Calmement et curieusement, pour ainsi dire, sans trop se faire annoncer, Ramadan, cette année, se laisse aisément apprivoiser. À peine s’est-il installé dans le quotidien qu’il s’est vite empressé d’en devenir le thème principal, le centre d’intérêt de tous. Tout cela sans excès ni laisser-aller. Les premiers jours de jeûne ont glissé sans heurts notables dans les habitudes et les gens, à l’intérieur de la ville ou ailleurs, se sont vite convertis à l’ambiance nouvelle que le mois sacré ne manque pas, à chaque fois, de créer, à peine est-il annoncé. Bientôt, nous entamerons la seconde moitié du mois du jeûne. Quinze jours sont passés entre chaleur caniculaire, soucis du quotidien et aléas en tous genres. Reportage.
L'impression, cette année, est que selon la majorité des avis, on «est vite passé dans le vif du sujet». Dès la première journée qui a fait l’unanimité, le rituel a annoncé toutes ses couleurs et tout a suivi dans ce sens. Pourtant si le ton y est, le fond toutefois tarde à convaincre. L’ambiance est jugée «trop sérieuse», aggravée par des contraintes de tous ordres. On se sent à peine dans l’événement. Ramadan vieillit-il ou bien les générations, en prenant de l’âge, sont-elles devenues moins sensibles à la magie qu’il a toujours su entretenir dans le cœur de l’enfant en chacun de nous ?
Torride, la chaleur en ce jour inaugural du mois du jeûne qui, comme pour marquer davantage sa particularité, correspond à un dimanche. Les rues et les places dans ce qu’il est communément convenu de présenter comme étant la vieille ville ou le « bled el arbi», sont quasiment vides, même à des heures avancées du matin. Ce n’est qu’à partir de onze heures que les choses commencent à changer. Peu à peu, une animation, timide à ses débuts, finit par prendre le dessus, particulièrement dans les lieux dont l’histoire est tellement liée aux rituels du mois sacré. Bab Souika, Halfaouine et à un vol d’oiseau, Bab Jedid, Souk el asr, Bab el Fella et, évidemment, les souks sabaghine et autres qui savent si bien entretenir les traditions et garder presqu’intactes les saveurs d’antan.
En un temps record, bravant la chaleur caniculaire, les étals sont agencés et les places marchandes et les ruelles escarpées environnantes sont envahies et, le tout, dans un brouhaha bon enfant allait vivre au rythme ramadanesque. On aurait dit une carte postale d’un album de souvenirs. Les couleurs toutefois, semblent cette fois et, par endroits, désolées, quelque peu délavées et ternies par on ne sait quel phénomène difficile à déchiffrer. L’impression allait cependant se confirmer les jours suivants. Bien sûr, les choses se sont mises à vivre leur entrain habituel avec cette ambiance féerique dont seul Ramadan a le secret, mais curieusement, avec un goût manifeste d’inachevé cette année. L’air du temps ne se laisse pas ou difficilement apprivoiser. À peine commencé que Ramadan donne déjà l’impression d’un décalage entre ce qu’il est réellement et le vécu dont il fait l’objet ces derniers temps, particulièrement cette année. Beaucoup de facteurs, pour la plupart objectifs, expliquent cet état de fait. Certains trouvent leurs sources dans la situation économique que connait particulièrement le pays depuis bientôt quelques années. D’autres sont d’ordre politique et social. Le tout a contribué à mettre a nu les difficultés et exacerber les incapacités. C’était déjà perceptible les années précédentes avec cependant, une certaine retenue dans l’expression et les effets sur les comportements. Cette fois, les dés semblent être jetés et un état de malaise latent, mais persistant, ne se gêne nullement pour s’afficher.
La quadrature du cercle
La crise économique, avec ses symptômes asphyxiants pour de nombreuses franges de la population, est la raison la plus invoquée par ceux qui font part de leur commentaire sur la situation. Le galop des prix depuis déjà quelque temps et l’avancée faramineuse des exigences de la vie sont autant de raisons avancées pour délimiter encore davantage la gêne manifeste qui s’affiche partout, sur les visages accablés dans les rues marchandes de la ville et aux environs des grandes surfaces. Si l’offre existe et en quantités suffisantes, agrémentant les étals et faisant sourire les vitrines, la demande, elle, se trouve pétrifiée par son propre paradoxe, hardie à s’exprimer, mais douloureusement freinée par la timidité des moyens.
