Au lendemain de la Révolution, des associations religieuses sont nées par dizaines et se comptent aujourd’hui en milliers. Et même s’il est réconfortant dans une société de bénéficier d’un riche tissu associatif qui œuvre pour renforcer le lien civil dans tous les domaines, le rôle de bon nombre de ces organisations, notamment celles à caractère religieux, ne semble pas y correspondre. Prêches violents, idéologie extrémiste, soupçons d’implication dans des actes terroristes, pèsent sur ces associations. Alors que la Tunisie s’apprête à affronter des échéances électorales décisives, de quelles connaissances dispose-t-on sur cette nébuleuse associative ? Avons-nous les moyens de contrôler leur financement et de les contraindre à travailler en respectant les cadres légaux du pays ? Ne sont-elles pas en train de devenir un État dans l’État ? Focus.
Écoles et jardins d’enfants coraniques, cercles d’apprentissage de la charia et des préceptes religieux, associations de bienfaisance… ces organisations suivent plusieurs filières et affichent plusieurs visages. Au lendemain de la Révolution, des membres adhérents à ces associations ont prêté main-forte à Ben Guerdane lors du flux de réfugiés libyens. Ils ont parcouru les zones les plus reculées de la Tunisie distribuant des aliments de base et prêchant la solidarité et les valeurs religieuses d’entraide et de partage. Chaque caravane a été filmée et les vidéos ont été partagées sur le Web et, telle une campagne dont on ignorait au départ les desseins, les jeunes portaient des gilets aux noms de leurs associations en œuvrant pour le bien commun et n’omettaient pas de parler de leurs buts, ô combien nobles, à ceux qui bénéficiaient de leur « aide ».
On a vu d’autres ramasser les ordures et nettoyer les rues, côte à côte avec les autres composantes de la société tunisienne. Seulement et peu à peu, un autre visage s’est dévoilé. Des prédicateurs, d’ici et d’ailleurs, connus pour leur extrémisme religieux et leurs positions hostiles aux femmes et aux valeurs républicaines ont commencé à affluer et ont été accueillis en grande pompe en Tunisie. Invités par des associations dites religieuses, ils ont été reçus, parfois comme de hauts dignitaires de l’État, embarqués dans des voitures de luxe et traités avec les honneurs. On se demandait alors de quelles complicités un prédicateur disposait-il pour pouvoir être reçu de la sorte ? Comment ces associations pouvaient-elles pu payer les « aides » qu’elles dispensaient, les frais des campagnes de prêche, des « séminaires d’études », des voyages et séjours fastueux de leurs visiteurs, des voitures de luxe, etc. ?
Liaisons dangereuses
Les campagnes de bienfaisance faisaient certes l’éloge du modèle d’État islamiste, du Califat promettant de réparer toutes les injustices socioéconomiques commises par les anciens régimes, mais restaient dans un premier temps, dans un cadre pacifiste et relevaient plus au moins de la liberté de croire. Mais d’autres activités ont vite attiré l’attention. Les prédicateurs invités tenaient des prêches de plus en plus violents où les Tunisiens étaient accusés d’apostasie et leurs femmes de débauche. Le très controversé cheikh égyptien Wajdi Ghoneïm a été, par exemple, l’un des invités de ces associations, il est surtout connu pour ses positions en faveur de l’excision des fillettes, outre d’autres positions non seulement étrangères à notre société, mais qui lui sont nuisibles.
Leurs rassemblements ne se limitaient plus aux cercles fermés des mosquées, lieux quand même affiliés à l’État, mais envahissaient de plus en plus la rue, arrivant jusqu’à l’avenue Bourguiba où ils ont prôné haut et fort le djihad. Ces mêmes associations ont aussi été impliquées dans les violences et les attaques du cinéma «Afric’Art» au lendemain de la projection du film de Nadya Féni, Ni Dieu ni Maitre. Nombre d’entre elles ont publié des communiqués s’indignant contre l’atteinte au sacré, appelant le peuple tunisien et les institutions religieuses à lutter contre les projets attaquant l’Islam.
L’incitation aux violences via des communiqués appelant les Tunisiens à défendre leur culte a aussi eu lieu après la diffusion du film Persépolis par Nessma TV. De l’incitation à la haine et au meurtre, certaines de ces associations sont passées au terrorisme pur et dur. Nombre d’entre elles sont aujourd’hui accusées de financer ou de soutenir par un moyen ou par un autre les cellules terroristes. Ansar Charia, aujourd’hui classée organisation terroriste, a débuté dans le travail associatif en faisant du porte-à-porte pour «faire la charité». Et des centaines d’anciennes «âmes charitables» ayant œuvré dans des associations religieuses sont aujourd’hui en Syrie, en Libye et dans les montagnes tunisiennes se livrant au « djihad »…
La parole et l’épée
Le prédicateur koweïtien Nabil Al Aoudhi, invité par l’une des associations, avait été reçu à l’aéroport par Imed Daimi, l’un des conseillers de la présidence. Dès lors, on ne parlait plus de failles, mais de complicités. Des députés à l’ANC, des membres de la Troïka alors au pouvoir ainsi que des responsables d’État ont facilité d’une façon ou d’une autre les différentes transgressions de la loi commises par ces associations.
