La Tunisie fête demain son 57e anniversaire dans un climat d’amertume avec la perte de ses fils dans une attaque terroriste qui voulait atteindre l’un des piliers de la République : l’Armée. Ce retour sur l’histoire est, pour nous, une commémoration d’une ère nouvelle que la Tunisie avait inaugurée à l’époque. On aurait, certes, cru que la République, en tant qu’institution, couperait d’avec le despotisme monarchique et c’est cette euphorie, qui a donné cet élan à cette déclaration et au rassemblement de quasiment tous les Tunisiens. Mais avec le temps on est revenu à la case départ : le pouvoir d’un seul. Aujourd’hui que la Tunisie tente de réinventer son système politique, pouvons-nous fonder cette République idéalisée grâce à laquelle on pourrait enfin dire que nous allons faire partie des nations démocratiques ? Mais, tout d’abord, comment Bourguiba et la classe politique dirigeante de l’époque se sont-ils débarrassés du long et pesant héritage qu’était le régime monarchique ?
Dès la formation du premier gouvernement dit de l’indépendance, ou encore «Bourguiba», Bourguiba avait tenu à dépouiller de façon méthodique la monarchie de son pouvoir politique et de ses assises financières, voire de son emblème pluriséculaire. Cette volonté s’inscrivait dans un cheminement vers la fondation d’institutions viables de la future république. Aussi, nous pensons que Bourguiba était poussé par une envie personnelle de se «venger» de la monarchie ; sa littérature, ses discours et déclarations, pléthoriques à cet égard, en apportent d’éloquents témoignages.
Dans ses mémoires, Bourguiba rapporte une scène et fait une description de ses états d’âme. «Une fois, la veille du 27 Ramadan, selon la tradition, je l’accompagnai (Lamine Bey) à la Mosquée Ez-Zitouna. Il s’appuyait sur une canne en ivoire finement ouvragée. À la fin de la cérémonie, le cortège prit le chemin du retour vers le Palais beylical de Carthage. Arrivés à destination, nous franchîmes les deux premières portes. Au moment où il allait passer la troisième, le Bey me tendit sa canne, comme si je devais l’en débarrasser.
Qu’est-ce à dire ? M’écriai-je.
C’est un cadeau que vous offre Son Altesse, s’empressa de répondre son fils M’hamed qui ne manquait, ni de finesse, ni d’intelligence.
Cela changeait tout et j’acceptai le présent. Je n’arrive d’ailleurs plus à remettre la main dessus.
Une autre fois, sa femme, Lella Beya, sollicita une faveur :
Je ne vous ai jamais rien demandé, me dit-elle. Je serais heureuse si vous acceptiez de nommer un tel en remplacement de Mattei. Ce dernier était directeur de la liste civile.
Je n’aime pas les interventions de cette espèce, l’interrompis-je. Je consulterai le ministre des Finances sur le choix d’un candidat convenable…
Un autre jour, je pénétrai dans la grande salle du Palais. La femme du Bey était assise. Je m’arrêtai à mi-chemin et dis :
Il importe que l’on vienne ici même accueillir et saluer le Chef du Gouvernement quand il fait son entrée au Palais. Elle accourut et se confondit en excuses, invoquant son ignorance des usages.
N’oubliez pas, lui recommandai-je, que je ne suis ni un Mustapha Kâak, ni un Slaheddine Baccouche, ni aucun membre de votre entourage» (in H. Bourguiba, Ma vie, mes idées, mon combat, Tunis, Imp. Officielle, 1977, pp. 302-303.)
Les raisons personnelles
Si Bourguiba avait longtemps occulté ses sentiments personnels à l’égard de la monarchie pour des raisons de convenances politiques et protocolaires, le contexte historique de l’époque l’incitait à ne pas donner cours à des actes impulsifs ; la prudence et les calculs étaient de mise. Il faut dire que sans pouvoir politique réel, ni légitimité nationale et internationale, il ne pouvait prétendre à un changement de structure dans le sommet de la hiérarchie politique d’un pays fraîchement indépendant. Aussi et en dépit de son apparent respect des institutions, Habib Bourguiba s’est laissé emporter dans ses discours et réflexions sur les raisons de sa haine à l’égard de la monarchie husseinite. Nous rapportons ici ses propres paroles dans un discours public.«Pour vous montrer (s’adressant au public) la mentalité déplorable de ces familles d’esclaves affranchis, ces mameluks, je vous raconterai l’anecdote significative suivante.
