Par Peter Cross
Moussoul est tombée aux mains des rebelles sunnites, dont le fer de lance, EIIL, menacent Bagdad et les lieux saints chiites de Karbala et de Najaf ; des dirigeants chiites irakiens proclament la guerre sainte et mobilisent des milices qui défilent derrière le portrait de Khomeini ; les Kurdes occupent Kirkouk et font savoir que tout retour au statu quo antérieur est exclu : l’Irak se trouve au bord non seulement d’une nouvelle guerre sectaire sans pitié mais d’éclatement irrémédiable. Et pendant ce temps, de l’autre côté du monde, le « commentariat » américain cherche les coupables
Dans le Wall Street Journal, par exemple, Fouad Ajami écrit, dès le 13 juin :
Deux hommes portent la responsabilité directe du chaos qui engloutit actuellement l’Irak : Barack Obama et Nouri al-Maliki. En Décembre 2011, le président américain et le premier ministre irakien se trouvaient côte-à-côte lors d’une cérémonie à la Maison Blanche proclamant la victoire. M. Obama avait rempli sa promesse de campagne de mettre fin à la guerre en Irak. Laissant entendre qu’une fin serait mise aux conflits qui avaient été endémiques à cette région, son discours ce jour là avait un ton utopique.
[…] Mais la négligence de ces deux hommes – notamment dans leur incapacité à négocier un accord militaire qui aurait permis de maintenir une présence militaire américaine en Irak – a été à l’origine de la descente actuelle du pays dans la guerre civile sectaire.
[…]
Laissons à M. Maliki la récolte de son fanatisme sectaire. C’est en se servant du sectarisme qu’il a pu rester près d’une décennie au pouvoir. Les inconsciences de M. Obama sont d’une nature différente. Ses péchés sont le fruit de l’ignorance. Il avait tellement hâte d’abandonner les gains que l’armée américaine et l’administration Bush avaient obtenus en Irak. Il n’a pas eu non plus la générosité d’esprit d’accorder à ses prédécesseurs le crédit de ce qu’ils avaient accompli dans cet environnement perfide.
Déjà très malade au moment où il signait ces lignes, Fouad Ajami est décédé neuf jours plus tard. Mais qui était Fouad Ajami au juste ?
Directeur de recherches au Hoover Institution de la très prestigieuse université de Standford, Ajami était tout sauf un rat de bibliothèque effacé, signant plus de 400 articles pour divers magazines et journaux, dont de nombreux chroniques pour le Wall Street Journal, qui se souvient de lui ainsi :
Fouad est né au Liban dans une famille musulmane chiite. Mais c’est en Amérique qu’il a trouvé sa vraie maison, et il a découvert sa vocation à expliquer les us et coutumes des Arabes aux Américains. […]
Peut être était-ce en partie parce qu’il était un immigrant, mais Fouad se montrait plus optimiste au sujet des finalités américaines que la plupart de ses collègues universitaires. […] Il a beaucoup apprécié l’idéalisme américain, même lorsqu’il devait se confronter aux réalités cyniques du monde arabe et de l’islam radical. Il a ainsi rempli une des obligations de l’intellectuel public, qui est d’assumer sa responsabilité quant aux conséquences de ses analyses.
Le New York Times, qui l’a aussi souvent publié, ajoute :
M. Ajami s’efforçait de placer l’histoire arabe dans une perspective plus large. Il parlait souvent de la rage des musulmans d’avoir perdu de leur pouvoir face à l’Occident en 1683, année de l’échec du siège de Vienne par les Turcs. Selon lui, c’est ce souvenir qui a amené les Arabes à s’apitoyer inlassablement sur eux-mêmes et à blâmer le reste du monde pour leurs problèmes. Le terrorisme, affirmait-il, en était une des conséquences.
C’était un point de vue qui avait été défendu par Bernard Lewis, l’intellectuel public et historien éminent du Moyen Orient de l’université de Princeton, qui, comme Ajami, a exhorté les États-Unis à envahir l’Irak en 2003 et a conseillé le président George W. Bush.
[…]
Ajami et a été convoqué à la Maison Blanche par Condoleezza Rice quand elle était Conseillère à la sécurité nationale sous Bush, et il a également conseillé Paul Wolfowitz, le secrétaire adjoint de la défense lors de l’invasion de l’Irak. […] Dans les années qui ont suivi l’invasion, M. Ajami a continué à la soutenir en tant qu’œuvre stabilisatrice.
Mais on ne trouvera pas le portrait complet de Fouad Ajami dans ses nécrologies, mais plutôt dans un long article très fouillé du journaliste et universitaire Adam Shatz publié par The Nation, vénérable hebdomadaire de gauche américain, en 2003 justement, l’année de l’invasion de l’Irak :
C’est un « success story » américain classique. Né en 1945 de parents chiites à Arnoun, un village reculé du sud Liban, aujourd’hui citoyen américain naturalisé, Ajami est devenu l’intellectuel arabe le plus influent de sa génération sur le plan politique aux Etats Unis. […]
Le rôle unique qu’Ajami a joué dans la vie politique américaine a été d’expliquer les mystères insondables du monde arabo-musulman tout en aidant à « vendre » les guerres menées dans la région par les Etats Unis. […] C’est la personnification du « bon Arabe ».
