Il y a soixante-dix ans, une grande diva de la chanson arabe perdait la vie, noyée dans les eaux du Nil. Il s’agit de la grande Asmahane dont le destin bascula le 14 juillet 1944. En reconnaissance au grand héritage artistique laissé par la défunte, nous avons jugé utile de lui rendre hommage rappelant son parcours aux lecteurs. Certains l’ont fait avant nous, et plus majestueusement, dont le réalisateur tunisien Chawki Elmajeri dans la série télévisée à grand succès « Asmahane » avec l’actrice syrienne Soulef Fawakhirji jouant admirablement le rôle de la diva.
Qui était Asmahane ?
De son vrai nom Amal Elatrach, Asmahane a eu une vie tumultueuse commençant par une naissance, en pleine tempête, le 25 novembre 1912 sur un bateau grec reliant Athènes à Beyrouth. Issue d’une famille noble du Djebel Druze en Syrie, son père, le prince Fahd Elatrach, décéda prématurément en 1924. Sa famille, pour des raisons sécuritaires, fût contrainte d’émigrer en Egypte. Les formalités de séjour furent facilitées sur intervention de Saad Zaghloul, ancien ami de la famille Elatrach. Sa mère, la princesse Alia, d’origine libanaise, est professeur de musique. Elle donnait des cours et des galas familiaux pour faire vivre ses trois enfants Fouad, Farid et Amal.
Une voix prometteuse
Cette atmosphère musicale marqua considérablement Farid et Amal pour les orienter vers le métier de la musique. Grâce à un timbre de voix sublime, ils devinrent de véritables prodiges. Alors que la carrière de Farid était en plein essor, le producteur-compositeur Mohamed Elkasebji s’intéressa à la voix d’Amal et le compositeur Daoud Hosni lui attribua un nom de scène Asmahane. Le grand chanteur et compositeur Mohamed Abdelwahab fût également, envoûté par la qualité de sa voix qu’il trouvât mature et prometteuse malgré son jeune âge. Cet élan artistique fût arrêté net par son frère aîné Fouad qui ne voulait pas la voir embrasser une carrière de chanteuse.
Mariage contraint
Homme d’esprit restreint, violent et rétrograde, Fouad lui empoisonnera l’existence à cause d’une jalousie extrême qui dépassait l’entendement. Il fera tout pour réussir à la marier à son cousin le notable druze Hassan Elatrach en 1931. Il brada sa jeune sœur contre une dot offerte à la famille par Hassan et composée de 500 livres-or et d’un appartement à Damas.
Asmahane dût se résigner, en quittant l’Égypte, à l’abandon d’une carrière de chanteuse et de sa nationalité égyptienne du fait de ce mariage avec un Syrien. Elle passa prés de huit années dans le Djebel Druze, isolée du monde de la culture, dans une imposante maison entourée de murailles sur laquelle soufflait constamment un vent bruyant et balayant une terre aride. Ce fût pour elle l’exil, dans un entourage essentiellement féminin noyé dans l’ignorance et la superstition. Elle en voulait à son mari, souvent absent, de l’avoir abandonnée dans une nuée de femmes en noir n’arrêtant pas de jacasser des stupidités à longueur de journée. Elle finit par se lasser de cette envahissante pierraille, des turbans et des voiles, de la rituelle viande de mouton que l’on mettait, à tort et à travers, dans tous les mets.
Elle fût impressionnée par Greta Garbo dans son rôle de la dame aux camélias dans le film de George Cukor « le roman de Marguerite Gautier » vu avec son mari au cinéma Sémiramis de Damas. En hommage à cette actrice, elle donna le prénom de Camélia à sa fille qui venait de naitre.
Divorce et retour au Caire
Asmahane finit par demander le divorce et Hassan l’accepta, mais la mort dans l’âme, car il l’aimait passionnément. Elle fût obligée de laisser Camélia à son père et celui-ci n’entrava jamais les rencontres entre sa fille et sa mère. Hassan, en vrai gentleman, garda durant des années des relations très cordiales avec Asmahane.
