulmans de la noyade et je ne suis malheureusement pas arrivé à temps pour le troisième qui avait rendu l’âme quand je l’ai retiré. Je l’ai fait sans penser à la religion. J’ai ensuite refusé l’argent que leur père m’a offert, car je l’ai fait pour Dieu.», explique-t-il
D’ailleurs, une personne de confession musulmane, souhaitant garder l’anonymat, nous a exprimé «sa confiance totale en les juifs. Ils sont honnêtes et serviables. Au début, ils sont méfiants, ne se dévoilent pas, mais une fois qu’ils ont connu la personne avec laquelle ils ont à traiter, ils la soutiennent vraiment, la dépannent en cas de besoin et ils sont toujours là pour leurs amis qu’ils ne laissent jamais tomber. On peut compter sur eux.»
Khoudir Hanya, le responsable de la Ghriba, met aussi en évidence la cohabitation pacifique entre les deux communautés. «Ils vivent et travaillent ensemble sans aucun problème. Quant aux disputes, elles arrivent partout. Les musulmans viennent aussi visiter la Ghriba depuis maintenant dix ans et ils sont les bienvenus.»
La Hara Sghira, dite Er Reyadh, ancien quartier juif par excellence est en effet aujourd’hui habitée par les deux communautés qui cohabitent pacifiquement, selon Anis, chauffeur de taxi.
Mohedine Dalhoumi, interrogé pour savoir s’il déteste ou aime les juifs s’étonne. «Je ne me suis même pas posé cette question quand je me suis mis à les fréquenter. On est amis, on se voit plusieurs fois par semaine, les relations amicales et même carrément fraternelles se sont construites spontanément. Il est d’ailleurs de l’intérêt de tout le monde de cohabiter en paix. Le tourisme, le commerce, l’histoire commune, la cohabitation pacifique sont les seuls choix pour les musulmans et les juifs de l’île». Et Selim Jmaeïl parle, lui, de deux sortes de juifs. «Nous n’avons aucun souci avec eux, il existe des juifs extrémistes avec qui il ne faut même pas discuter religion et il existe par contre ceux qui ne se vexent même pas quand, en les taquinant, on leur dit Juif que «Dieu t’en préserve ! »
Parfois des agressions surviennent à Djerba, mais l’île reste parmi les rares endroits en Tunisie et même dans le monde arabe à n’avoir pas connu les émeutes de 67 pendant la Guerre des six jours. Ezekiel Haddad nous parle d’ailleurs de cette période. «À Djerba, quand j’étais enfant, notre maison n’était jamais fermée et même la nuit la porte n’était jamais verrouillée. Dans les années soixante, à quatre ou à cinq heure du matin, on recevait des commerçants passant qui avaient besoin d’eau ou de repos. On ne pensait pas à la religion, on était tous uniquement des êtres humains. Des musulmans passaient la nuit chez nous et même durant la guerre des six jours en 67, il n’y a pas eu d’émeutes ici, les Djerbiens, jusqu’à ce jour, ne sont pas antisémites.»
«Antisémitisme politique»
Il existe néanmoins des cycles de violence alimentés par les crises au Moyen-Orient, nos interlocuteurs en témoignent. Ezekiel Haddad par exemple souligne que «l’antisémitisme existe partout dans le monde, mais en Tunisie il est lié depuis les années 90 aux crises au Moyen-Orient et entre Israël et la Palestine et de ce que les médias en diffusent aussi, ce n’est pas une haine interreligieuse. On devient en danger à chaque crise, alors qu’on vit ici depuis plus de 2000 ans». Goel évoque ces cycles de violence et ce qu’ils engendrent comme dégâts dans leur existence et leur vie sur l’île. «On a toujours eu des problèmes lors des crises au Moyen-Orient, même la guerre du Golfe nous a causé du tort. Que les États-Unis, qu’Israël, que la France fassent quelque chose, c’est nous qui en faisons les frais, par la parole ou par le geste ou alors nos affaires en pâtissent.»
Mais un sentiment de peur s’installe aujourd’hui. Depuis la Révolution et à cause également de la crise économique, «au moins 70 ou 80 juifs ont quitté l’île», selon Goel. Cette peur se rapporte aussi aux enfants juifs et Goel témoigne que «beaucoup d’enfants juifs ont quitté l’école publique par peur, car ils ne sont plus protégés.»
