Une fois l’utopie de la société sans classes jetée aux orties, l’investigation circonstanciée retombe sur ces pieds en matière de lutte ouvrière. À l’origine était Mohamed Ali El Hammi. Indigné par l’emprise coloniale et son passage clandestin sous le couvert de l’internationalisme prolétarien, il voulait autonomiser le syndicalisme tunisien. Avec Farhat Hached, le combat engagé contre l’occupation et la défense de l’ouvrier livré à l’appât du gain ne font qu’un. «Je t’aime ô peuple !» introduit ce combattant hors pair au Panthéon de la vénération populaire. À son tour, Habib Achour inaugure une tout autre affaire. Une expression la résume : donnant, donnant.
Plusieurs fois blessé puis incarcéré, ce leader de la résistance excellait dans l’art de composer avec l’autorité. Par l’entremise de Wassila, il influençait Bourguiba.
Pour ménager ce lien, il évitait, parfois, d’accorder à certaines grèves la caution de l’UGTT. Alors intervenaient les policiers contre les grévistes estampillés du sceau de l’illégalité.
Plusieurs séquences conjoncturelles illustrent cette même et subtile ritournelle. Habib Achour était en train de voyager, Taïeb Baccouche, alors Secrétaire général du syndicat de l’enseignement supérieur, n’avait pu réussi à obtenir l’accord du gouvernement pour la satisfaction de revendications.
Dès son retour, avec son poids plus lourd, Achour accepte la venue à la réunion syndicale des enseignants. Futé, il mit à profit l’occasion. Nul n’ignorait son recours feutré à la dame de fer et âme du palais. Maintenant, rusé, il tenait à impliquer les soi-disant intransigeants dans sa manière de faire.
Toujours égal à lui-même avec cet air mi-figue mi-raisin, si cher aux petits et grands malins il dit : «Êtes-vous d’accord pour que je recoure à mon moyen ?». Dans la langue d’El Jahedh moyen se dit «wassila». Chez l’homme fort et quelque peu retors, l’ambiguïté insinuée entre wassila et Wassila vaut son pesant d’or. Tous, mis à part deux ou trois crient «oui, oui, oui, si Lahbib !»
« Parfois refroidir et parfois réchauffer »
Gratifié par son procédé réussi, le stratège sourit. Pas si fou, Jounaïdi Abdeljaoued enfonce le clou, «Nous comptons beaucoup sur vous pour obtenir ce qui n’a pu l’être sans vous. Cela nous avait refroidis et il vous appartient de réchauffer nos aspirations.»
Habib Achour, heureux de supplanter son dauphin et bientôt successeur, dit à Jounaïdi : «Le rôle du Secrétaire général est parfois de réchauffer, mais aussi, parfois, de refroidir.»
C’est la loi de la négociation, cartes sur ou sous la table du système d’État où figure le syndicat. Je vais défendre vos revendications, mais ravalez vos récriminations adressées à mon style d’action.
Dans ce même ordre d’idées, un article de presse lui reprochait le sens de l’affairisme avec l’argent procuré par l’hôtel Hamilcar ou le bac Sfax-Kerkénah. Lors d’une réunion syndicale avec les enseignants, il dit : «La création de votre section honore l’UGTT, mais vous ne devez pas outrepasser votre rôle.»
Quand les jours de grève ne sont pas payés, est-ce bon ou mauvais que l’UGTT leur procure l’argent nécessaire ? Ce fin négociateur pose un jalon crucial sur l’itinéraire de la guerre engagée entre le travail et le capital.
Mais bien avant le combat anticolonial puis le balancier de la concertation mis en œuvre après l’indépendance, le rêve patronal d’un monde sans grève découvre l’univers où les plus beaux des songes n’ont rien d’un mensonge.
Le paradis perdu
L’employeur, médusé, ne trouve alors entre les employés aucun message ni mot d’ordre afférent au débrayage. Durant cet âge idyllique prévalait le degré zéro de la grève légale ou illégale.
Pour le plus grand bonheur de l’UTICA, l’utopie enfin réalisée a partie liée avec le système du khamessa. Le travailleur asservi au mallek par un lien de dépendance personnelle ne peut quitter le domaine où, en un sens, il est assigné à résidence.
Au cas où il fuit, le khammès revient manu militari sur ordre du caïd, le représentant local du pouvoir beylical. Juge et partie, son maître à vie nourrit, punit et gratifie. H. l’attache au palmier tout au long de la nuit pour avoir chipé des fruits.
Alter ego de l’esclave, corvéable à merci, le travailleur au quint symbolise le paradis perdu par les espèces d’employeurs en ces temps où prospèrent les sit-in à répétition au point de paralyser le procès de production.
Dans la crise économique, rejeton de la Révolution, le dialogue de sourds pèse bien lourd.
En Tunisie, le chemin suivi du khammès asservi au gréviste sans préavis renseigne sur la transformation du rapport établi entre le travailleur et l’employeur.
Plusieurs dynamiques sectorielles hantent «l’évolution» sociale globale. Au temps perdu par le patron, l’otage était l’employé. Maintenant l’inversion de ces positions actualise un jeu de rôles où l’employeur ouvre les yeux pleureurs sur sa posture peu drôle. Dans sa tombe, Hegel doit y entrevoir la confirmation historique de sa dialectique.
La résistance, l’indépendance et la société précoloniale donnent à voir les trois phases des rapports établis entre vendeurs de leur force de travail et possesseurs des moyens de production.
Dans ces conditions, les trois leaders mentionnés incarnent les styles successifs de la direction syndicale après le degré zéro des grèves partielles ou générales.
De nos jours, la société globale traverse le dédale d’une situation paradoxale. Entre l’impératif de la production et l’urgence de la consommation, l’antinomie nourrit la paralysie.
Employeurs et employés désunis introduisent le ver dans le fruit. De là naissait l’utopie de la société sans classes à méditer en ces temps où maints censés savoir saturent la rubrique médiatique de l’improbable «nouveau modèle économique.»
Khalil Zamiti