Elle retourna au Caire pour retrouver sa famille et surtout son frère Farid, dont la célébrité de chanteur commençait à grandir. Il n’hésitât pas un seul instant à la réintroduire sur la scène artistique. De la chanson elle passa au cinéma, en pleine effervescence à cette époque, et malgré les entraves dues à la perte de sa nationalité égyptienne, pour tourner en 1941 le film «Victoire de la jeunesse». C’était une comédie musicale où elle chanta, à coté de Farid, sa fameuse chanson « bidaa el ouerd » poème de Hilmi Hakim et composition de Farid. Elle fit la connaissance du producteur célèbre Ahmed Baderkane et l’épousa, mais l’union capota rapidement sans qu’elle puisse obtenir la nationalité égyptienne. Elle retrouva de nouveau la solitude, malgré la présence à ses cotés du journaliste Mohamed Tabei et de son inséparable amie, la britannique Mary Baines professeur à l’université Fouad 1er au Caire. Malgré une intense activité artistique elle fût constamment traquée, sans discernement, par les autorités égyptiennes concernant son statut de résidente étrangère. Cette situation la mena désespoir et elle tente de mettre fin à ses jours. Mohamed Tabei, constatant son inhabituelle absence, l’avait sauvée in-extremis d’une mort certaine, après l’avoir découverte évanouie chez elle, une boite de barbituriques vide sur sa table de nuit.
Qui était derrière cet acharnement administratif ? Tout le monde s’accordait à dire que cela émanait du Roi Farouk 1er à qui elle refusait ses avances, semblait-il.
Asmahane soutient la cause alliée
Cette année 1941 fût des plus détestables pour les forces britanniques à cause de leurs déconvenues sur le théâtre méditerranéen. Ils décidèrent de conquérir la Syrie et le Liban concédés auparavant à la France après le morcellement de l’Empire ottoman et occupés par l’autorité de Vichy. Il fallait faire déguerpir les forces de Vichy qui commençaient à accorder des facilités aux Allemands pour conquérir le Proche-Orient. Ils décidèrent de lancer une opération au nom de code « Exporter » conjointement avec les forces de la France libre du Général De Gaulle, pour occuper la Syrie. Il fallait faire traverser la région du Djebel Druze, par les forces venant de Palestine et ce n’était pas une mince affaire. Il fallait avoir le consentement des Druzes et Asmahane était à leur sens la personne appropriée pour les aider. C’était tout d’abord une Druze et en même temps de la famille Elatrach, son récent divorce et sa situation administrative leur facilitaient la tâche. Asmahane fût invitée discrètement chez Walker Smart, directeur du British Council, qu’elle connaissait déjà. Elle y rencontra la fine fleur des services secrets britanniques au Caire à savoir le Capitaine Patrick Andrew Clayton le patron des renseignements et le Major Général John Evett chef des opérations spéciales. On lui expliqua sa mission qui consistait à convaincre les druzes de permettre le passage des forces franco-britanniques vers la Syrie contre un intéressement financier et lapromesse d’accorder l’indépendance à la Syrie à la fin de la guerre. Asmahane devait renouer avec son ex-mari Hassan Elatrach, déjà informé, pour lui faciliter le contact avec le conseil des sages de la communauté druze. Asmahane fut dans un premier temps inquiète de son retour au Djebel Druze et ses mauvais souvenirs. Elle se ressaisit et accepta, sans réserve, cette mission malgré les risques encourus pour sa vie. Dans son esprit l’accomplissement de cette mission alimentait sa verve patriotique par sa contribution à l’indépendance de son pays. Cela lui permettait aussi de rentrer au pays par la grande porte, de quoi rendre jaloux ceux ou celles de l’entourage d’Hassan qui avaient précipité son départ. Elle était surtout ravie de retrouver sa fille Camélia qu’elle n’avait pas revue depuis un certain temps.
Ses interlocuteurs lui intimèrent de garder le secret et de n’en parler à personne. Ils l’invitèrent à regagner Jérusalem où des consignes lui seraient indiquées in-situ. Asmahane faillit, tout de même, à la discrétion en mettant au parfum son seul confident, sauveur et ami le journaliste Mohamed Tabei.
