La Tunisie peut se vanter aujourd’hui d’avoir une véritable armée républicaine et non une armée partisane, comme c’est le cas dans la plupart des pays arabes. En évitant de s’immiscer dans les affaires politiques d’une façon directe, l’armée tunisienne s’est tournée, depuis 1966, vers les véritables missions qui lui incombent. Le témoignage de l’ambassadeur de France à Tunis, Jean Sauvagnargues, précise sans ambiguïté et malgré le coup d’État de 1962, que jamais le prestige de l’armée n’a été atteint. «L’armée tunisienne, en dépit d’effectifs réduits à 15.000 hommes, est bien tenue. Ses cadres et ses hommes ont des traditions guerrières : le fait d’armes en Italie du 4e Régiment de Tirailleurs tunisiens sur la ligne Gustave, considéré comme l’un des plus brillants de la guerre suscite toujours ici (en France) une grande fierté. Il a pu paraître nécessaire au régime d’employer de façon plus rationnelle une force militaire dont la valeur est réelle et qui par sa formation et ses traditions n’est pas révolutionnaire. Le nombre de «fellagas» qui ont fait carrière dans l’armée est extrêmement réduit et les cadres ont presque tous reçu leur formation dans nos écoles militaires.»
Durant les trois années qui ont suivi le coup d’État de 1962, la situation de l’armée a connu une stagnation et une « prolétarisation ». Entre-temps, en 1963 et 1964, la Tunisie avait pu retrouver sa souveraineté territoriale totale. Le 15 octobre, le dernier soldat français quittait la base de Bizerte et, le 12 mai 1964, les terres domaniales étaient définitivement récupérées par l’État tunisien. Les effets néfastes de la tentative du coup d’État de 1962, sonnaient l’alerte à la classe politique qui prit enfin conscience de la nécessité de sortir l’Armée de son «ghetto». Après trois années de tâtonnement, Ahmed Mestiri prit les affaires du ministère de la Défense en 1966, il a œuvré dans trois directions :
Amélioration du standing des militaires ;
Attribution à l’Armée d’un rôle plus agissant dans la collectivité nationale ;
Relèvement du niveau des cadres.
C’est une réforme de grande envergure qui a commencé sur le plan juridique. Au tout début de l’année 1967, des textes législatifs ont porté sur le dégagement des cadres dans des conditions satisfaisantes et le nouveau statut attribué aux militaires, deux initiatives qui ont concouru à rendre l’Armée plus attrayante sur le plan du prestige et le plan matériel. Aussi, au lieu qu’elle soit cantonnée dans les casernes, l’Armée s’est vue dotée d’un rôle social et de tâches d’intérêt général à accomplir : alphabétisation, construction d’infrastructures, formation professionnelle des recrues et maintien de l’ordre dans les territoires du sud, mission jusque-là assurée par la Garde nationale. Et, compte tenu du délaissement et du manque d’intérêt pour la formation militaire, le ministère avait œuvré à l’ouverture en 1967 d’un lycée militaire à Bizerte et d’une académie militaire à Foundouk-Jedid.
Ahmed Mestiri a réussi dans un laps de temps très court à détendre le climat entre l’Armée et le régime. L’ensemble de ces réformes a donné à l’Armée ses institutions propres et a réussi à insuffler un élan de patriotisme exempt de toute implication dans les affaires politiques. L’ambassadeur de France à Tunis, cité plus haut, émet une réflexion, «Par une attitude à la fois libérée des réflexes de défiance les plus ostensibles et plus respectueuse de l’amour-propre militaire, M. Mestiri (a réussi) à la reprise de la coopération militaire avec (la France). (Celle-ci) suscite opportunément dans les milieux de l’Armée l’espoir d’un renforcement et d’une modernisation de ses moyens matériels». Et de conclure «Le stéréotype de l’officier tunisien affiche un patriotisme de bon aloi et tire plutôt fierté d’un régime qu’il considère comme le plus évolué, le plus stable et le plus démocratique du monde arabe. S’il lui arrive d’éprouver un sentiment de frustration et d’envie lorsqu’il établit un parallèle avec son frère d’armes marocain, algérien et aujourd’hui libyen, il n’en regarde pas moins une conséquence logique du système démocratique qui est le sien.»
Cet élan a permis, à l’époque et pour des décennies, à l’armée tunisienne de se consacrer à soutenir l’effort de l’État dans sa lutte contre le sous-développement. C’était des débuts timides qui ont introduit dans la culture de l’Armée la tradition de la formation professionnelle, mais qui ne l’a pour autant pas transformée en armée de métier.
F.C