En Libye et pas loin des frontières tunisiennes sont menées plusieurs batailles milices et tribus, dont les Zentane qui se battent contre l’organisation Ansar Al Charia installée à Misrata. Une guerre est aussi menée par l’ancien militaire, Hafter, contre les fondamentalistes et chaque parcelle de la Libye est âprement disputée.
Des milliers de Tunisiens, Libyens, Égyptiens et des ressortissants d’autres pays fuient, depuis, la Libye pour la Tunisie. Quelles sont les retombées du chaos libyen sur le sud tunisien, notamment à Ras Jedir et Ben Guerdane ? Reportage
À Ras Jedir et devant le poste de sécurité, des hommes vous interpellent, agitant une grosse liasse de billets de banque et vous proposant des dollars ou des euros. À Ben Guerdane, cette pratique, pourtant interdite, est des plus courantes. Des box, par dizaines, longent les rues consacrées à ce négoce et baptisées «rue de l’échange». Pourtant, la pratique ne nuit pas seulement au cours de change, au dinar et à la bourse tunisienne, mais facilite également le blanchiment d’argent nourrissant le terrorisme dans un contexte de lutte précisément contre ce danger.
Rien à Ben Guerdane, ou presque, n’obéit à l’État et fonctionne en dehors de ses institutions. Il est très courant de voir des voitures sans immatriculation. Et elles ne sont pas seulement destinées à la contrebande. À Ben Guerdane prospère le trafic de voitures volées ou simplement sans papiers. Des véhicules qu’on ramène de l’étranger et qu’on revend sans avoir payé les taxes. Il suffit de remplacer le châssis par un ancien et le nouveau propriétaire peut s’en servir sans s’attirer d’ennuis, nous explique-t-on et de les revendre ensuite en pièces détachées. «Ici, même les gens n’ont pas de papiers d’identité» nous raconte un restaurateur, «ils naissent, grandissent, se déplacent sur tout le territoire tunisien sans n’avoir jamais possédé une carte d’identité nationale».
Le soir et pour célébrer les mariages, des jeunes à bord de véhicule tirent des feux d’artifice en l’air et à proximité des passants. On nous rapporte que «oui, c’est interdit, mais la police n’intervient pas à Ben Guerdane. Tous les soirs, des blessés et des brûlés se retrouvent à l’hôpital touchés par des fragments, mais la police n’intervient pas. Même si elle l’avait voulu, elle ne le pourrait pas, comme on est à proximité des frontières. Une personne impliquée dans n’importe quelle affaire peut très bien se «volatiliser», partir quelque temps en Libye, le temps que l’affaire se calme et revenir ensuite en Tunisie».
Sur la grande route menant à Ras Jedir, à la sortie de Ben Guerdane, les magasins de grossistes, jadis prospères, sont toujours ouverts, mais il suffit d’y faire un tour pour comprendre que la crise en Libye a anéanti le commerce, certes parallèle, dont se nourrit la ville. L’odeur de la moisissure emplit les magasins, la poussière enveloppe les tissus, tapis, habits et cartons de nourriture, certains produits de beauté sont écrasés ou desséchés et, hormis une poignée de personnes de passage, les commerçants demeurent seuls dans leurs commerces vides. «Les prix ont flambé depuis la guerre en Libye, tout a triplé, car il n’y a pas de marchandise qui arrive», nous explique-t-on. «Certains ont déposé la clé, n’ayant plus rien à vendre, d’autres liquident la marchandise qui est là depuis un certain moment en triplant les prix et ils angoissent en attendant de savoir ce qu’il adviendra quand ils auront tout vendu sans pouvoir rien ramener de nouveau.» À défaut de la marchandise légale, bien que ramenée et vendue illégalement via la contrebande, il paraît que d’autres commerces illicites viennent remplacer les stocks de nourriture et de vêtements. «Tout se vend ici à Ben Guerdane, absolument tout» nous assure-t-on. «Tout ce que vous pouvez imaginer, même d’illicite». Des drogues et des armes ? «Tout !», nous répond-on avec un large sourire et en hochant la tête…
En visitant Ben Guerdane, en parcourant sa « rue de l’échange », en regardant ses voitures sans immatriculations, etc., l’on comprend effectivement vite qu’il ne sert à rien d’entrer dans une lutte armée contre les terroristes à Kasserine ou ailleurs, si l’on ne commence pas par tout d’abord lutter contre la contrebande et proposer des solutions institutionnelles aux habitants de la région.
Hajer Ajroudi