Le mois du jeûne est, comme à l’accoutumée, propice à ce genre d’affrontement entre les possibilités alléchantes que les sens font miroiter au corps pris dans le piège de ses limites et les incapacités, exclusivement financières, d’une bonne majorité des Tunisiens. Et comme si la réalité n’était pas suffisamment capable pour continuer à «faire dans le négatif», le cinquième jour de Ramadan — un jeudi bien ensoleillé — allait jeter dans la difficulté collective à joindre «les deux bouts», une nouvelle donnée, de loin impopulaire. Les infos n’ont cessé d’annoncer, depuis la nuit de mercredi que le gouvernement venait de donner son aval au projet du budget additif ou complémentaire pour l’année 2014-2015. De nombreuses mesures visant à corriger les déficits budgétaires y étaient incluses, avec ce que cela entraine d’augmentation au niveau des prix et, donc, de détérioration du pouvoir d’achat. La décision annoncée de majorer les prix du carburant n’a pas, dans ce contexte, été en toute logique bien accueillie. Le regard oisif, hagard et, à la limite, absent des jeûneurs, distraits par le rythme crescendo de l’animation ramadanesque dans les marchés de quartiers ou ceux des cités dites «riches» de la ville. Un commentaire, parmi tant d’autres, qui en dit long sur cette désaffection manifeste chez les gens, celui d’Am Tahar, un sexagénaire retraité de l’enseignement «tout est programmé dans cette fuite en avant de nos repères dans le pays. Le pouvoir d’achat du Tunisien a été depuis belle lurette battu en brèche, mais hamdoullah Ramadan est ‘fdhil w kollou baraka’. Quant aux décisions d’augmentation des prix du carburant, c’était prévisible. Mais ils auraient dû nous épargner pour le moment et attendre encore un peu. Le fait de nous l’annoncer en ce moment précis n’est pas innocent et démontre que tout était prévu …»
«Il n’y en a que pour les riches, je te le dis, c’est discriminatoire en tout…»
Dans le marché municipal de Sidi Abdessalem, dans le centre de Tunis, la foule se presse devant les belles devantures des étals de légumes et de fruits, avec comme souci celui de faire ses courses sans trop y «laisser de plumes». Certains avaient manifestement la mine aux abois et donnaient l’impression d’être ailleurs. La veille, une triste nouvelle est venue rappeler une énième fois les tragiques événements de Chaambi. Dans la région du Kef, sur la montagne dite Ouergha, quatre soldats de l’armée nationale ont été emportés par une explosion terroriste. Personne, parmi les présents, n’a abordé le drame, mais on sentait le sujet peser de tout son poids sur l’ambiance.
Plus loin, un vendeur comme pour décrisper l’atmosphère, parlait de foot et de la Coupe du monde qui, en ce jeudi, était au repos en attendant la reprise des matchs avec les quarts de finale. Quelques-uns des clients qui attendaient d’être servis se mirent à commenter l’événement sportif planétaire et, surtout, ce qu’ils ont qualifié d’une manière unanime de prouesse algériennedevant l’Allemagne. L’un d’eux, plus disposé à la discussion, se risqua à une analyse technique du jeu de toutes les équipes. Mais comme le sujet n’intéressait personne, il fut vite rappelé à l’ordre par l’un des présents. «Oui, le foot est beau, mais les contraintes de la vie pour certains et l’ingratitude du sort pour d’autres le sont moins. «Brabi khouya» et pour parler de sport, est-ce juste qu’une chaine privée de télé s’accapare tout, empêchant de la sorte les démunis et les familles modestes de suivre la Coupe du monde. C’est clairement discriminatoire, car preuve est donnée, encore une fois, qu’il n’y en a que pour les riches…»
Loin des yeux, loin du cœur
C’est particulièrement dans les quartiers populaires qui ceinturent la ville que l’on —comme on aime à le dire ici en utilisant une phraséologie imagée — va à la rencontre du mois sacré, que l’on «sent Romdhan». Tout dans les articles proposés à la vente, les produits qui s’agglutinent sur les étals des vendeurs suggèrent l’exceptionnalité de l’événement et la particularité de l’effet que cela a sur le comportement des gens et l’allure des lieux. Ici, les couleurs se marient pour donner au final un spectacle unique en son genre auquel tous participent avec ferveur et enthousiasme. Un cortège de comportement qui semble faire fi des soucis de l’heure, de leur incidence sur le quotidien et des préoccupations d’ordre général et altruistes. Ramadhan donne l’impression d’ouvrir une parenthèse dans la vie des gens qui y sont bien et font tout pour ne pas en sortir. Pour le reste, le foot, le vécu économique et les décisions gouvernementales, tout concourt à les confiner dans une parcelle minime de leur quotidien. À se promener dans les magnifiques marchés, pour la plupart improvisés le long des rues et sur les places sablonneuses, l’on se rend aisément compte que l’ambiance n’est que pour Ramadan. Le reste offre pour le moment l’image d’un souci à retardement qui, à n’en point douter, aura ses moments à lui quand le mois du jeûne sera terminé.
Le vrai sens des choses
Il était adossé à la porte qui jouxte l’entrée de la grande mosquée de Bab Jazira. Refusant tout d’abord de parler, il se laissa toutefois convaincre, exigeant de s’exprimer en toute liberté. Ce qu’il dit mérite d’être mis en encadré. Salah, pour l’appeler comme cela, était un fonctionnaire à la municipalité, se reconnaitra, nous l’espérons …
«…Ramadan n’est nullement une histoire d’abstinence par rapport aux nécessités et délices de la vie, une tranche de vie ou chacun, comme le suggère la tradition essoufflée, s’adonne comme bon lui semble, au farniente et au dilettantisme mal inspiré par le caprice des sens et par le diktat des humeurs tous azimuts. Ramadan, on s’en rend compte, est tout sauf cela. Malheureusement, les temps ont fait, après une lente usure des principes fondateurs du mois du jeûne, que la privation délibérée, voulue par la source divine soit convertie en scénarii pour des acteurs, il faut en convenir, en mal d’inspiration, des seconds rôles que rien ne tente, sauf les plaisirs orgiaques de la bonne table et des longues veillées nocturnes…»
Ahmed Souleymen