Asmahane dut se rendre à Jérusalem et attendre un agent britannique pour lui faire traverser la frontière vers la Syrie tout en mettant à sa disposition les 40 000 Livre-or qu’elle devait remettre à la communauté druze. Elle mit une tenue de cavalière et monta dans une vielle camionnette ne payant pas de mine et conduite par un Maltais du nom de Toni Abela, ancien guide touristique. La traversée de la frontière se fit sans encombres et Asmahane se rendit à la demeure de Hassan à dos de cheval, comme elle l’avait exigé aux Britanniques. Elle voulait marquer le coup contre ceux ou celles qui l’avaient méprisée. En rentrant elle remarqua sa fille Camélia accrochée à la robe de sa nourrice. Elle l’a prise dans ses bras en l’embrassant avec tendresse. Elle retrouva sur le perron Hassan venu l’accueillir et l’accompagner à la grande salle ou l’attendait le conseil des sages du clan druze. Quand le silence fût établi, Hassan introduisit Asmahane et expliqua le but de sa mission en demandant l’accord du conseil. Après d’interminables délibérations, le doyen du clan donna son accord et la dotation britannique, faite de pièces d’or cachées dans des cartouches de tabac « Lucky- strike», fût distribuée aussitôt aux membres du conseil. Asmahane était fière de réussir sa mission et de montrer à sa communauté l’image d’une femme patriote luttant pour l’indépendance de son pays. Après le départ de tout le monde, Hassan prit Asmahane à part et lui expliqua qu’elle ne pouvait retourner à Jérusalem immédiatement dans la voiture du Maltais. Il ajouta que les autorités françaises de Vichy étaient à sa recherche, l’accusant notamment de chercher à assassiner leur chef, le Général Dentz. Il lui proposa de repartir à travers les routes rocailleuses du Djebel avec des bédouins de sa connaissance. C’est ainsi qu’Asmahane se retrouva de nouveau à Jérusalem. Les Britanniques lui signifièrent de rester en Palestine un certain temps, car en Égypte ils ne pouvaient assurer sa sécurité. Elle fût installée au « King David » au frais de la couronne britannique.
Opération « Exporter »
Afin de juguler l’infiltration des forces allemandes au Moyen-Orient, après les facilités accordées par Vichy à leur aviation en Syrie et au Liban, les Britanniques, en concertation avec les Français de la France libre, décidèrent d’occuper ces deux pays. Cette opération conjointe, du nom de code « Exporter », fut lancée le 8 juin 1941. Aux termes de durs combats les forces françaises de Vichy se rendirent le 11 juillet 1941. Le Général Catroux représentant de la France libre au levant, annonça à Damas, avant même la fin des combats, l’indépendance de la Syrie.
Lassée peut-être par une présence qui s’éternisait à Jérusalem ou encore attendrie par les supplications de sa fille Camélia, Asmahane finit par accepter de se remarier avec Hassen Elatrach et retrouver le Djebel Druze à Soueida. Les secondes noces furent célébrées en grande pompe à l’hôtel « Elchark » de Damas le 3 juillet 1941. Asmahane retrouva ainsi son titre de princesse et peut-être plus de considération de certains membres de la cour d’Égypte, comme la reine mère Nazli. Hassan fût prévenant envers son épouse, en lui permettant de terminer le doublage en anglais d’un film réalisé à Jérusalem. Hassan fut nommé ministre de la Guerre du gouvernement de Damas. À ce titre, Asmahane disposa du passeport diplomatique lui permettant de franchir toutes les frontières et en particulier celles de l’Égypte qui lui étaient refusées auparavant.
Asmahane impressionne le Général De Gaulle
Asmahane maîtrisait à la perfection les trois langues arabe, française et anglaise. Elle avait une solide culture dans chaque langue, maîtrisant le moderne et le classique, impressionnant plus d’une fois ses interlocuteurs.
Au cours d’une réception à la résidence des pins de Beyrouth, organisée en l’honneur du Général De Gaulle de passage au Liban, Asmahane, resplendissante de beauté et de grâce, accompagna son mari en tant que ministre. Le Général Catroux présenta le couple au Général De Gaulle.
Engageant la discussion avec Hassen alors qu’Asmahane traduisait et répondait au Général dans un français parfait. Le Général lui fit des éloges concernant son art dans la chanson et le cinéma. Asmahane profitât de la situation pour soulever un problème qui touchait directement son peuple, en l’occurrence la distribution du blé. Celui-ci répliqua en lui demandant d’expliquer à son peuple l’état de guerre. Celle-ci lui répondit que cela lui était impossible en citant la fable de la Fontaine : « Ventre affamé n’a point d’oreille ». Ce fût le coup fatal pour le Général, fort impressionné par tant de grâce et de culture, au point de solliciter de suite le Général Catroux pour régler le problème au plus vite.
