Comment appliquer le ton de l’analyse à deux points de vue divergents ? L’exposition et l’exploration des argumentations opposées déblayent la voie de la compréhension requise par l’explication. Le procureur de la République somme les avocats de quitter son bureau et face au refus, la police, mandatée, se charge d’évacuer. Ce cas de figure classique et atypique exhibe la désobéissance aux règles de la structure hiérarchique.
C’est l’instant où l’anarchie occupe les territoires évacués par les normes de la hiérarchie. Ce constat n’est ni négociable ni réfutable car les codifications hiérarchiques déploient la clef de voute et la cheville ouvrière de la stratification sociale fondatrice de l’Etat remis en cause par les théories anarchistes. Sorel, Kropthine, Louise Michel et Bakounine figurent parmi ce courant d’inspiration apparentée au populisme. Dans ces conditions, l’action des avocats fleure un air de famille avec le profil idéologique de Kaïs Saïed et de Nabil Karoui, quand bien même, pour être taxé de populiste, prendre position pour les damnés de la terre ne suffirait pas. Boudés par les électeurs, les campés sur les hauteurs de l’Etat contribuèrent, par leur incurie depuis l’insurrection, à la fragilisation de l’Etat. Aujourd’hui, de toutes parts montent les risques liés à l’utopie anarchiste.
Avec Marx-Engels, la disparition des classes accompagne le dépérissement de l’Etat et P. Clastres idéalise « la société sans Etat » dans « Chronique des indiens Guayaki, », paru en 1972 chez Plon. Comme si l’intellection de haut vol ne suffisait pas, Hizb Ettahrir conteste l’Etat moderne et la Constitution, bombardés, selon lui, par l’Occident. Tel un dromadaire entré par effraction dans le magasin de potières venues de Sejnane, les avocats sans robe noire, ne voient pas leur bosse pleine de visions plébéennes.
« L’enfer est pavé de bonnes intention ». La séquestration du procureur devait le contraindre à convoquer, d’urgence, les présumés coupables avant leur éventuel accès à l’ARP par l’entremise des élections législatives.
Cependant, avoir des raisons ne signifie guère avoir raison quant à la remise en question de l’ordre hiérarchique, porte ouverte sur le désordre anarchique.
Interviewé, à ce propos, le 20 septembre, Ali Ben Amor Bayouli, buraliste au centre commercial à El Manar, me dit « Ce sont des bandits. Après leur échec aux élections, ils cherchent à imposer leur existence par la violence. » Avec la LTDH et l’UGTT apparaît l’énonciation d’un avis différent. Ces deux organisations soutiennent les avocats et dénoncent l’occultation de la vérité afférente aux assassinats politiques et à l’appareil secret. La couverture, délibérée, des crimes avérés atteste le vice mis en forme par la dépendance de la justice. Pour l’UGTT, les avocats revendiquent un Etat de droit. Au terme de l’investigation, les deux clans mis en présence expriment leur accord sur l’enjeu de leur désaccord, la nature de l’Etat. Absolutiser l’une ou l’autre position troque le ton de l’analyse contre l’accent partisan et pend, au bout d’une corde, les dessous de la discorde.
Les avocats contestent un Etat inféodé à Ennahdha et clignent, par là, aux prescriptions du Coran. Celui-ci prescrit l’obeissance au chef des croyants sauf au cas où il transgresserait les injonctions de la religion.
A ce propos, le profane et le sacré, quelque peu réconciliés, avancent main dans la main. Mais, censés résoudre les disputes intervenues entre citoyens, avocats et juges échouent à conjurer le conflit surgit entre eux. Les remous de la crise économique, politique et culturelle redoublent de férocité avec son effet dévastateur parvenu jusqu’aux justiciers garants, à leur façon, de la sécurité.
Pour cette raison, chacun ressent l’extrême gravité, à l’orée d’élections où le clan clérical perçoit un enjeu capital. L’immunité parlementaire maximalise les motivations cachées par les uns à l’instant même où les autres aspirent à voir la pression maximale inciter le tribunal à rendre justice, au plus vite, dans l’affaire Belaïd-Brahmi.
Ecouter les deux voix remet le ton de l’analyse dans le contexte complexe de l’Etat et de la société en désarroi.
Les conflits sont faits pour être gérés. Ainsi, madame Fayza Ben Abderrazak dédramatise la confrontation : « Il ne faut jeter la pierre ni aux uns, ni aux autres. Tous juristes, ils finiront par trouver un terrain d’entente. Ils ont plusieurs points communs. L’action des avocats, répréhensible, et la réaction des juges, légitime, expriment un dynamisme préférable à une société amorphe. Ils devraient unir leurs efforts pour traiter l’affaire des assassinats politiques au lieu de perturber la justice. »
Ce genre de surplomb surprend à l’heure où les pris de rage, au sommet de l’Etat, rêvent de vendetta sauvage et répond à ces vers de Baudelaire « : « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides / Va te purifier dans l’air supérieur / Et bois, comme une pure et divine liqueur / Le feu clair qui remplit les espaces limpides. »
Outre l’UGTT, en première ligne, l’AFTD, l’UTICA et la LTDH prennent position pour les avocats.
Tout ce beau monde serait-il, à ce point, insensé ?
Selon le bâtonnier Brahim Bouderbala, ancien président de la LTDH, « le procureur de la république a choisi l’escalade ». Pourtant, Brahim Bouderbala n’est guère un jusqu’au-boutiste. Naguère, quand je lui ai demandé d’intervenir pour que la police de Ben Ali me rende mon fusil, il m’a répondu : « Ecoute, Khalil, sont-ils occupés à ramasser les fusils ou à les distribuer ? »
Et il n’a pas bougé le petit doigt face aux sans foi ni loi. Aujourd’hui, son discours a partie liée avec un métadiscours où il est question d’enfermer dans la chambre noire et à double tour, l’affaire malvenue à l’orée des élections. Avec une Constitution bicéphale, mi-civile, mi-cléricale, une parodie de second tour à l’élection présidentielle et des juges à juger selon le bâtonnier, le droit, pareil à sa population imbibée de tribalisme, devient le panoptique de la guerre clanique.
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