Les résultats du premier tour de la Présidentielle ont été à l’origine de grandes interrogations et de grandes inquiétudes. Plusieurs raisons expliquent ces peurs voire même un grand désenchantement. La première raison concerne la débâcle des partis démocratiques et centristes traditionnels qui n’ont pas été en mesure de porter un de leurs candidats au second tour et pourraient connaître la même défaite historique lors des élections législatives. Pourtant plusieurs appels ont été lancés par la société civile et d’importantes pressions ont été exercées par un grand nombre d’activistes pour les amener à s’allier et éviter l’effritement des voix des électeurs lors de ces élections anticipées. Mais, ces pressions n’ont pas porté leurs fruits et les ambitions personnelles l’ont emporté avec les résultats qu’on connaît. Ces forces auront les plus grandes difficultés à survivre à cette débâcle, ce qui pèsera sur l’avenir de la transition démocratique dans notre pays.
La seconde source d’inquiétude concerne la montée des forces populistes, ce qui montre que notre pays n’est pas coupé d’une tentation globale qui cherche à expliquer les crises actuelles par la trahison des clercs et des élites. Les forces populistes appellent à une nouvelle expérience politique à travers un retour au peuple pour asseoir dans sa sagesse, les fondements d’un nouveau projet politique. Or, si cette tentation trouve dans le rejet des politiques et des choix politique et économique, les sources d’une grande mobilisation de la jeunesse et des larges franges populaires, elle suscite néanmoins les interrogations et les peurs d’autres factions de la population. Des peurs et des angoisses qui s’expliquent par le caractère ambigu des fondements idéologiques ou intellectuels de ces courants. Le caractère incertain voire même aventurier des projets politiques, des mouvements populistes assombrit l’horizon et l’avenir de la transition démocratique dans notre pays.
La troisième source d’inquiétude après ce premier tour est liée à la montée sans précédent des forces conservatrices qui dominent l’espace public et qui cherchent à remettre en cause le chemin parcouru jusque-là par le processus de transition démocratique. Ces forces remettent en cause l’idéal de la démocratie représentative et de la modernité et appellent à un retour aux valeurs traditionnelles de notre société. Ces forces appellent aussi à une révision des grands choix de développement de notre pays et particulièrement notre ouverture sur l’autre qui était au centre de notre modèle politique depuis l’indépendance. Il s’agit d’une grande remise en cause de l’héritage du réformisme tunisien et de son rattachement aux idées de progrès, de modernité et du caractère civil de l’Etat. Cette montée sans précédent des forces conservatrices, parfois drapées d’un nationalisme anachronique, est au centre de peurs et de grandes inquiétudes.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment comprendre et analyser ces développements. Pourquoi ces élections démocratiques débouchent-elles sur des incertitudes quant à l’avenir de la démocratie ? Comment ces élections libres assombrissent-elles l’horizon de la liberté ? Sommes-nous en train de perdre pied dans notre transition démocratique ? En un mot, la transition démocratique est-elle en train d’échouer ?
Une double crise
De mon point de vue, la crise de la transition démocratique est accompagnée d’une seconde crise probablement plus importante. Il s’agit d’une crise intellectuelle et analytique pour comprendre les dysfonctionnements du processus de transition en cours. Crise de transition politique en cours donc et crise aussi de l’analyse et de la lecture des dynamiques en cours. Comment comprendre la concomitance de ce double phénomène ? Comment analyser la convergence de cette double crise ?
Dans la lecture des rares textes qui ont cherché à analyser les résultats de ce premier tour, il est difficile de trouver des lectures convaincantes de ce rejet de l’idéal démocratique et de la quête dans l’aventurisme ou dans le passé, les sources de renouvellement de notre expérience politique. Certes, il est trop tôt de prendre la mesure de ce que beaucoup ont qualifié de séisme politique. Il est difficile en quelques jours seulement après cette rupture majeure dans le paysage post-révolution d’avoir le recul nécessaire et les éléments pour produire des lectures objectives de ces évolutions.
Certes, nous avons pu lire ici et là quelques analyses qui mettent l’accent sur le vote sanction et qui expliquent que ce séisme est le résultat de l’échec des politiques suivies par les différents gouvernements à répondre aux attentes créées par l’onde révolutionnaire de décembre et janvier 2011. Cette lecture n’est pas infondée et nous donne quelques éléments de lecture de cette rupture de l’ordre politique post-révolution. Mais, on ne peut pas s’arrêter à cette grille de lecture et nous devons chercher des éléments et des lectures plus approfondies de cette rupture et de la cassure de l’ordre politique post-révolution.