Aujourd’hui, le problème que posent les associations n’a pas pour seule origine une quelconque défaillance sécuritaire due à un dysfonctionnement du ministère de l’Intérieur et du renseignement. Le silence du ministère de la Femme, durant trois ans, face à l’endoctrinement des enfants et l’indifférence du ministère de la Jeunesse au sort des jeunes marginalisés ayant trouvé refuge dans les associations religieuses sont également responsables de l’état actuel des choses. Les livres de prêche, haineux et violents, vendus par milliers en Tunisie et distribués par des associations face à un ministère de la Culture qui s’est montré plutôt laxiste et permissif au nom de la liberté d’expression.
Des lieux comme des jardins d’enfants et des mosquées échappent de plus en plus au contrôle de l’État et deviennent la propriété d’associations religieuses qui œuvrent sans rendre de comptes, loin de tout contrôle. Leur financement aussi échappe à l’État et c’est peut-être là que réside l’un des plus grands problèmes dans le contrôle de ces associations. Ne pas savoir comment arrive et où va l’argent signifie qu’on ne peut pas déterminer sa provenance ni sa destination et cette opacité est favorable au blanchiment d’argent. Ce dernier point implique aussi forcément le secteur des banques qui «omettent» de contrôler les flux financiers parvenant à ces associations.
Le manque de surveillance est facilité par une faille juridique. Il est vrai que l’article 4 de la loi relative aux associations stipule qu’il est interdit à l’association «de s’appuyer dans ses statuts ou communiqués ou programmes ou activités sur l’incitation à la violence, la haine, l’intolérance et la discrimination fondée sur la religion, le sexe ou la région». Mais il réside néanmoins des failles juridiques quant à l’article 88 se rapportant au financement et Issam Dardouri, président de l’Association sûreté et citoyen nous assure à ce propos que «le texte de loi N°88 contient des failles au niveau de la surveillance et du contrôle». La loi relative aux associations pose plusieurs problèmes, surtout concernant les pièces à fournir dans la création d’une association, la surveillance du financement et le non-suivi des activités de ces associations.
Rôle de la société civile
Depuis l’arrivée du premier prédicateur en Tunisie, la société civile n’a jamais cessé de se battre et de se mobiliser, constituant ainsi un rempart contre les appels au meurtre, l’incitation à la haine, les doctrines extrémistes et la mainmise de ces associations sur les mosquées, la rue, les écoles (…). La société civile tunisienne, même essoufflée par les problèmes économiques et la difficulté de la transition démocratique, «garde un œil» sur les activités associatives douteuses. Les partis politiques démocrates se sont aussi impliqués dans le combat, plaidant la dissolution des associations illégales ou ayant des activités illégales. Conférences, marches, campagnes sur les réseaux sociaux, dénonciations, indignations et autres manifestations ont été organisées, guettant les activités illégales et essayant de les juguler. Mais dans l’absence d’une volonté politique et de décisions gouvernementales et juridiques, le mal s’est propagé et s’et renforcé…
Hajer Ajroudi
Issam Dardouri, président de l’Organisation tunisienne « Sûreté et Citoyen » : Le rôle sécuritaire est limité
Les associations religieuses et de bienfaisance ont une incidence sociale et jouent un rôle direct et indirect dans le financement du terrorisme. Des associations sont impliquées idéologiquement, financièrement et sur le plan éducatif dans la propagation des idéologies extrémistes qui favorisent le terrorisme. La faille est surtout juridique, le texte de loi 88 en est un exemple. Elle ne définit pas les moyens de contrôle. Il faut revoir les textes de loi. Les banques tunisiennes constituent aussi une faille et certaines d’entre elles sont carrément impliquées dans la circulation financière qui aide l’implication des associations dans le financement du terrorisme. Le rôle sécuritaire est limité, la police ne peut de son côté intervenir que lors des campagnes de prêche appelant au meurtre ou incitant à la haine. Ces associations bénéficient d’un financement et d’un soutien logistique interne et étranger. Des institutions de l’État et des parties externes à l’État sont impliquées dans le renforcement du rôle idéologique de ces associations. Par exemple des politiques incitent au djihad en Syrie, à l’instar de Nourredine Khademi, ancien ministre des Affaires religieuses de la Troïka alors au pouvoir. C’est son règne que les mosquées sont devenues lieux de prêches appelant au djihad.
