À un moment où le processus d’inscription des électeurs bat de l’aile à 80 jours du scrutin, certains partis politiques fustigent le travail de l’ISIE (Instance supérieure indépendante des élections) alors que d’autres soutiennent l’effort de cette instance et acceptent le calendrier qu’elle propose. Retour sur une querelle politico-électoraliste qui ne fait que commencer.
Le bal commence de manière solennelle le 8 juillet 2014, lors d’une conférence de presse, organisée à l’hôtel AFRICA, Béji Caïd Essebsi (BCE) Président de Nidaa Tounes, remet en question l’ensemble du jeu électoral proposé par l’ISIE : «Si des élections avaient lieu aujourd’hui, dans l’état actuel des inscriptions, Ennahdha et ses alliés seraient assurés d’une victoire identique à celle de 2011 […] Pourquoi donc organiser des élections dont l’issue est connue d’avance ? […] Formée depuis décembre 2013, l’ISIE n’a entamé la campagne d’inscription que le 23 juin 2014, réduisant ainsi sa marge de manœuvre dans le temps ».
Dans cette même lignée critique, BCE met l’accent sur un fort risque de marginalisation des élections présidentielles par rapport aux élections législatives. Le choix du 28 décembre pour le deuxième tour des élections présidentielles, selon lui, n’est pas un choix judicieux. «Dans le monde entier, à cette période de l’année, dit-il, personne n’ira voter». De ce fait, il propose la date du 25 mars 2015 pour organiser convenablement les présidentielles et afin de garantir la participation des citoyens à cette date.
Lui qui fût Premier ministre lors des élections du 23 octobre 2011, pointe du doigt, sans prononcer les noms de ses adversaires politiques, Ennahdha le CPR (Congrès pour la République) et Ettakatol d’être à l’origine de cette situation. «La troïka et l’Assemblée nationale constituante ont tout fait pour empêcher l’ancienne ISIE de Kamel Jendoubi de poursuivre son action d’inscription des citoyens […] le résultat c’est qu’on a aujourd’hui des gens qui ont très peu de moyens et très peu d’expérience dans le domaine ».
Ce raisonnement ne manque pas d’être partagé par le leader du Front populaire, ne mâchant pas ses mots ce dernier explique que : « […] les gouvernements de Hamadi Jebali et Ali Laârayedh ont saboté l’idée de maintenir en activité l’ISIE ou d’installer une instance indépendante permanente pour les élections parce qu’Ennahdha et ses alliés ne veulent pas de sang nouveau dans les listes électorales. Ils auraient de meilleures chances avec les mêmes listes».
En revanche, la troïka actuellement au pouvoir n’entend pas le problème de cette manière. Pour les Imed Daïmi, Slim Ben Hmidane et Tarek Kahlaoui membre du CPR (Congrès pour la République) dont est issu le Président actuel de la Tunisie Moncef Marzouki «Pas question de reporter la clôture de l'inscription sur les listes électorales qui prendra fin le 22 juillet 2014». Ils accusent les partis repoussant le calendrier électoral de «sabotage» et d'«attitude contre-révolutionnaire».
Imed Daïmi, le secrétaire général du parti du locataire provisoire du Palais de Carthage, répond en ce sens avec vigueur aux critiques du calendrier électoral. Il évoque ainsi le piratage et le blocage du site internet de l’ISIE. « «Il y a un danger sérieux, affirme-t-il. Cette attaque électronique qui coïncide avec ces critiques non-stop, depuis quelques jours, contre la crédibilité de l'ISIE, contre le processus électoral et contre les dates de ces échéances électorales. Tout cela est inquiétant. Tout cela fait partie d'une offensive visant à faire échouer l'opération électorale, d'une attaque en règle contre le processus électoral dans notre pays […]».
Dans cette même lignée, mais de manière moins frontale le porte-parole du parti Ennahdha, Zied Ladhari signale que : «le mouvement Ennahdha est contre la mise en cause des instances car de tels agissements pourraient se répercuter sur la crédibilité de toute l’opération électorale […] l’absence d’un grand nombre de Tunisiens pourrait constituer un problème de légitimité, auquel il faudrait des solutions dans le cadre de la loi.»
