Par son impertinence, son impuissance aussi, le régulateur du paysage audiovisuel national a transformé une personne hors-la-loi, en victime. La décision inattendue et hâtive de la HAICA (Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle), de fermer la chaîne Nessma TV, a surpris et choqué de nombreux défenseurs de la liberté d’expression et de la pluralité des médias. La réaction est loin d’être un message de sympathie au propriétaire de la chaîne, dont tout le monde connaît les frasques et les dérives, mais elle défend un principe. Parce que dans une démocratie, fut-elle naissante, la disparition d’un média ou le fait de l’empêcher de poursuivre son activité, sous quelque forme que ce soit, est un acte inadmissible. Il ne sert pas la liberté d’expression, ni la démocratie, ni encore l’image du pays. Dans le cas d’espèce, c’est le propriétaire de la chaîne qui en a tiré profit, la HAICA et curieusement le SNJT (Syndicat national des journalistes tunisiens) qui a soutenu sa décision, laissent des plumes, et leur attitude a suscité plutôt réprobation et questionnements lancinants.
Quel que soit l’argument que son président a invoqué, le soutien inconditionnel du SNJT à la décision de l’instance de régulation paraît contre-nature, inconcevable. Un syndicat ne souscrit jamais un acte portant atteinte à la liberté d’expression et à l’exercice par un média des missions qui lui sont dévolues. Le SNJT qui, à une semaine de la célébration de la Journée mondiale de la liberté d’expression, a commis l’irréparable en se rangeant aux côtés d’une instance qui n’est pas, somme toute, au-dessus de tout soupçon.
En effet, pour la HAICA, de la régulation à la censure, il n’y a qu’un pas à franchir pour produire l’irrémédiable, l’instance l’a fait avec une légèreté déconcertante, dans un mauvais timing et en usant d’un argumentaire faible et pauvre. En imposant, par le recours à la force publique, l’arrêt des émissions de Nessma TV, la HAICA a commis une erreur grave, sans précédent. Les déclarations, arrachées dans la foulée, de son président lui ont porté plus de tort que de bien. Un argumentaire qui ne convainc, ni ne peut conférer une plus grande légitimité à la décision qu’il a prise.
Ses déclarations l’ont trahi. Il a reconnu explicitement que Nessma TV ne constitue pas un cas isolé d’une chaîne hors-la-loi ou qui tourne le dos au droit. D’autres chaînes de télévision et de radios pirates continuent à émettre et à fonctionner sans que l’instance de régulation daigne bouger l’index ou a fortiori utiliser les mêmes moyens pour pousser leurs propriétaires dans leurs derniers retranchements.
En avouant que ceux qui ont un appui politique ont échappé à la sentence, il se trahit une seconde fois, révélant que l’on est dans un système qui fonctionne à deux vitesses et où la loi ne s’applique que sur ceux qui ont perdu leurs appuis, ou n’en disposent plus.
Nouri Lejmi, président de la HAICA, reconnaît qu’il a fermé les yeux quatre ans durant sur la chaîne Nessma TV et qu’il a été contraint de recourir aujourd’hui à ces méthodes musclées. Un autre argument qui lui porte préjudice, parce qu’il aurait dû assumer pleinement ses responsabilités et faire appliquer la loi dès que les délais réglementaires ont été épuisés. Fermer les yeux quatre ans sur Nessma TV, avouer son impuissance contre une chaîne qui dispose d’un appui politique, ne pas pouvoir agir contre des radios qui sont dans le déni, entourent la mesure décidée jeudi dernier subitement d’un voile de suspicion, de volonté de punir un patron de presse en perte de vitesse.
Le plus grave dans tout cela, c’est qu’avec l’anarchie qui caractérise le paysage médiatique audiovisuel, la fermeture d’une chaîne récalcitrante, dans quelle mesure revêt-elle un caractère de priorité ? N’aurait-il pas mieux valu agir autrement et adopter une démarche pédagogique pour que nos médias respectent avant tout l’éthique professionnelle, mettent un terme à des pratiques qui ont fait fleurir la désinformation, les fausses nouvelles et un amateurisme assassin ? Depuis que la HAICA a été mise en place pour gérer provisoirement un paysage qui a observé une évolution désordonnée, qu’a fait de concret l’instance pour renforcer le professionnalisme et les bonnes pratiques dans nos médias et éviter que nos chaînes ne tombent dans les travers de pratiques qui ont porté préjudice à la liberté d’expression plus qu’elles ne l’ont servie ? Rien ou presque. Les restrictions qu’elle a imposées lors des dernières Municipales au champ d’action des médias, ont prouvé l’incapacité de cette instance à être un important levier pour le raffermissement de médias professionnels et indépendants. Le peu d’intérêt que les Municipales ont trouvé dans les médias audiovisuels en raison des barrières aberrantes imposées ont concouru indirectement à l’indifférence du corps électoral et au renforcement du camp des absentéistes.
Ce qui est le plus regrettable dans le contexte actuel, c’est qu’en célébrant cette année la Journée mondiale de la liberté d’expression, on trouve les structures professionnelles et de régulation ramer à contre-courant, en choisissant la voie qui dessert le plus la pluralité et la liberté d’expression dans le pays.
39