Le ministère de la Culture fermait les yeux ou laissait passer les livres prêchant la haine et la violence et appelant au meurtre… Dissoudre le Département de sécurité d’État (DST) a eu une incidence négative qui se ressent aujourd’hui, tout comme le limogeage sans étude de leurs dossiers de plusieurs cadres de la sécurité, sans oublier les nominations partisanes au sein du ministère de l’Intérieur.
Aujourd’hui, il y a une amélioration quant au contrôle et à la surveillance et l’on exige des associations à naître de préciser leurs objectifs et activités.
Il faut un plan national de lutte contre ce phénomène. J’appréhende que les forces de sécurité ne perdent une bonne part de leur énergie dans cette lutte, si le gouvernement et l’État n’élaborent pas un plan national prenant en considération le côté pratique et pragmatique de la lutte. D’ailleurs, il est à noter que le rôle du président ne consiste pas seulement à assister aux enterrements des soldats et des agents de sécurité.
Alaya Allani, historien tunisien spécialiste des mouvements islamiques
«Il faut réviser de toute urgence le dossier des associations religieuses»
Le nombre des associations religieuses s’est multiplié plus de dix fois après la Révolution et les raisons en sont que les conditions de la gouvernance sont caractérisées par la dominance de l’islam politique sur le plan gouvernemental et la dominance du courant salafiste sur l’espace religieux. Cela a produit un paysage religieux associatif que la Tunisie n’a jamais connu tout au long de son histoire moderne. Le courant religieux extrémiste, Ansar Charia, qui a été dernièrement classé organisation terroriste, est aujourd’hui soutenu par 20 associations religieuses et de prêche. Le courant de l’islam politique Ennahdha, le courant salafiste réformiste non violent et le courant djihadiste ont mis la main, dans un laps de temps très court, sur les mosquées, les jardins d’enfants et les écoles coraniques qui ne sont plus sous le contrôle de l’État. Leur discours est loin de la vision de l’islam tunisien caractérisé par la modération, l’équilibre et la tolérance. Il est aussi à noter que les partis islamistes ayant gouverné les pays du Printemps arabe se sont appuyés sur un solide réseau d’associations de prêche et de bienfaisance dans leur apparence, mais au fond partisanes. Plusieurs journaux ont par ailleurs évoqué le rôle idéologique suspect que jouent quelques-unes de ces associations dans la naissance d’une génération d’enfants et de jeunes élevés dans les principes de l’extrémisme religieux. Une grande partie des djihadistes tunisiens combattants aujourd’hui en Syrie ont été idéologiquement formés au sein de ces associations et c’est pour cela qu’il n’est pas étonnant que les rapports étrangers avancent que le quart des djihadistes en Syrie sont des Tunisiens. Par chance, la force de la société civile en Tunisie a constitué un rempart contre la perennité de certaines associations religieuses. Les Tunisiens appellent depuis un longtemps, surtout depuis le départ de la Troïka, à ouvrir le dossier de ces associations quant au financement et aux programmes. Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs assuré que près de 150 associations sont impliquées dans le financement du terrorisme. On a besoin aujourd’hui de réviser avec exactitude le dossier des associations religieuses et de bienfaisance concernant leur règlement de base et leur financement. Il faut ouvrir, le plus vite possible, une enquête sur les associations impliquées dans le financement du terrorisme et sur le lien entre la contrebande et le commerce parallèle et les courants terroristes, puisqu’il a été dit que ces derniers servent dans ces secteurs. Il faut élaborer une nouvelle loi fixant avec exactitude le processus du travail des associations quant aux objectifs et le financement et se montrer ferme contre les activités incitant à la haine, à l’extrémisme ou recevant illégalement de l’argent. Le travail associatif est une partie importante dans la période de la transition démocratique, car la démocratie naissante en Tunisie ne peut durer en l’absence d’un réseau associatif civil et d’un réseau associatif religieux caractérisés par la modération. On peut orienter et rendre pragmatiques les associations religieuses actuelles qui ont besoin d’être encadrées selon la loi. On devrait garder celles qui œuvrent pour les vraies valeurs religieuses incitant à la solidarité et à l’entraide et propageant la culture de la bienfaisance envers tous, quelles que soit leur couleur et leur religion et dissoudre celles qui incitent à la haine et à la guerre et qui accusent les autres d’apostasie et qui ne devraient pas avoir leur place en Tunisie. La Tunisie du lendemain, terre de modération, d’espoir et de solidarité, ne verra pas le jour sans la présence des d’associations religieuses dignes de ce nom, ni en l’absence de celles à caractère civil. Les associations religieuses nourrissent les valeurs spirituelles de l’entraide et de la solidarité et les associations civiles défendent les valeurs de justice et de liberté, œuvrent pour l’édification d’un État de droit fait de citoyens égaux.
H.A