Député à l’Assemblée nationale constituante, Samir Taïeb qui a pris la tête, le 22 juin dernier, du parti progressiste Al Massar (la Voie démocratique et sociale), succédant donc à Ahmed Brahim dans une interview accordée le 8 juillet 2014 au journal français l’Humanité n’exclut pas le fait que derrière cette querelle factice, il peut y avoir du consensus voire des accords tacites. « Il ne faut rien exclure, ni la bipolarisation ni même les accords tacites de partage du pouvoir entre ces deux pôles (entendez Ennahda et Nidaa Tounes) Tout est possible » déclare-t-il.
Dans ce tiraillement de part et d’autres, une question se pose : pourquoi les partis politiques au lieu de récupérer à leur propre compte les problèmes de l’ISIE, ne mettent pas la main à la pâte pour que la sphère politique draine le plus d’électeurs possibles ?
À cette question Saïd Aïdi membre du bureau exécutif de Nidaa Tounes, dans un entretien exclusif à REALITÉS ON LINE , déclare : « […] Nous sommes sur le terrain notamment pour les jeunes […] personnellement je vais à Sfax et dans d’autres régions de la Tunisie, je vais aussi à des bureaux à l’étranger qui rencontrent en ce moment même des difficultés dans le processus d’enregistrement notamment à Berlin […] Nidaa Tounès et chaque soir sur le terrain […] la période du Ramadan où les gens ne sont pas trop disponibles rend compliquée la mobilisation car cette période est relativement courte, les gens aiment se retrouver durant la première quinzaine en famille […] Ce n’est pas une question de critique, c’est plutôt soulever un problème essentiel. Aujourd’hui, demander à enregistrer 4 millions sur seulement un mois est une mission particulièrement difficile. Aussi en cette période de la coupe du monde, les jeunes sont plus préoccupés par les matchs de foot. Beaucoup de ces jeunes que nous avons rencontrés ne sont même pas au courant de la procédure pour s’enregistrer […] la sensibilisation des jeunes est essentielle voire majeure pour le futur du pays».
À ce nombre de non-inscrits, il importe d’ajouter ceux, parmi les inscrits, qui n’iront pas voter. Ce segment risque d’être relativement élevé. Dans le meilleur des cas, le nombre d’inscrits atteindrait les 500 000 à la fin de la campagne d’inscription. Cela veut dire qu’au moins 3,5 millions de Tunisiens (sur les 8,2 millions d’électeurs potentiels) n’auront le droit de participer ni aux élections législatives du 26 octobre ni à la présidentielle du 23 novembre. En effet, contrairement aux élections du 23 octobre 2011, l’inscription sur les listes électorales est désormais obligatoire pour participer aux élections.
Pour Chawki Gaddès, spécialiste en droit constitutionnel, le report des élections n’est pas aussi dramatique. « Un report des élections n’est pas aussi dramatique que le laisse penser le président de l’ISIE. En effet, cela ne serait pas une violation de la Constitution, plus précisément de son article 148 qui est un article transitoire et qui ne survivra pas à la mise en place des institutions pérennes de la Constitution. D’un autre côté, la jurisprudence administrative et la doctrine ont toujours affirmé qu’il était permis à l’Administration de ne pas respecter certaines formalités quand les circonstances exceptionnelles ne permettaient pas de les respecter. Par ailleurs, le juge administratif n’exige de formalités que lorsque celles-ci sont possibles à remplir selon la théorie des formalités impossibles. Lorsqu’il y a application de circonstances exceptionnelles, elles dérogent à la légalité normale. Donc, il n’y a aucune obligation de respecter la légalité des formalités à remplir. Ce qui est illégal en période normale est légal en période exceptionnelle. Donc, ces circonstances bouleversent l’ordre traditionnel ».
À côté de ce quiproquo sur le calendrier électoral, les partis politiques auront une prochaine bataille à mener à savoir les listes électorales. Entre temps, les laissés-pour-compte parmi nos concitoyens triment.
Mohamed Ali Elhaou