Le retour à Jérusalem et le second divorce d’Hassan
En cette fin de l’année 1941, Asmahane prit de nouveau le chemin de la fuite de Souaida pour regagner Jérusalem après un détour à Beyrouth. Elle ne pouvait continuer à vivre la monotonie d’une vie d’épouse. Asmahane, en femme émancipée refusant les espaces clos, avait besoin de liberté. Elle fit donc sa fugue comme celle d’une jeune fille fuyant son internat. Son seul regret était de ne pas avoir tenu parole à sa fille Camélia. Elle en pleurait des nuits entières rien qu’en pensant à cela. Elle élit demeure pour la seconde fois au King David et reprit sa vie d’errance faite de nuits blanches à jouer au poker jusqu’à l’aube. Elle continua également à enregistrer de nouvelles chansons. Elle resta sourde aux appels répétés d’Hassan. Un jour, il vint à l’hôtel, accompagné de son beau-frère Fouad, lui remit son divorce écrit sur une feuille avec en-tête de King David, contresignés par deux témoins présents sur les lieux, et repartit en empêchant Fouad de toute réaction. Asmahane retrouvait la liberté, mais regrettait le mal qu’elle affligeait à Hassan, un homme qui ne lui avait fait que du bien.
Retour au Caire
Sur une intervention du haut-commissaire de Palestine, Sir Harold MacMichel, Asmahane retourna au Caire pour s’installer au Mena House en face des pyramides et hôtel préféré de Winston Churchill. Elle continua le même type d’existence qu’à Jérusalem, la vie nocturne et la boisson, le poker et la fête. Ce comportement donnait du fil à retordre à ses deux amis, Marie Baines et Mohamed Tabei, qui n’arrêtaient pas de lui prodiguer leurs conseils afin d’éviter l’épuisement de ses ressources. Asmahane leur répliquait toujours qu’elle avait le pressentiment de mourir jeune et donc cela la poussait à vouloir croquer la vie à pleines dents. Son exil à Jérusalem et Souaida n’avait pas altéré sa carrière et sa renommée n’arrêtait pas de conquérir l’ensemble du monde arabe grâce notamment à la radio.
Rêve d’Hollywood
La renommée d’Asmahane attirait toute une nuée d’admirateurs et un certain Heinz Altman, journaliste, correspondant au Proche-Orient du «Zurcher Post» de Zurich avec résidence au Caire fût l’un d’eux. Celui-ci l’avait déjà rencontré dans le train lors de son départ pour Jérusalem et lui avait fait miroiter un projet de carrière cinématographique à Hollywood. En réalité cet individu était un agent de la redoutable Abwer, les services secrets allemands, et que le projet d’Hollywood n’était en fait qu’un appât destiné à l’attirer dans le giron allemand.
Durant les premiers mois de 1942, les nouvelles du front Ouest n’étaient pas très bonnes pour les forces britanniques qui n’arrêtaient pas de reculer sous les coups de boutoir de Rommel. Altmann profitait de cette situation pour prédire une prochaine victoire de l’Axe et l’occupation de tout le Proche-Orient. Asmahane croyait tout ce que lui disait ce dernier et le fait qu’il était originaire d’un pays neutre consolidait sa confiance. Asmahane prit conscience de l’éventualité d’une victoire de l’Axe et les conséquences qui en découlaient sur le sort réservé à sa communauté druze pour l’aide apportée aux Britanniques pendant l’opération « Exporter ». Sur un autre plan, elle était aussi montée contre les Britanniques suite à l’épreuve de force fort humiliante infligée au Roi Farouk. Elle n’avait aucune sympathie pour ce dernier, mais elle considérait que cette opération était une insulte à l’Égypte. Elle sollicita Altman sur l’attitude à prendre qui, en fin manipulateur, lui suggéra de rencontrer Von Papen, l’ambassadeur du Reich à Ankara. Dans la soirée même Altmann envoya à ses employeurs allemands un message radio codé confirmant le retournement de l’agent et sa visite prochaine à Ankara. Les Britanniques, ayant eu vent de cette entreprise, firent qu’Asmahane ne put jamais atteindre Ankara.
