Le festival du théâtre d’Avignon, le plus important au monde en matière théâtrale, est, cette année, parasité par l’affaire des intermittents du spectacle.
Avignon ce sont deux festivals en parallèle, le « In » et le « Off», des ateliers, des spectacles de rue, des pièces gratuites, des milliers de touristes et une ambiance inimitable.
« Place aux intermittents »
Mercredi 2 juillet : une jeune femme ouvre son ordinateur portable. « C’est quand Avignon ? », lit-on au dos de l’écran. La blague fait rire les participants, l’assemblée générale peut commencer. Elle a eu lieu en plein air, sur la place du Palais des papes, mercredi 2 juillet, en début de soirée. Au programme de l’AG, organisée par la Coordination des intermittents et précaires (CIP) d’Avignon, il s’agit de sensibiliser les compagnies du « Off » au combat des intermittents du spectacle, alors que le « In » va commencer vendredi 4 juillet – et le « Off », samedi 5 juillet.
La CGT-Spectacle appelle à « une grève massive » le 4 juillet, mais ses émissaires à Avignon préviennent les troupes : il ne s’agit pas de bloquer ni d’empêcher les spectacles ; les grèves doivent être votées démocratiquement, par les équipes artistiques et techniques concernées. Sur place, à l’AG, Marc Slyper, du syndicat des musiciens de la CGT, veille au grain.
« Dans le doute »
Les artistes et les techniciens du « Off » se succèdent au micro. La lutte concerne plus largement « tous les salariés à l’emploi discontinu », explique Véronique de la CIP, comédienne et metteure en scène qui avait fait grève dans le « Off », en 2003. « C’était très dur, financièrement, pour la compagnie, mais on a reçu beaucoup de solidarité », témoigne-t-elle au micro. Ils sont un certain nombre, à Avignon, à être vacataires ou saisonniers pour le Festival « In » ou le « Off »…
Claude, un autre membre de la CIP d’Avignon, chauffe le public. « Le mouvement va continuer de plus belle, avec des actions, des blocages, des occupations, lance-t-il au micro. Manuel Valls attend que les festivals se déroulent normalement. Nous, on n’est pas d’accord ! ». « Pas d’accord », c’est d’ailleurs le nouveau slogan qui orne les autocollants noirs, que certains arborent sur leurs vêtements, tel un badge. D’autres portent le petit carré de tissu rouge sur le tee-shirt ou la robe, en signe de soutien aux intermittents.
« La mobilisation du côté du « off » »
Jusque-là, le « Off » a annoncé son intention de ne pas annuler les spectacles, pour des raisons économiques. « Cette année, 1 083 compagnies jouent 1 307 spectacles », lit-on sur la page d’accueil du site du « Off ». Mais, au vu de certaines prises de parole, mercredi soir, des débrayages sont à prévoir. « Peut-être pourra-t-on organiser une seule journée de grève, mais essayons de la faire tous ensemble ! », propose un jeune homme. Plusieurs personnes expliquent qu’elles en ont « assez » de faire de la médiation, ou de prendre la parole avant les spectacles ou les concerts. C’est utile, bien sûr, mais « pour obtenir quelque chose, il faut bloquer », explique une jeune femme.
La mobilisation se fait en deux temps : jeudi 3 juillet, les militants tractent dans les rues d’Avignon ; en fin d’après-midi, vers 18 heures, la CIP organise une conférence de presse sous les fenêtres de l’Hôtel de Ville, « au moment où l’association du “Off” fera son port d’ouverture », indique Claude. Puis, vendredi 4 juillet, à 10 heures, une AG du « Off » aura lieu, toujours sur la place du Palais des papes ; puis, à 17 heures, une « marche silencieuse » du « Off » partira de la place de l’Horloge et remplacera la traditionnelle parade festive, au grand regret de certains Avignonnais… « Pourquoi c’est toujours le public qui se retrouve privé ? », déplore cette commerçante de la rue Thiers, placardée d’affiches de spectacles depuis mercredi.
La mobilisation vise aussi à « faire le nettoyage dans le “Off”, avec ses tarifs opaques de location de salles, et ses loueurs de sommeil qui s’enrichissent sur le dos des compagnies », explique au Monde Paul-Marie Plaideau. Porte-parole de la CIP de Montpellier, ancien du « Off » d’Avignon (au Colibri, devenu le Théâtre des Lucioles), il est l’un des organisateurs de l’occupation du plateau de Montpellier Danse, le 22 juin, laquelle a empêché la représentation du spectacle d’Angelin Preljocaj, Empty Moves, Part I, II & III. Le 4 juillet, les compagnies du « Off » sont invitées à « afficher le prix de location des salles » où bon leur semble, dans les rues d’Avignon.
« Que le spectacle commence ! »
C’est sous un large chêne et par un beau clair de lune que le mélancolique prince de Hombourg rêve à sa belle tout en tressant, à demi endormi, une couronne de lauriers. A son réveil, il trouve un gant dans sa main. Le lendemain, en pleine réunion d’état-major, il écoute d’une oreille distraite les ordres dictés par le maréchal, en vue du grand combat à venir. Il ne regarde que celle qu’il aime, Natalie, à la recherche d’un gant qu’elle a perdu, elle ne sait comment. Et quand vient le moment d’attendre, sabre au fourreau, Hombourg, qui n’a rien écouté, charge à la tête de ses hommes, bouscule l’ennemi, remporte la victoire mais n’en est pas moins condamné à mort pour avoir désobéi…
En 1951, Jean Vilar convie Gérard Philipe à incarner le prince de Hombourg pour son Ve Festival d’Avignon, alors qu’il tient lui-même « le rôle du père », celui du prince Electeur. En 2014, Olivier Py ouvre son premier festival avec la même œuvre romantique et demande à l’Italien Giorgio Barberio Corsetti d’en assurer la mise en scène.
