Celui qui est soupçonné de ne jamais franchir le seuil de la mosquée, le vendeur de boissons alcoolisées, la jeune fille coupable d’exhiber la naissance de seins galbés, outre ses superbes mollets, le journaliste prompt à stigmatiser «l’obscurantiste» et l’artiste profanateur du sacré, attirent partout la foudre salafiste. Mais pourquoi les modernistes, confinés dans une attitude passive, craintive, plaintive et défensive, ne prennent-ils pas, eux aussi, l’initiative de l’offensive, seule manière de gagner la guerre éclair ? En guise de réciprocité, le porteur de kamis et de barbe démesurée, surtout sur l’avenue Bourguiba, emblème de l’émancipateur floué, serait tabassé à volonté. La réponse donnée le 31 mai, par mes trois coéquipiers de l’étude appliquée au problème hydraulique dans le gouvernorat de Ben Arous, tous pratiquants et partisans d’une charia unique source des lois, projette un éclairage sur une prise de position sans doute commune à une bonne fraction des activistes les plus virulents. Cette formulation résume le discours énoncé tout au long de l’aller-retour : «les kouffars ne sont pas convaincus au point de prendre des risques parce que leurs idées sont néfastes. Le croyant n’a peur de rien ; il veut mourir chahid».
Selon ces témoins de l’éthos à connotation théocratique, l’adhésion aux droits humains ne saurait jamais rivaliser avec l’adhérence à l’ordre divin, seule façon de suivre le droit chemin. Sous le couvert d’une argumentation aux allures fondées, cette affirmation masque une thèse parfois erronée.
Les modernistes inversent la perspective et tombent dans la même dérive. Dans l’un et l’autre cas, la méprise commise au plan de l’analyse est au principe de la sottise. Lors des luttes engagées pour l’Indépendance, les religieux, tel Chédly Ennaïfer – mon professeur au Lycée Carnot, – et les marxistes, tels George Adda, l’inoubliable intransigeant, affrontèrent le colon avec la même abnégation. Le contenu des convictions profanes ou sacrées ne présume pas de leur efficacité symbolique lors des joutes politiques. Avec ou sans référence à Dieu, l’indigné affronte la mort sur fond de motivations patriotiques.
Mais entre les salafistes et les modernistes, la commune hostilité nourrit le secret désir de parvenir à un monde social débarrassé du clan opposé. En égard à l’éventuelle acceptation du vivre ensemble, Ali Fehmi, fameux professeur à l’institut de criminologie du Caire, me disait au sujet des frères musulmans : «S’ils étaient prêts à la coexistence pacifique, j’aurais volontiers, cherché à être leur imam».
La Turquie semble mieux relever le grand défi. En Tunisie, dans le chassé-croisé de l’inimitié à tonalité inquisitrice, les ceux qui campent sur les hauteurs de l’Etat ne savent plus sur quel pied danser. D’une part, le ministre de l’Intérieur dément l’accusation de laxisme dans la mesure où les salafistes composent «la majorité des détenus» et de l’autre, le chef de l’Etat dit : «La chariaâ, c’est la démocratie». Mais nul n’est dupe de l’illusion réconciliatrice, car il reste à savoir si la chariaâ démocratique descend du ciel ou provient du bricolage humain, trop humain. Jadis reine des mers, avec son amiral Nelson, l’Angleterre paraît indiquer la voie idéale avec sa géniale démocratie royale. A quoi sert de mourir pour l’ange, le diable et l’indécidable au moment où tant de familles déshéritées peinent à garnir la table? Cependant, tributaire du sécuritaire, l’urgence de la relance économique incite la direction politique à réorienter les regards opposés. Au lieu de s’épier l’un l’autre, islamiste et moderniste feraient mieux de «regarder ensemble dans la même direction», aurait proposé le personnaliste Emmanuel Mounier. Les positions prises aujourd’hui contre les outrances offensives des salafistes et les prémices défensives de leurs victimes expriment l’incidence de l’économique sur le politique, même s’il ne faut pas fermer les yeux sur le grain de sel venu d’Amérique. Depuis le bal ouvert par la mondialisation, dynamiques exogènes et endogènes convolent en justes noces, malgré les nostalgies liées à la notion de souveraineté. Les «dégageurs» de Moubarak votent et l’alliance israélo-américaine, un tant soit peu, tremblotte. Une dépendance à double sens n’a jamais cessé de miner les rapports internationaux d’inégalité.
Par le recours à la violence, les stratèges de l’impérialisme prétendaient façonner le monde à leur image au prix d’innommables courages. Ils sèment la démocratie des conquérants et ils récoltent le rire, narquois, des Talibans. Par le tabassage, les nôtres envisagent de recréer les modernistes à leur image. Comment expliquer cette prise de position sous-jacente aux expéditions punitives ? Pour les gardiens de l’éthique salafique, il est question de réislamisation montée à l’assaut de la dépravation.
Mais parmi les motivations combinées, figure, aussi, l’inavoué. Les sociologues l’observent partout et depuis toujours ; la peur de la différence ouvre les vannes de la violence.
Hantise des associés par la mise en commun des codifications, l’étranger fleure le danger. Au miroir du moderniste, le salafiste perçoit un démenti infligé à la démonstration de sa vérité par sa fondation sur le consensus de la communauté. La remise en question de son intime conviction infiltre le doute, antichambre de la déroute. Programmée, l’uniformisation des profils rassure, brise la glace où apparaît, par l’entremise du libre penseur, l’arbitraire des manières de croire, d’être et de penser. La réaction à l’action dévoile une autre incitation. Une fois son dépôt incendié, le marchand de boissons prohibées tire sur la mosquée. Intéressé à sauvegarder son gagne-pain, il outrepasse le divin.
Ici, les infrastructures infléchissent les dispositions superstructurelles. Comment songer à prier ou à blasphémer sans boire, ni manger ? Enchevêtrées, complexes, plusieurs déterminations hétérogènes ressourcent l’offensive et la défensive déployées dans le sillage de la révolution.
Par Khalil Zamiti