Asmahane en exil forcé à Jérusalem et à Beyrouth
Enlevée par les Britanniques dans le train qui l’amenait en Turquie, Asmahane fût assignée à résidence à Jérusalem ou à Beyrouth. Ils s’arrangèrent avec les autorités égyptiennes pour lui interdirent l’entrée en Égypte. Grâce au producteur de film Ahmed Salem, Asmahane put reprendre son travail d’actrice à Jérusalem. Entourée d’admirateurs, Asmahane reprit ses habitudes de soirées fantasques où le champagne coulait à flot. Oubliant l’affront que lui avaient fait les Britanniques, il y avait parmi ses admirateurs Randolf Churchill le fils du Premier Ministre et le colonel Henry Hanlock responsable des renseignements. Ses relations avec Ahmed Salem se consolidaient de jour en jour au point qu’il la demanda en mariage tout en lui promettant le retour en Égypte.
Le mariage mort-né avec Ahmed Salem et le retour en Égypte
Après des tentatives des plus rocambolesques, Ahmed Salem réussit de contracter le mariage à Jérusalem. Voulant obtenir la nationalité égyptienne à son épouse et lui faciliter le séjour en Égypte, Ahmed Salem eut de grandes difficultés pour avoir gain de cause et ce, à cause d’un refus venant de haut lieu. Un de ses amis bien placé lui suggéra de divorcer en lui permettant d’obtenir le visa de séjour à Asmahane en tant qu’étrangère. Il refit les mêmes entourloupettes pour obtenir le divorce et ensuite le permis de séjour. Il revint à Jérusalem pour expliquer à Asmahane la situation, qui, prise au dépourvu, l’accepta. Elle n’avait pas beaucoup le choix, car même son permis de séjour en Palestine était sur le point d’expirer et le retour en Egypte l’exaltait.
Une vie sereine au faîte de la gloire
Après une séparation mouvementée d’Ahmed Salem, se terminant par une tentative d’assassinat et une rupture définitive avec Hassanein, le Chambellan du Roi, Asmahane changea complètement de mode de vie en se consacrant entièrement à son art en enregistrant de nouvelles chansons.
Sa sérénité fut renforcée par ses rencontres, autorisées par Hassan, avec sa fille Camélia à Damas et même au Caire. Elle changea le décor de son appartement où le désordre fût prescrit. Elle sortait rarement et ne buvait presque plus. Un jour, Heinz Altmann, toujours coriace, lui rendit visite pour lui annoncer l’acceptation par la MGM de Hollywood, du projet de scenario qu’il lui avait présenté quelques mois plus tôt. Il regrettait les entraves des Britanniques pour son voyage en Turquie. Asmahane fût ravie de cette nouvelle au point d’inviter son amie Mary Baines à aller fêter l’événement au Mena House. Mary Baines, malgré le travail sérieux de Heinz Altmann, était moins enthousiaste que son amie. Elle n’avait pas confiance, à juste titre, en ce journaliste suisse. Elle ne dira rien à Asmahane pour ne pas entacher ses espoirs.
En cette fin de 1943, tous les espoirs étaient permis pour les Alliés avec la maîtrise presque totale de la Méditerranée la victoire des Russes à Stalingrad et la préparation de l’invasion de la France. L’atmosphère au Caire était joyeuse après l’éloignement du spectre de la guerre. La production artistique s’accentua au courant de l’année 1944.
Asmahane commençait le tournage du film « Amour et vengeance » produit par le célèbre dramaturge Youssef Wahbi. Ce dernier, au cours d’une émission de la télévision égyptienne, décrivait l’actrice comme une grande artiste qui respectait son art et très assidue à son travail contrairement à ce qu’affirmaient certains de ses détracteurs. Il ajouta qu’un jour, après une intense activité de tournage, Asmahane l’avait sollicité pour prendre quelques jours de repos dans la localité de Ras El-Barr. Il l’en dissuada à cause du manque de confort dans ce coin perdu et lui proposa de l’accompagner avec sa famille à Alexandrie. Le lendemain un vendredi à 6 h00 du matin du14 juillet 1944 il se rendit chez Asmahane, habitant une villa à proximité, pour insister de nouveau à l’accompagner à Alexandrie. Alors qu’il était sur le point de la convaincre, deux femmes ayant passé la nuit à son domicile l’en dissuadèrent pour la prendre avec elles à Ras El-Barr.