Histoires des Juifs de Djerba
Les juifs de Djerba constituent la communauté juive ayant conservé le plus de traditions ancestrales par rapport à leurs coreligionnaires du monde entier et l’une des dernières communautés juives vivantes dans le monde arabe. Avant l’indépendance, la Tunisie comptait 100.000 personnes de confession juive, aujourd’hui ils ne sont que 1200, dont la majorité vit à Djerba.
La synagogue de la Ghriba, fondée par des rabbins arrivant de Jérusalem, les Cohanim, rassemble quelques milliers de pèlerins lors du pèlerinage annuel, à l’occasion de la fête juive de Lag Ba’omer. Elle contiendrait des restes du Temple de Jérusalem ramenés par les Cohanim venus après la conquête de Jérusalem et l’incendie du Temple de Salomon par l’empereur Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C.2
Hajer Ajroudi
Lexique
Sémite
Les Sémites constituent les peuples descendants de Sem, dernier fils de Noé et actuels ou anciens parlant une langue du groupe sémite, c’est-à-dire au Moyen-Orient, dans la Corne de l’Afrique, l’Érythrée, l’Éthiopie, la péninsule Arabique, le Croissant fertile et en Afrique du Nord. Aujourd’hui, les Sémites désignent principalement les peuples arabophones, les peuples éthiopiens sémitiques et les membres du peuple Juif.
Antijuif
S’opposant aux personnes juives, les détestant, les dénigrant.
Sioniste
Le terme est né à la fin du XIXe siècle à l’apparition du mouvement sioniste, inspiré de Theodor Herzl et de ses adeptes. Un sioniste est un individu qui désire ou soutient la création d’un État juif en terre d’Israël (Palestine). Selon les propos mêmes de Herzl, «À Bâle, j’ai fondé l’État des juifs.»
Habib Kazdaghli, professeur d’Histoire contemporaine, Doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba
«Il est du devoir de la Tunisie nouvelle de protéger nos concitoyens juifs»
Quelles raisons expliqueraient la multiplication des agressions à l’encontre des juifs à Djerba?
Certes, plusieurs actes d’agressions antisémites se traduisant par des agressions physiques ont été enregistrés ces derniers temps à Djerba, mais il ne faut pas aussi oublier les déclarations et autres propos à caractère raciste auxquels nous avons assistés dans plusieurs endroits du pays, mais faute d’observation nationale pouvant nous faire un bilan précis, il est difficile de porter une appréciation définitive sur ce phénomène qu’on ne peut que condamner. Il est cependant certain que les expressions de la haine se sont multipliées depuis la Révolution. Les raisons sont à chercher dans les discours haineux qui se sont développés depuis trois ans et qui sont l’apanage de groupes «religieux» radicaux voulant imposer des interprétations rigoristes de l’islam ou de voix «nationalistes» chauvines, contraires à nos traditions de convivialité et de pluralité civilisationnelle. Évidemment de telles visions tronquées peuvent trouver un écho chez les populations et les individus fragilisés par la crise économique et l’instabilité politique par lesquelles passe notre pays en cette période de transition.
Y a-t-il un lien dans l’histoire moderne de la Tunisie entre crises au Moyen-Orient et montée des violences à l’encontre des juifs tunisiens?
Aux causes religieuses et économiques expliquant par le passé l’apparition de tensions à l’égard de nos compatriotes juifs, surtout en période de crise économique où ces derniers sont pris pour cible et deviennent de véritables boucs-émissaires, se sont ajoutées des causes extérieures, notamment celles en lien avec le conflit israélo-palestinien. Force est de constater qu’à partir de juin 1967, la sympathie et les soutiens compréhensibles des Tunisiens pour les droits nationaux légitimes du peuple palestinien s’étaient parfois traduits par des actes haineux à l’égard de nos compatriotes de confession juive, comme s’ils étaient responsables de la politique de répression ou de colonisation israéliennes des territoires palestiniens occupés.
Quelles sont les étapes du départ des juifs tunisiens et leurs raisons?
