Les Tunisiens ont répondu le 13 octobre à l’appel, participant massivement à ce scrutin crucial. Environ trois millions d’électeurs ont plébiscité Kaïs Saïed, en tant que deuxième président de la deuxième République. Ce candidat antisystème, celui qui a préféré l’austérité à la bombance, la discrétion aux grands meetings populaires, l’utilisation d’autres moyens que de grands, a séduit et convaincu un électorat jusque-là désabusé et rétif.
La victoire éclatante de Kaïs Saïed, qui a choisi le slogan « le peuple veut » dans ce scrutin atypique, fut un véritable plébiscite. La sortie du deuxième candidat qualifié de la prison quatre jours avant le scrutin, les révélations sur l’accord avec la boîte de lobbying canadienne dirigée par un ancien officier du renseignement de l’armée israélienne, suivies par le scandale de Zouheir Makhlouf, ont fini par condamner Nabil Karoui et anéantir toutes ses chances dans ce scrutin dont le résultat a été scellé d’avance.
Contrairement à l’indécision qui a prévalu au cours du premier tour de la Présidentielle, au manque de visibilité qui a caractérisé les Législatives, les électeurs ont accordé dimanche 13 octobre 2019 leur confiance à un candidat novice en politique. A une personne qui n’a ni parti, ni programme, qui a refusé d’être un vendeur de rêves, qui s’est engagé à lutter contre la corruption et à faire prévaloir le droit et la loi. Son principal atout, à l’origine de cette victoire éclatante et de l’intérêt qu’il a suscité chez les Tunisiens, a été sa probité, sa droiture, sa discrétion et sa proximité du Tunisien moyen.
La montée en puissance de ce conservateur accompli, a été renforcée, au lendemain du premier tour de la Présidentielle, par l’appui inconditionnel qui lui a été apporté par le mouvement Ennahdha, qui a trouvé dans ce candidat providentiel un argument massue pour ressouder ses rangs, une occasion inespérée pour transformer sa déroute en victoire et marquer, par la même occasion, un retour opportuniste à l’esprit révolutionnaire que porte Kaïs Saïed. Sa grande victoire a été rendue inévitable également par l’appui qui lui a été apporté par les partis de la gauche tunisienne, socio-démocrates et progressistes, qui ont préféré miser sur ce cheval gagnant plutôt que sur Nabil Karoui, éclaboussé par de nombreux scandales.
Son ascension fulgurante et surprenante, pourtant annoncée par des sondages sévèrement critiqués depuis plus d’un an, a été imposée par une sorte de révolution des urnes, celle-là même qui a signé la déconfiture des partis traditionnels, la désintégration d’autres formations politiques centristes et de gauche et le bilan calamiteux des gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis 2011.
Manifestement, la démocratie tunisienne est sortie dimanche grande gagnante d’un marathon électoral éprouvant et parfois monotone et lassant. Malgré toutes les imperfections et les dépassements constatés lors des différents scrutins, cette jeune démocratie a fait preuve d’une forte résilience face à de fortes turbulences et à des tentations de plus en plus tenaces de blocage. Il faut s’en féliciter d’autant plus que le pays a réussi à mener de nouveau des élections plus ou moins libres et transparentes et exprimant la volonté populaire. Ce scrutin marque indubitablement l’ancrage progressif d’une nouvelle culture politique dans le pays, celle de l’alternance pacifique au pouvoir, de l’acceptation par tous les protagonistes du verdict des urnes.
Aujourd’hui, l’on peut se demander si la légitimité populaire dont est crédité le nouveau président de la République, constitue une condition suffisante pour gagner en influence dans la vie politique et un atout à même de conférer effectivité à des engagements pris et de permettre aux jeunes de reprendre à rêver et d’avoir confiance en l’avenir.
Tout le monde est conscient de la mission extrêmement délicate du nouveau président de la République, lui qui ne possède pas théoriquement une ceinture de sécurité au parlement à même de lui permettre d’être en cohérence avec lui-même, avec les idées-forces qu’il a développées et avec le grand chamboulement qu’il a promis d’opérer dans le système politique, économique et social.
Les semaines à venir seront déterminantes pour Kaïs Saïed qui sera confronté réellement à la réalité d’un terrain politique miné, d’une situation économique désastreuse et sociale très tendue. Pour conduire le changement annoncé, on va le suivre à la trace, attendre les premiers signaux et les grands messages qui marqueront l’entame de sa mandature.
Réussira-t-il à assumer pleinement ses responsabilités sans être l’otage du parti qui l’a soutenu à cor et à cri ? Quel sens pourrait-il donner à son fameux slogan « le peuple veut » au regard des pressions qu’il subira de la part des partis politiques qui cherchent avant tout à se positionner et à étendre leurs tentacules sur tout l’appareil de l’Etat ? De quelle baguette magique userait-il pour répondre aux milliers de personnes qui ont cru en son discours, en sa méthode, en sa capacité à conduire le changement et à faire bouger les lignes ?
Quel message sera-t-il capable de donner aux Tunisiens pour qu’ils se remettent au travail, prennent conscience des enjeux et défis qui exigent de tous mobilisation, capacité de discernement et engagement à cerner les problématiques essentielles ?
Le risque, tout le risque, serait de voir ce discours, qui contient de forts relents de jansénisme, confronté à une réalité complexe et à un jeu politique qui obéit souvent à une logique que la logique ignore.
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