Fin tragique d’Asmahane
Asmahane et son amie Mary Baines prirent place à bord d’une voiture mise à leur disposition par le studio Misr et conduite par un nouveau chauffeur remplaçant Djaafar souffrant. Il était 11h30, à cinq kilomètres de leur destination entre les deux hameaux de Talkha et Doumiat, la voiture roulant à vive allure en longeant un canal. Tout à coup le chauffeur réduisit sa vitesse en donnant un violant coup de volant en direction du canal, ouvrit sa portière et sauta de son siège laissant ses deux passagères à leur triste sort. Le véhicule sombra dans la seule zone où la profondeur dépassait les trois mètres et les deux femmes, prisonnières dans l’habitacle, moururent noyées. Le chauffeur disparut sans laisser de trace. La nouvelle ébranla le monde artistique et les médias. Mohamed Tabei très affligé, mis en première page de son journal, la photo de la défunte souriante avec une rose dans la main et un gros titre « Adieu Asmahane ». Youssef Wahbi dût se résoudre à changer la fin du film « Amour et vengeance » d’une happy- end à une dismal-end avec la mort de l’héroïne en filmant réellement Asmahane morte dans son linceul. C’était pour lui la meilleure façon de lui rendre hommage. Tout le monde, à cette époque, concluait qu’il s’agit d’un meurtre prémédité et non d’un simple accident.
Qui était derrière le meurtre d’Asmahane ?
C’est une question que l’on continue de poser depuis 70 ans sans avoir la réponse. Ce qui est certain c’est qu’il s’agit d’un meurtre organisé et exécuté par des professionnels appartenant à des services bien organisés. On avait mis plusieurs hypothèses parmi lesquelles on désignait la communauté Druze, le Duo le roi Farouk et la reine Nazli, le MI6 britannique, l’Abwer allemand et même la pauvre Oum Kalthoum. La plupart des chroniqueurs s’accordent à accuser le MI6 britannique pour la simple raison de faire taire une femme qui en savait trop. À notre avis, c’est une erreur d’accuser les britanniques, bien qu’ils en soient capables, pour les raisons suivantes :
– Asmahane ne savait rien d’autre que les termes de sa mission accomplie avec succès et s’ils avaient voulu, les britanniques auraient pu l’éliminer, dans le train même, lors de sa tentative de rejoindre Ankara.
– Les services secrets britanniques connus pour leur efficacité, n’auraient pas commis la bavure d’éliminer avec Asmahane, Mary Baines, une dame de la haute aristocratie britannique.
– Au moment des faits, les britanniques avaient réussi le débarquement en Normandie et sont sûrs de la victoire finale et Asmahane ne représentait pour eux aucune menace.
La communauté Druze ne pouvait commettre un tel forfait car le prince Hassan, principal concerné, s’était toujours conduit en gentleman et l’ayant toujours aimé, il ne pouvait tuer la mère de sa fille.
Pour le duo Roi Farouk et Reine Nazli, s’ils avaient été les auteurs de ce crime, la Révolution de 1952 ne les aurait pas épargnés et les auraient jugés.
Pour Oum Kalthoum, cela frise le ridicule car cette dernière, déjà très célèbre à cette époque, elle n’avait aucune raison pour le faire.
Il reste donc les services secrets allemands, fort présents en Égypte, malgré l’élimination par les Britanniques de plusieurs groupes et agents tel que « Kondor ». Eu égard à la mission effectuée par Asmahane, on peut dire qu’elle avait contribué à les empêcher de se positionner au Proche-Orient. C’est donc probablement, par esprit de représailles qu’ils avaient décidé d’éliminer Asmahane.
Asmahane, toujours vivante
La disparition prématurée d’Asmahane fut, sans nul doute, une grande perte pour le patrimoine musical arabe. Malgré sa courte vie, Asmahane avait laissé un héritage musical important. Youssef Wahbi dira qu’Asmahane était partie assez tôt mais nous a laissé une image d’une femme d’une rare beauté ayant une voix sublime.
Asmahane restera pour toutes les générations, présentes et futures, une véritable icône.
Mohamed Noureddine DHOUIB