En dépit de quelques tentatives d’analyse et de lecture de cette rupture majeure de l’ordre politique, il faut admettre que nous sommes en présence d’une grande pauvreté des schémas et des grilles de lecture de ce séisme post-élection présidentielle de 2019. Comment expliquer cette pauvreté ? Pourquoi sommes-nous aussi impuissants face à un développement majeur ?
Mon hypothèse est que cette pauvreté trouve son explication dans notre enfermement corps et âme dans l’analyse de la situation tunisienne dont nous ne trouvons pas les clefs de lecture faute de recul nécessaire. Nous l’avons tellement aimée cette révolution que nous sommes incapables d’exercer le moindre regard critique pour comprendre notre mal et notre mélancolie.
Comment sortir de cette impasse et de ce dépit amoureux qui nous aveuglent et nous font perdre toute lucidité ?
Revenons à nos classiques de méthodologie. Pour sortir des impasses en matière analytique et dans le domaine de la recherche, il est nécessaire de faire un double détour : par la théorie d’abord et les expériences comparées ensuite.
Leçons tunisiennes pour les théories de la transitologie
Les transitions démocratiques en Europe dans les années 1970 avec la chute des dernières dictatures, particulièrement en Grèce, en Espagne et au Portugal, ainsi que dans les pays d’Amérique latine avec la fin des pouvoirs militaires dans les années 1980, notamment en Argentine, au Brésil, au Chili et dans d’autres pays, ont donné lieu à d’importantes analyses dans le domaine des sciences politiques qui cherchaient à comprendre ces évolutions historiques. L’ensemble de ces travaux a donné lieu à un courant et à un nouveau domaine d’étude qui s’appelle la transitologie dont les principaux auteurs sont O’Donnel, Scmitter, Whitehead ou Przeworski. Ce courant s’est intéressé aux dynamiques de changement politique dans les pays du Sud et particulièrement aux dynamiques de transition démocratique des régimes autoritaires vers des systèmes politiques démocratiques et l’objet d’étude concernait la «transition from authoritarian rule ».
La transitologie opérait une rupture majeure dans le domaine des sciences politiques, dans l’analyse des systèmes politiques, particulièrement par rapport aux courants orientalistes qui cherchaient dans les fondements culturels l’explication des trajectoires politiques, ou aux courants modernisateurs qui cherchaient dans les conditions économiques et les changements économiques structurels les raisons du changement politique. Ce courant a ouvert une voie nouvelle qui mettait l’accent sur la dynamique des acteurs et sur les négociations et les rapports de force dans l’analyse des changements politiques dans les régimes politiques autoritaires.
La transitologie met l’accent sur deux moments importants dans les dynamiques de changement politique : la transition des régimes autoritaires et la consolidation des régimes démocratiques. Or, si la transition met l’accent sur le jeu des acteurs et les négociations, la consolidation s’intéresse particulièrement aux institutions et à leur capacité à gérer les processus complexes de transition vers la démocratie.
Après un important engouement pour les premiers travaux, l’école de la transitologie a rencontré ses premières critiques. Les critiques mettaient l’accent sur l’incertitude inhérente aux dynamiques des transitions et les retours en arrière, voire même la restauration des régimes autoritaires après quelques années d’ouverture dans certains pays. Ces évolutions remettent en cause la conception linéaire du changement politique des courants de la transitologie.
L’expérience tunisienne illustre bien ses limites et met l’accent sur les incertitudes et la complexité du processus de transition. L’évolution de la situation politique post-révolution souligne que la transition n’est pas un long fleuve tranquille. Après les hésitations des premières années post-révolution sous le gouvernement de la Troïka, les inquiétudes d’un basculement dans la violence après les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi en 2013, et la montée du terrorisme, plusieurs analystes ont fait l’hypothèse que les élections de 2014 avaient ouvert la voie de la consolidation démocratique. Les deux grands partis, Nidaa et Ennahda, étaient parvenus à trouver un consensus pour gérer la transition et nous avons entamé le processus de mise en place des institutions démocratiques.
Or, les élections de 2019 sont en train de remettre en cause cette consolidation et d’ouvrir une nouvelle période d’instabilité et d’incertitude.
Des expériences hybrides de transition
Les limites et les critiques adressées à la première génération des travaux ont ouvert la voie à une seconde génération dans les années 1990 autour des travaux de S. Levitsky et de L. Way. Ces travaux ont ouvert la voie à une nouvelle génération de chercheurs qui se sont fixé comme objectif d’analyser la diversité des dynamiques concrètes de transitions. Ces travaux se sont intéressés à cet entre-deux entre l’autoritarisme et la démocratie qui prend des trajectoires et des dynamiques spécifiques dans les différents pays. Ces travaux ont été à l’origine d’une nouvelle génération de recherches sur les régimes hybrides qui, tout en ayant entamé une dynamique de transition, sont encore loin des démocraties établies.
