« De toutes les armes de destruction inventées par l’homme, la plus terrible (et la plus puissante), soutient un écrivain célèbre, était la parole ». En Tunisie post révolution, ce qui a le plus desservi le processus d’achèvement de la transition démocratique et de la conduite des réformes essentielles, est justement la perversion de la parole. L’immobilisme que vit le pays depuis maintenant près de huit ans, la grande désillusion qui habite les Tunisiens, notamment les jeunes, la désaffection du politique, l’accentuation des difficultés et des tensions, résultent du sacrifice de l’action au profit de la surenchère stérile dans le débat public. Un débat qui se transforme souvent en pugilat entre des élus qui, à défaut de force d’arguments, versent dans l’invective et les règlements de compte, des partenaires sociaux qui privilégient le bras de fer à la recherche des voies du compromis et même entre acteurs de la société civile et des médias, de plus en plus instrumentalisés que plaidant les nobles causes.
A deux semaines d’une nouvelle année, qui s’annonce autant difficile que décisive, la Tunisie semble plus que jamais bloquée et les horizons incertains. Le pessimisme, le doute et l’anxiété regagnent les Tunisiens qui, au fil des ans, ne voient pas les promesses se réaliser et un véritable changement s’opérer. A la faveur de la fuite en avant des acteurs politiques et sociaux dans un jeu à la fois imprévisible et dangereux, la désillusion ne fait que s’agrandir, la colère aussi, le fonctionnement des institutions constitutionnelles que se gripper. Le risque d’effondrement économique de plus en plus présent et la faillite des systèmes de santé et de sécurité sociale deviennent imminents.
Que fait-on pour éviter le pire et surtout épargner à un pays, qui a épuisé toutes ses réserves et toute marge de manœuvre, un embrasement, dont personne ne tirera profit et ne sortira vainqueur ? Rien ou presque. Dans le contexte hésitant actuel, annonciateur de grands périls, ni la classe politique, ni les acteurs sociaux et encore moins la société civile ou les élites ne semblent prendre la mesure des défis qui se pointent et des menaces qui guettent au quotidien les Tunisiens dans leur sécurité, leurs acquis les plus chers et leur avenir. En lieu et place, on voit surgir, de toutes parts, des velléités d’allumer les feux de la discorde, de la désunion, de l’anarchie même.
Dans cette année électorale importante, les enjeux de positionnement, d’accaparation du pouvoir et d’alliances, sont en train de tout vicier et d’aveugler des concurrents prêts à utiliser toutes les armes pour parvenir à leurs fins, quitte à mettre en péril la stabilité du pays et à faire capoter cette jeune expérience démocratique qui peine à reprendre son souffle et à retrouver ses repères.
Assurément, la faute incombe à ceux qui nous gouvernent. Leur cupidité et leur désinvolture ont fini par verser le pays dans une crise sans fin et qu’ils n’ont plus les moyens de juguler. Tout l’intérêt qui aurait dû être concentré sur les dossiers essentiels a été désorienté vers des guéguerres improductives. Des conflits d’intérêt qui ne cessent d’être alimentés par ceux-là mêmes qui gravitent autour des deux têtes de l’Exécutif, dont les désaccords sont portés sur la place publique et qui n’ont pas l’intelligence de conduire une cohabitation qui sauverait, un tant soit peu, ce qui reste de ce qui est advenu d’appeler le prestige de l’Etat.
Avec en sus, un gouvernement impuissant, désuni et incapable de gérer, comme il se doit, les situations d’urgence ou de crise, l’équipe de Youssef Chahed subit les événements, devenant une cible facile pour des détracteurs dont le nombre ne fait que s’agrandir de jour en jour. En improvisant à tour de bras et en se montrant incapable de convaincre, de communiquer et d’anticiper, son action est peu visible et son message inaudible.
La déferlante provoquée par la loi de Finances 2019, après son adoption, par certaines parties pour des motifs plutôt corporatistes que de principe, et le sort réservé au projet de modification de la loi régissant les retraites civiles et militaires, proposé par le gouvernement à l’ARP par des élus qui ont approuvé la totalité de ses articles et se sont dérobés lors de son vote global, en disent long sur le climat délétère qui sévit et sur l’irresponsabilité qui gagne la sphère politique
Enfin, les appels de certains partis aux Tunisiens à investir la rue, des organisations à la désobéissance civile, des syndicats à la chute d’un gouvernement coupable de n’avoir pas cédé à des revendications non raisonnables, sont autant des messages clairs.
Des messages de parties déterminées, non pas à privilégier les voies qui mènent le pays à préserver sa stabilité, sa sécurité et à repenser son modèle de développement, mais à donner raison à leurs ego, ambitions et intérets.
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