Même si le développement du mouvement sioniste prônant le «retour» des juifs tunisiens en Palestine remonte aux années vingt du siècle dernier, les départs effectifs s’étaient limités à quelques dizaines avant 1948 et n’ont concernés que quelques militants zélés ou des religieux croyant trouver la paix céleste en Terre sainte. Mais le phénomène a pris des dimensions importantes après la création de l’État d’Israël en 1948. On estime le nombre des départs vers Israël à 20.000 personnes entre 1948 et 1954. La première vague était composite, comprenant des militants sionistes, des croyants exaltés, des pauvres, notamment des régions intérieures du pays. La deuxième vague a coïncidé avec la période de l’autonomie interne et de la proclamation de l’indépendance, elle est marquée par un changement d’orientation, en plus d’Israël, nos compatriotes juifs vont aller en France. La troisième vague s’est étalée sur dix ans (1957-1967). Elle sera faite d’étapes successives liés au contexte et aléas des relations tuniso-françaises (Sakiet Sid Youssef, Bizerte…), ainsi que les conséquences des politiques suivies (collectivisation, arabisation soudaine de certains secteurs comme la justice…). Quoi qu’il en soit, il est du devoir de la Tunisie nouvelle et indépendamment de leur nombre de protéger nos concitoyens juifs pour qu’ils puissent jouir en toute liberté de leurs droits et se sentent égaux avec l’ensemble des autres citoyens. Il est aussi du devoir de la Tunisie d’entretenir les meilleures relations avec ceux qui étaient partis physiquement mais dont le cœur continue à «vibrer tunisien», indépendamment du lieu dans lequel ils ont librement choisi de vivre. Enfin, il ne faut jamais oublier de rappeler aux Tunisiens qui habitent aujourd’hui dans ce pays et surtout aux jeunes générations, que leur identité est riche et variée parce qu’elle est le fruit de 3.000 ans d’histoire faite d’apports pluriels religieux et civilisationnels multiples.
H.A
Je suis Juif Tunisien*
Par André Nahum**
Il y a une dizaine d’années, j’étais en vacances à Hammamet et tandis que je me prélassais sur cette magnifique plage de sable fin , un jeune tunisien d’une quinzaine d’années vint me proposer le rituel bouquet de jasmin.
La conversation s’engagea en français puis à un moment donné, je dis à ce gosse qui me prenait pour un touriste ordinaire :
-Je vais te faire une surprise
Et je lui parlai en arabe.
-Tu es Arabe me demanda-t-il alors ?
-Non.
-Alors pourquoi tu parles arabe ?
-Parce que je suis Tunisien.
-Si tu es Tunisien, tu es Arabe.
-Je t’ai dit non.
-Alors tu es quoi ? demanda-t-il de plus en plus intrigué,
-Je suis Juif.
-Ah ! Tu es Israélien ?
-Non ! Je suis juif Tunisien.
-Tu plaisantes ! Un Israélien-Tunisien, ça n’existe pas, ce n’est pas possible . Tu es certainement un Arabe qui habite à Paris….
A l’évidence on avait soigneusement caché à ce gosse, comme à toutes les nouvelles générations de ce pays qu’il y avait eu pendant prés de vingt siècles une importante communauté juive en Tunisie.
Une communauté dont l’origine remonte à la nuit des temps et qui comptait au moins 120.000 membres à la veille de l’indépendance.
Les Juifs sont peut-être arrivés dans ce pays dés la fondation de Carthage par la reine Didon-Elyssa. Puis des fuyards de Judée ont abordé les rivages de l’ile de Djerba après la destruction par Nabuchodonosor, “que Dieu efface son nom”, du premier temple de Jérusalem au sixième siècle avant J.C.
Que dire du rôle que nous avons joué dans les domaines culturel, médical, économique, politique même, tant au moyen âge sous les dynasties aghlabide puis fatimide que dans l’édification de la Tunisie moderne ?
Curieusement tout était oublié, effacé, gommé.
Comme si ça n’avait jamais existé.
Le pays regorge pourtant de preuves de notre très ancienne présence.
Que soit le fameux cimetière juif de Gammarth, dont on ne sait même plus où il se trouve, tant on le dissimule, l’antique synagogue de Hammam-Lif que l’on cache soigneusement, les lampes à huile décorées d’une menora dont regorge le sol de Carthage, nos cimetières, nos synagogues, désacralisées pour la plupart, les maisons que nous avons habitées, les rues où nous nous sommes promenés, les souks, les commerces où nos familles exerçaient leurs activités, les hôpitaux dans lesquels les médecins juifs étaient si nombreux et si prisés, les livres, les journaux que nous avons publiés, nos voisins, nos amis musulmans, tout devrait porter encore la marque de notre long passage …. Qu’aurait été la Tunisie, sans la cuisine juive, la pâtisserie juive, la musique et la danse juives, les architectes juifs, le sport juif, etc. ?
Que les gens et même les lieux aient changé, cela pouvait se comprendre, le vent de l’Histoire étant passé par là, mais disparaître ainsi “sans sépulture” m’était intolérable et soulevait en moi une immense impression d’injustice.
*Publié sur le site harissa.com le 9 mai 2014
**Médecin et écrivain