À la mort de l’ancien Bey, on vit arriver au Palais de la République une quantité de mets succulents et de plats finement cuisinés. C’était le tribut symbolique par lequel la famille Slim, à l’invitation de LellaHabiba, mère douairière, voulait marquer son allégeance au Bey déchu. Le chauffeur de la voiture à qui on avait confié le soin de transporter les victuailles chez «Sidna» le maître, s’était trompé d’adresse. Les plats ont bien été consommés au Palais de la République. Mais, ni moi-même ni Mongi Slim n’avons commenté l’événement et chacun garda le silence à ce sujet» (in H. Bourguiba, Ma vie, mon œuvre, mon combat, p. 336.)
Ces propos outrageux, prononcés dans une audience publique (étudiants de l’Institut de presse et de sciences de l’information) ne sont tout de même pas dignes d’un chef d’État, mais cela démontre la haine viscérale et profonde qu’éprouvait Bourguiba à l’égard de la monarchie.
Bourguiba croyait fermement en l’existence d’une complicité entre le yousséfisme
et la monarchie
Bourguiba, ne dressa jamais un tableau idyllique de la Tunisie précoloniale, mais au contraire un tableau sombre de ces Beys «tortionnaires». De Ben Ghdaham, en passant par Zarrouk, il évoquait les pratiques de la Monarchie qui recourait à l’assassinat, l’empoisonnement, l’humiliation publique comme étant des pratiques «banales». C’était pour Bourguiba un argument politique de taille que de s’ériger en justicier du peuple.
Bourguiba ne pardonna jamais à Lamine Bey et bien plus à son fils aîné Chedly Bey, d’avoir admis Ben Youssef à la Cour et de lui avoir offert des services. Or, entre Ben Youssef et Chedly Bey il y avait bien un enjeu de taille. C’est pourquoi et à la différence du Sultan du Maroc, le Bey de Tunis se garda bien d’intervenir dans le conflit Bourguiba-Ben Youssef, caressant l’espoir qu’un événement préparé ou inattendu, vienne sauver in extremis un trône qui nécessitera beaucoup de chance pour être conservé jusqu’à sa mort et qu’il sera peut-être, à la cadence des évènements, le dernier des Husseinites à l’avoir occupé. Bourguiba était pleinement conscient de l’enjeu, il accéléra le rythme de la «création du vide» avant de faire barrage à ces agissements depuis les coulisses.
Comment Bourguiba a-t-il porté le coup de grâce à la monarchie tunisienne ?
Le récit de Bourguiba :
«Le Haut-Commissaire de France, M. Seydoux, fit part à M. Levy-Despas, propriétaire des magasins Monoprix, de son désir de me rencontrer. Il entendait beaucoup parler de moi et voulait me connaître. Je donnai mon accord et notre rencontre eut lieu à Sidi Bou Saïd, dans la villa de notre hôte. Aussitôt que nous fûmes présentés, je lui déclarai :
Je vous avoue que je n’étais pas d’accord pour votre nomination.
M. Masmoudi m’a dit toutes les difficultés et tous les obstacles que vous avez dressés face aux négociateurs tunisiens. Mais puisque vous êtes là, nous allons voir de quoi vous êtes capable.
– Je suis rentré de France, aujourd’hui même, répondit-il. Le Bey, comme lors de mon départ, n’a pas manqué de m’exprimer fermement son opposition au transfert des cavaliers de l’Oujak au gouvernement tunisien. Il a encore tenu à me spécifier que, s’il était d’accord pour l’application de toutes les clauses du Protocole, il refusait fermement, par contre, tout autre concession non prévue par l’accord. J’ai cru devoir souligner, pour ma part, que les troupes transférées au gouvernement étaient tunisiennes et non françaises.
Je restai sidéré. Ainsi donc, au moment où nous nous efforcions de constituer l’embryon d’une armée aussi importante que possible, le Bey ne trouvait rien de mieux que de vouer nos efforts à l’échec.
Après le déjeuner, nous nous quittâmes. C’était un dimanche. Je voulais sonder Ben Ammar qui, Premier ministre, assiste de droit aux audiences accordées par le Bey au représentant de la France. Je le prévins téléphoniquement de ma visite et me rendis auprès de lui. Il m’accueillit avec empressement.
-Avez-vous rencontré le Haut-Commissaire de France aujourd’hui ? Lui demandai-je.
– Effectivement. Tout va d’ailleurs pour le mieux, répondit-il.
– Il n’y a rien d’important à signaler ?
– Rien du tout.
Sur cette réponse, je le quittai et téléphonai à Chedly Bey pour lui dire que je tenais à le rencontrer, le lendemain, à 9 h pour une affaire importante. J’insistai également pour que son frère, M’hamed, se joignit à nous. Nous nous rencontrâmes, le lendemain, à l’heure prévue ; je leur demandai s’ils étaient au courant des entretiens qui s’étaient déroulés la veille entre le Bey, le Premier ministre et le Haut-Commissaire. Sur leur réponse négative, je les ai mis au courant de ce qui s’était passé. Puis je m’élevai avec rigueur contre l’attitude du Bey qui n’hésitait pas à poignarder son gouvernement dans le dos… Quoi qu’il en soit, dis-je alors, cette affaire est très grave. Si le peuple venait à l’apprendre, votre trône éclaterait immédiatement en morceaux.