On peut citer quelques exemples de ces régimes hybrides qui ont été étudiés dans la nouvelle génération de travaux sur la transitologie. Le premier type de régime hybride concerne les régimes démocratiques contraints. Il s’agit de ces régimes où les pouvoirs élus de manière démocratique et à la suite d’élections libres ne peuvent exercer de manière pleine et entière les prérogatives que les nouvelles constitutions démocratiques leur ont données. Le cas le plus souvent cité dans ce type de régime démocratique contraint est celui du Chili où la junte militaire a gardé une grande marge de manœuvre sur le système politique, ce qui a réduit le champ d’action des pouvoirs civils élus démocratiquement.
Le second type de régime hybride identifié dans certaines expériences de transition concerne les régimes avec la tentation de dépasser les institutions démocratiques et de les marginaliser. Il s’agit de régimes et d’expériences, notamment en Argentine, où les pouvoirs exécutifs cherchent à contourner les institutions en place en recourant directement à la population, et en utilisant les référendums populaires. Il s’agit de pratiques et de tentations dans des dynamiques de transition dominées par des régimes populistes comme c’est le cas du péronisme en Argentine.
Le troisième type de régime hybride évoqué dans la littérature concerne le régime sans progrès dans la satisfaction des conditions économiques et surtout en matière d’exclusion sociale prévalant durant les régimes autoritaires. Le cas le plus souvent évoqué dans la littérature concerne l’expérience de transition démocratique au Brésil où en dépit des efforts des gouvernements démocratiques, la question de l’exclusion et de la marginalisation sociale reste entière.
Ainsi, la nouvelle génération des travaux sur la transitologie constitue un important progrès par rapport à la première génération. Elle a rompu avec la conception linéaire des transitions des travaux des pères fondateurs et ont cherché à saisir la complexité de ces dynamiques à travers les notions de régimes hybrides.
La question alors est de connaître le type de régime hybride que nous sommes en train d’épouser et la trajectoire historique que notre régime politique est en train de prendre.
Le régime de la transition conservatrice
Dans l’analyse de la trajectoire de la transition politique en Tunisie, nul ne peut mettre en doute, en dépit de quelques limites, son caractère démocratique selon les critères définis par les institutions internationales. Les élections sont organisées de manière démocratique où la compétition est ouverte. Ces élections ne donnent plus lieu à des fraudes massives. Par ailleurs, la liberté de parole et d’organisation est garantie par la Constitution et largement respectée dans la réalité.
Mais, qu’est-ce qui fait la spécificité de notre expérience de transition et son caractère hybride ? Je formule l’hypothèse que nous avançons vers une transition de nature conservatrice qui rompt avec l’idéal démocratique sur au moins trois grandes questions ou ce que j’appelle trois refus d’ouverture. La première concerne le refus de l’ouverture sur le mouvement des idées et le progrès économique et social en se rattachant à l’idée d’un retour à un âge d’or révolu perçu comme une alternative aux turbulences du monde actuel. Le second refus est celui de l’ouverture sur l’autre et le rejet de la différence qui sont au cœur de l’idéal démocratique, particulièrement sur la question des femmes. Enfin, le troisième rejet concerne l’ouverture sur le monde où les courants conservateurs privilégient la fermeture des frontières et le retour à un Etat-nation considéré comme le lieu de protection d’une identité en danger. La question n’est pas de savoir si nous réussissons notre transition démocratique mais de mieux comprendre le régime politique hybride que nous sommes en train de mettre en place. Notre hypothèse est que nous avançons vers un régime démocratique conservateur. Certes, il s’agit d’hypothèses qu’il faut affiner et développer davantage. Cet approfondissement peut se faire en revenant à la théorie mais aussi à travers des analyses comparatives avec d’autres types de transition proches, notamment en Pologne ou en Bulgarie.
Des dangers de la transition conservatrice
Cette transition et le régime démocratique conservateur en gestation dans notre pays sont à l’origine de trois inquiétudes majeures. La première est liée au rapport à l’Etat et aux risques sur son affaiblissement. Le second danger concerne les risques que cette révolution conservatrice fait peser sur le modèle social ouvert porté par les élites tunisiennes depuis le réformisme du 19e siècle. Enfin, la seconde inquiétude est liée à la capacité des nouvelles forces hégémoniques de définir un programme économique capable de sortir notre économie de sa crise et de lui ouvrir de nouveaux horizons pour la transition économique.
Les nouvelles élections de 2019 sont en train d’ouvrir une nouvelle ère dans le processus de transition politique. Un régime hybride de démocratie conservatrice est en cours de gestation et qui, s’il permet de poursuivre le processus de transition, est à l’origine de grandes inquiétudes et de grandes peurs pour l’avenir.
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