Corsetti n’est pas un inconnu : il a remporté la saison dernière, à La Comédie-Française, un vif succès avec Le Chapeau de paille d’Italie, et partage sa vie d’artiste entre Paris et Rome. Comme Vilar, il croit aux acteurs et à la puissance des textes, même s’il compte aussi sur sa fidèle équipe (un scénographe, un vidéaste et des créateurs d’images animées) pour enchanter la vaste scène de la cour d’honneur.
Deux solides comédiens entrent donc cet été à leur tour dans les personnages du jeune prince et du souverain, peaufinés par Kleist en 1811, cinq mois avant de se donner la mort. Xavier Gallais saura sûrement apprivoiser la dimension changeante de Hombourg, tour à tour guerrier ou penseur, qui rêve éveillé la veille de la grande bataille et emporte la victoire en désobéissant aux ordres. Luc-Antoine Diquéro incarne un personnage tout autant complexe : l’électeur Frédéric-Guillaume, despote éclairé chargé de protéger la cohésion d’une communauté en guerre. « Le Prince de Hombourg », œuvre riche mêlant tous les registres (épique, onirique, ludique), devrait habiter au mieux l’écrin somptueux de la Cour d’honneur et faire vibrer écrans et tablettes. —
Rarement représentation dans la Cour d’Honneur du Palais des papes aura suscité tant d’attente inquiète et fiévreuse, ce samedi 05 juillet. Après l’annulation la veille, les intermittents allaient-ils permettre au spectacle de se faire ? Y aurait-il ultime lutte, ultime empêchement de jouer pour défendre des droits légitimes ; mais face à l’attente d’un public fervent, légitime lui aussi…
La pratique de l’art – ici le lever de rideau envers et contre tout – est toujours la meilleure réponse, le meilleur défi aux crises. La preuve de « l’utilité » même, essentielle, du théâtre. Le nouveau patron du festival Olivier Py, l’a désespérément clamé depuis des nuits et des jours…
Il a été ce soir-là écouté. La représentation, avec dix minutes de retard qui faisaient tout craindre, a débuté dans la nuit chaude et électrique. Avant que ne démarre la pièce, toute la troupe, ses techniciens et collaborateurs en tout genre ont juste envahi théâtralement – et superbement – le plateau pour y rappeler la nécessité de leur combat, eux « qui dédient leur vie à la poésie ». Avec des accents ouvertement polémiques contre le Medef qui leur ont valu des applaudissements – « Messieurs du Medef, sachez que si vous ne nous aimez pas, nous ne vous aimons pas non plus » ou encore « si vous êtes contre la culture au Medef, c’est que vous n’en avez pas ». Avec une gravité philosophe et belle : « Tentons d’être intranquilles et vigilants ensemble », a prié Anne Alvaro en regardant le public….
Elle est la magnifique Electrice de Brandebourg, celle qui va ouvrir enfin le spectacle, quelques secondes plus tard, dans l’encadrement d’une fenêtre, haut perchée sur le grand mur du Palais des Papes. Et réveiller peut-être les fantômes de la mythique représentation de 1951 quand Gérard Philipe créait « Le Prince de Hombourg » sous la houlette de Jean Vilar, créateur du festival en 1947, et qui osait six ans seulement après la fin de la guerre monter un grand classique du répertoire allemand. Défi ? Vœu de réconciliation entre les peuples
Via une œuvre, il est vrai controversée et énigmatique jusqu’en Allemagne du romantique Heinrich von Kleist, dont la vie s’acheva par un suicide en 1811, à l’âge de 34 ans. Il venait de finir ce drame bizarre sur la désobéissance héroïque, la rupture obligée avec les pères et … la soumission rédemptrice finale.
Hombourg est un officier atteint de crises de somnambulisme, qui s’évanouit volontiers, un être lunaire entre deux mondes. Contre la Suède, il vient de remporter une immense victoire avec sa troupe pour son royaume du Brandebourg. Mais il l’a remportée en désobéissant aux ordres. Et pour cet acte de rébellion, il est condamné à mort par la cour martiale de son pays. Malgré son exploit. S’il a bien fait de désobéir au nom de la patrie, qu’en est-il au nom du pouvoir ? Le dilemme nous ramène à des interrogations autrefois abordées par Corneille, mais toujours d’une brûlante actualité : intime et politique tout ensemble dans nos sociétés de plus en plus individualistes.
Ici le metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti envisage surtout Hombourg en être mal dans sa vie, sa tête, son corps. Est-il homosexuel (comme le prétendrait un inutile prologue – rêvé – avec remise de lauriers par de jeunes éphèbes nus et très affectueux) ? Est-il une marionnette (comme le montre un épilogue final où on le suspend à un portique pour l’agiter comme un pantin) ? Si ces deux scènes manquent de subtilité, le spectacle admirablement joué fait au moins entendre un texte passionnant et trop peu joué, qui pourfend nos abîmes, notre inconscient et s’intéresse à un homme différent, bizarre, hors monde, lointain héritier d’Hamlet, lâche et brave à la fois, nul et magnifique.
Le festival a donc enfin commencé. Corsetti n’utilise pas à merveille la Cour d’Honneur : les praticables et escaliers dont il l’affuble pour occuper l’espace ne laisseront pas un grand souvenir… Mais le festival – ouf ! – a commencé
Farouk Bahri