Avant même le démarrage de la campagne électorale, le pays vit une grande effervescence, une tension extrême entre les différents protagonistes en course pour la présidentielle anticipée et un questionnement sur la transparence du processus électoral. L’arrestation, jeudi dernier, de l’un des candidats propulsé par les sondages comme favori, Nabil Karoui, a autant surpris que ravivé l’ambiance délétère qui sévit, brouillant en même temps les cartes. Pour ce candidat qui s’est invité à cette course au bout d’un processus controversé ayant illustré la perversion de l’action associative et la manipulation de médias, ce qui s’est produit, c’est-à-dire son arrestation, a été comme un cadeau qui lui est tombé du ciel. Par la force des choses, ce candidat – l’ISIE affirme qu’il reste dans la course – a acquis une longueur d’avance sur ses concurrents en se mettant dans la peau d’une victime, d’une personne que certains de ses adversaires qui viennent de l’establishment cherchent à abattre. Le concours malheureux de circonstances lui donne cet avantage, des circonstances atténuantes, une vague de sympathie et de solidarité inespérée. Manifestement, la décision de justice, dont on n’a pas cessé de rappeler l’indépendance, vient au mauvais moment et le mode opératoire choisi paraît grotesque et peu innocent. En cherchant depuis des mois déjà à évincer, coûte que coûte, de la course un candidat donné favori et dont la présence gêne, le jeu a été faussé et il sera difficile de prouver le contraire s’agissant en particulier d’un système judiciaire qui n’est pas aux ordres des partis au pouvoir.
Même si Youssef Chahed a annoncé, 24 heures à l’avance, son désengagement provisoire de la présidence du gouvernement, même si le mouvement Ennahdha s’est empressé d’annoncer qu’il n’est pour rien dans l’arrestation de ce concurrent, une certitude reste difficile à contredire chez l’opinion publique. Peut-on facilement infirmer que ceux qui détiennent le pouvoir ont agi en faisant pression sur la justice pour barrer la route devant Karoui ? Même si on a fourni un argument de rêve à ceux qui le soutiennent et qui ont vite crié au scandale, au retour de la dictature, pointant du doigt Youssef Chahed et Ennahdha, on a daigné oublier que la popularité de ce candidat se nourrit justement du populisme, de l’incohérence de l’action publique et du laxisme de la classe politique. Aujourd’hui, on mesure l’embarras de tous ceux qui se sont interposés pour que l’amendement de la loi électorale reste lettre morte, ouvrant inconsciemment la boite de pandore devant des candidats qui n’ont ni l’aptitude ni les conditions requises pour assumer pleinement les missions qu’impose la magistrature suprême.
Cet épisode malencontreux dont l’avènement n’a rien d’innocent n’a fait qu’ajouter une touche à l’imbroglio qui règne avec son lot de règlements de compte et de guerres sans merci que se livrent toutes les familles politiques en prévision d’une élection présidentielle anticipée indécise et dont l’issue est imprévisible. Outre la diabolisation du pouvoir, des candidats, des partis, tout le monde s’en est donné à cœur joie dans un sport favori des Tunisiens, celui de la stigmatisation, de la suspicion et des guerres fratricides, qui n’obéit à aucune règle, aucune limite et aucune ligne rouge.
Dans ce dérapage incontrôlé et qui risque de s’accélérer au cours des prochains jours, tous les acteurs politiques se sont trouvés dans les starting-blocks, à savoir partis politiques, candidats, société civile, instance de régulation et de conduite des élections, médias… Tous ont donné le mauvais ton. Ils ont montré qu’ils n’avaient pas résisté à la tentation d’instrumentalisation et de désinformation, s’en sont souciés comme d’une guigne de tout débat public qui aurait pu mobiliser les Tunisiens et de toute éthique professionnelle. Sur la plupart des chaînes de télévision, les plateaux improvisés sont devenus une plateforme pour certains journalistes d’étaler leur allégeance à certains candidats, leur impertinence et leur manque de maturité. En même temps, la HAICA (haute autorité indépendante de l’audiovisuel) a voulu monter au créneau, cherchant à imposer sa loi et à cadenasser toute expression. Tout relève de l’interdit et les journalistes sont condamnés à faire de la figuration, non à agir en tant que professionnels.
Ils n’ont qu’à poser les questions qu’on leur prépare, ne pas sortir du moule que l’équipe de la HAICA leur a coulé. Ceux qui ont transformé cette instance en outil de contrôle, de censure sont déterminés, une fois de plus, à gâcher la fête électorale en avançant de faux arguments, de faux exemples, de mauvaises pratiques. Ils n’ont pas retenu les leçons de leur responsabilité dans l’échec des dernières Municipales et ils font tout pour que le débat public lors de la Présidentielle anticipée et des Législatives soit creux, peu consistant, le réduisant à une simple succession de passages de candidats et de discours incolores et inodores.
Ils arguent que c’est ainsi que les choses se passent dans les démocraties, oubliant qu’on est témoins, que ce soit en France ou ailleurs, de débats libres, contradictoires et où les journalistes n’obéissent qu’à une seule chose : leur conscience et leur expérience.
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