Je poussai mon avantage et demandai à Mongi Slim qui détenait le portefeuille de l’Intérieur de sonder le terrain et de soumettre le fameux décret au sceau du Bey (La Constituante). Celui-ci s’exécuta immédiatement.(H. Bourguiba, Ma vie… op. cit, pp328-330.)
Bourguiba avoue que «La France savait qu’il était le véritable meneur de jeu et que le rôle des ministres tunisiens n’était que celui de simples figurants». La monarchie pouvait-elle s’opposer à Bourguiba ?
D’après ce récit, on comprend bien pourquoi Lamine Bey n’opposa pas une grande résistance à Bourguiba. En fait, le processus de l’érection de la République a bien commencé dès le 20 mars 1956. Les séries de mesures prises et les réformes apportées procédaient de l’établissement progressif des institutions de la République sans la nommer ; sa déclaration le 25 juillet 1957 était l’aboutissement de tout un travail mené en profondeur et entamé dès le 20 mars 1956.
La monarchie agonise et connaît sa fin ce 25 juillet
Marcel Niedergang, envoyé spécial de France Soir, décrit l’événement par téléphone à son journal sous le titre : «Le Bey de Tunis a passé son dimanche en pleurs entouré de ses quatre fils, (plutôt trois) la garde beylicale a été retirée du palais.»
Tunis le 22 juillet 1957 (par téléphone.)
«Dans la cour couverte du palais de Carthage, près de Tunis, sous le balcon de bois aux losanges bleutés, les gardes du Bey à l’uniforme garance, ne sont plus là. Et sur la route qui monte vers Saïda, deux gendarmes seulement font les cent pas avec nonchalance. Toutes les fenêtres sont closes. Une porte est entrebaillée. On dirait un décor installé pour une pièce qui n’a pas encore commencé.
Samedi après-midi, Lamine Bey a encore fait sa promenade quotidienne dans l’orangeraie près de Soukra. Mais l’incarcération de Slaheddine, son fils cadet, accusé d’avoir voulu écraser un policier avec sa voiture a soudainement jeté la consternation dans la famille beylicale. Et hier, le Bey, chef d’État virtuellement déchu, a passé la journée, entouré de ses quatre fils, en larmes.
Pour les Tunisiens qui suivent, par ailleurs, l’évolution de la situation avec beaucoup d’indifférence, il ne fait pas de doute que l’affaire sera rondement menée et l’éditorial publié ce matin par l’hebdomadaire L’Action, organe des intellectuels du Néo-Destour,et écrit par un familier du Président Bourguiba (clin d’œil à Béchir Ben Yahmed) est naturellement venu renforcer cette impression.
Dans quelques jours, écrit L’Action, la Tunisie ne sera plus une monarchie. La dynastie, d’origine turque, règne sur la Tunisie depuis deux siècles et demi. Elle a eu le temps de s’étioler, et c’est un arbre mort que le peuple tunisien et ses dirigeants vont déraciner.
«La décision que va proclamer l’Assemblée constituante cette semaine, est, certes, le couronnement de l’action du Néo-Destour et de son président. Mais elle va surtout vers l’avenir que nous voulons regarder.
Certes, depuis l’indépendance le Bey a cessé de compter et de coûter. Il n’empêche plus rien, mais sa présence sur un trône branlant, donnait au régime, à l’organisation de l’État tout au moins, un caractère provisoire, précaire et équivoque. Avec le départ de Lamine, dernier bey, la confusion sera levée. Un nouveau gouvernement plus homogène, et peut-être plus technique, puisqu’avec le président Bourguiba, l’expérience l’a prouvé, il n’est pas laissé aux ministres de pouvoirs politiques, devra être constitué…»
La fin de la monarchie
En 1955, la dynastie husseinite fêta 250 ans de règne. Hassine Ben Ali, à l’origine de la fondation de la dynastie, ne pensait guère au moment de son investiture pour défendre la Tunisie des Deys d’Alger à pérenniser son règne à travers sa progéniture.
C’est à la fois un long règne, parfois fécond où des Beys, à l’exemple de Hassine, Hammouda, Ahmed Bey, Naceur et son fils Moncef et bien d’autres se sont illustrés par des œuvres remarquables et une volonté affermie d’innovation et de progrès. Alors que d’autres Beys n’étaient que l’ombre d’eux-mêmes, coulaient une vie douce, assouvissaient leur goût du luxe et ne se préoccupaient guère des intérêts du pays et de leurs sujets.