Ses admirateurs le présentent comme un franc-tireur courageux qui a su dépasser les haines tribales des Arabes, un Spinoza moyen-oriental dont l’honnêteté lui a valu le mépris de ses congénères. […]
Mais Ajami n’a rien d’un franc-tireur. C’est plutôt une créature de l’establishment américain. […] On pourrait facilement le comparer à Henry Kissinger, un autre intellectuel émigré qui a atteint une notoriété extraordinaire en tant que champion de l’empire américain. Comme Kissinger, Ajami est d’une élégance nonchalante lors de ses passages à la télévision, parle avec un accent qui lui confère un air savant et sérieux, et fait preuve d’une sollicitude instinctive pour les impératifs du pouvoir et d’un mépris distant pour les faibles. […]
Autrefois, Ajami était un critique éloquent et éclairé de la société arabe et aussi de l’Occident. […] [En 1981], Ajami a publié son premier livre, ‘The Arab Predicament’, qui reste à ce jour son meilleur. Cette dissection de la crise intellectuelle et politique qui a balayé le monde arabe après sa défaite par Israël dans la guerre de 1967 est un des livres les plus percutants et les plus subtiles sur la région jamais écrits en anglais. Passant en revue la théorie politique, la littérature et la poésie, toujours avec élégance, Ajami dresse un portrait souvent émouvant d’intellectuels arabes qui s’efforcent à rapiécer un monde qui avait été réduit en lambeaux. […] ‘The Arab Predicament’ est empreint à la fois de sympathie et de tristesse, mais ces qualités ont été ignorées par ses critiques arabes exilés en Occident, qui […] l’ont accusé de dissimuler les injustices de l’impérialisme et de « blâmer la victime ». Dans une certaine mesure, c’était un reproche mérité. Ajami prêtait peu d’attention à l’impérialisme, et encore moins au rôle provocateur d’Israël dans la région. Qui plus est, son argument selon lequel « les blessures qui comptent sont auto-infligées » lui a attiré les sympathies de ceux qui voulaient détourner l’attention de la Palestine. Soudain des portes se sont ouvertes pour lui. […] Les milieux intellectuels pro-israéliens ont vu en […] son livre un correctif à ‘Orientalism’, l’étude classique d’Edward Saïd de la façon dont l’Occident a imaginé l’Orient à l’époque coloniale. […]
Mais ses principaux protecteurs étaient saoudiens. Il a voyagé à Riyad à plusieurs reprises pour recueillir des fonds pour son centre d’études, […]; et il a été accueilli dans la maison de vacances du prince Bandar [ambassadeur de l’Arabie saoudite aux Etats Unis] à Aspen. Il a su se montrer reconnaissant de cette hospitalité saoudienne. Lors d’une réunion du Council of Foreign Relations, Ajami a proclamé que « le système saoudien est beaucoup plus fort que nous pensons et mérite d’être défendu, n’ayant rien à se reprocher. »
[…]
Le 11 septembre a mis au grand jour une défaillance majeure d’intelligence de la part de Ajami. Tout obsédé qu’il était par la menace de Saddam et la trahison d’Arafat, il n’avait pas vu ce qui se passait réellement. Quinze sur dix-neuf pirates de l’air provenaient de ce qu’il avait appelé à plusieurs reprises « l’ordre politique bienveillant » de l’Arabie Saoudite ; la « Saudi way » dont il avait fait l’éloge s’était disloquée. Les quelques critiques que Ajami a adressées à ses protecteurs dans les semaines et les mois suivant le 11 septembre étaient remarquablement tempérées, surtout comparées à la rage exprimée par la plupart des commentateurs américains. Cependant, les médias américains qui invitaient Ajami, étaient prêts à pardonner sa clémence envers les Saoudiens. Les États Unis partaient en guerre, et il fallait un informateur autochtone de confiance.
[…]
En tant que publiciste pour la guerre du Golfe II, Ajami a abandonné ses anciens arguments concernant les limites de l’influence américaine dans cette « région tourmentée ». On vend la guerre comme première étape d’un plan américain pour effectuer un changement de régime démocratique dans toute la région, et Ajami est resté fidèle à ce message. Ainsi il affirme dans Foreign Affairs que « la principale motivation de toute nouvelle entreprise américaine en Irak et dans les pays arabes voisins doit être de moderniser le monde arabe. »
C’est bien sûr le même Fouad Ajami qui, en février 2011 assure Fox News au sujet des révolutions tunisienne et égyptienne que
[le ancien Président George W. Bush] peut sans aucun doute en revendiquer la paternité … Un despote est tombé en 2003. C’est nous qui l’avons décapité. Aujourd’hui deux autres despotes, en Tunisie et en Égypte, sont tombés, et il y a absolument un lien direct entre ce qui s’est passé en Irak en 2003 et ce qui se passe aujourd’hui dans le reste du monde arabe.
Pour le Wall Street Journal – autre grand chantre de la guerre contre l’Irak – Fouad Ajami a « rempli son obligation d’intellectuel public » en « assumant sa responsabilité quant aux conséquences de ses analyses ». Mais établir un lien direct de cause à effet entre l’invasion de l’Irak et les révolutions de 2011 tout en ignorant avec superbe tout lien entre cette invasion et l’effondrement du pays qu’il avait mis à feu et à sang, ressemble moins à de la responsabilité intellectuelle qu’à un aveuglement volontaire.
P.C.