Fayçal Cherif
L a composition du premier gouvernement de la République
La nouvelle équipe du gouvernement marque un changement de taille, les ministres sont en fait des Secrétaires d’État
Chef du Gouvernement : Habib Bourguiba (en attendant les élections présidentielles) ;
Secrétaire d’État chargé des Affaires étrangères : Sadok Mokadem ;
Sous-Secrétaire d’État du cabinet présidentiel : Abdallah Farhat ;
Secrétaire d’État à la Justice :
Ahmed Mestiri ;
Secrétaire d’État à l’Intérieur :
Taïeb Mhiri ;
Secrétaire d’État aux Finances :
Hédi Nouira ;
Secrétaire d’État au Commerce et à l’Industrie : Ezzedine Abassi ;
Secrétaire d’État à l’Agriculture :
Mustapha Filali ;
Secrétaire d’État aux PTT :
Rachid Driss ;
Secrétaire d’État aux Travaux publics et à l’habitat : André Barrouch ;
Secrétaire d’État à l’Éducation nationale : Lamine Chebbi ;
Secrétaire d’État à la Santé :
Ahmed Ben Salah ;
Secrétaire d’État aux Affaires sociales : Mohamed Chakroun ;
Sous-Secrétaire d’État à l’Information : Béchir Ben Yahmed ;
Secrétaire d’État à la Jeunesse et au Sport : Azzouz Rebaï ;
Sous-Secrétaire d’État au Plan :
Abdesslam Kenani.
Chronologie du passage de la monarchie à la République 1956-1957
-20 mars 1956, la Tunisie devient indépendante
– 12 avril 1956, l’horaire de travail a changé en raison du Ramadan, la séance unique est instaurée
-11 avril 1956, Bourguiba, après consultation de ses équipiers, est nommé par décret beylical Premier ministre, Président du Conseil et cumule aussi les charges de la Défense nationale et des Affaires étrangères
– 15 avril 1956, H. Bourguiba annonce la formation du «Ministère Bourguiba», dit aussi le «Gouvernement de l’indépendance»
– 26 avril 1956, un décret charge le ministère des Finances d’administrer le domaine privé et le domaine d’État affecté à la Couronne ainsi que la liste civile du Bey, jusque-là administrés par la Présidence du Conseil ; il est mis fin aux fonctions exercées par le fonctionnaire français qui était «l’Administrateur de la liste civile»
– 3 mai 1956, deux décrets rétablissent et organisent les ministères des Affaires Étrangères et de la Défense nationale
– 31 mai 1956, «Sont supprimés tous privilèges, exonérations ou immunités de quelque nature que ce soit jusque-là reconnus aux membres de la famille beylicale». Tout bien ayant le caractère de habous public est intégré dans le domaine d’État et pris en charge par le Service des Domaines
– 7 juin 1956, sont fixées les conditions de fonctionnement de l’Assemblée nationale constituante
– 21 juin 1956, le territoire du royaume est découpé en quatorze«Régions» ayant à leur tête des gouverneurs assistés de «Secrétaires généraux», chaque région coiffant plusieurs «délégations»
– 21 juin 1956, Décret réformant l’École tunisienne d’Administration, laquelle prend le nom d’École nationale d’Administration. La nouvelle école, à laquelle il ne sera accédé que par concours, est destinée à former les cadres supérieurs de l’Administration tunisienne
– 14 juillet 1956, les journaux tunisiens parlent de rupture de négociations avec la France
– 26 juillet 1956, on impose au Bey la cérémonie du Sceau l’après-midi et non le matin
– 28 juillet 1956, suppression du Diwan du Bey
– 17 août 1956, deux bus incendiés par les fellaghas, l’anarchie règne
– 17 septembre 1956, les journaux annoncent prochainement l’arrivée du Roi du Maroc s’associant avec Bourguiba pour faire les «bons offices» pour trouver un compromis au problème algérien
– 22 octobre 1956, alors que le Bey Lamine, Mohammed V attendaient les «cinq» algériens dont Ben Bella chef de file, l’avion est détourné et forcé d’atterrir à Alger et les membres du FLN emprisonnés
– 19 novembre 1956, Bourguiba arrive à New York pour la session de l’ONU
– 15 juillet 1957, la Garde beylicale est remplacée par l’armée tunisienne qui, en fait, tient le Bey prisonnier ainsi que son entourage, puisque personne ne peut plus entrer ou sortir librement
– 18 juillet 1957, Slaheddine Bey, fils cadet de Lamine Bey est arrêté et transféré à la prison civile pour «coup et blessures contre un inspecteur de police qui surveillait le Palais»
– 23 juillet 1957, le Palais est encerclé et verrouillé, téléphone coupé
– 25 juillet 1957, une délégation de l’Assemblée constituante, composée de Djellouli Farès, Ali Belhouane et Driss Guiga est venue signifier à Lamine sa déposition.