Synopsis : à son réveil, une femme se trouve envahie par les poils. Ceux-ci dans l’inconscient féminin tunisien, c’est ce qui peut arriver de pire. Ifcha (fille d’extrême laideur) constate ainsi que son déséquilibre hormonal accroit son inadaptation à un environnement déjà difficile dans un pays sombrant dans l’anarchie et l’incompréhension. Effrayée, déstabilisée, désespérée et s’enfonçant même dans la folie, le personnage de la pièce tente tous les remèdes : de l’épilation traditionnelle aux préparations compliquées jusqu’au recours électrique. En vain.
Wajiha Jendoubi, lors de sa prestation sur la scène de Boukornine qui fête le 9 août 2014 sa 35e édition, a réussi son spectacle aussi bien au niveau de la présence du public qu’au niveau de la maîtrise artistique du produit culturel qu’elle présente.
L’actrice Wajiha Jendoubi est très charismatique. En ce sens, le spectateur qui se rapproche de sa scène est déstabilisé par son regard à la fois sévère, moqueur et tendre. En outre, il est mis dans une situation inconfortable par la qualité de son jeu.
L’histoire d’Ifcha est en réalité une critique acerbe adressée à un pays submergé par l’arrivée des islamistes. Sur scène, ces poils, par des touffes de cheveux disgracieux, bouchent les artères du personnage principal, embourbent ses mouvements et l’handicapent dans sa marche en lui voilant le soleil. Autrement dit, obstruent sa quête désespérée de liberté et de progrès.
À travers ce spectacle, Wajiha Jendoubi confirme sa place de comédienne caméléon. Elle est dans une certaine mesure la Meryl Streep de la Tunisie avec ses performances énigmatiques qui intriguent les observateurs essayant de comprendre les techniques de son jeu de comédienne. Avec la complicité du metteur en scène Chedly Arfaoui ayant par ailleurs joué l’un des rôles principaux dans le film Bastardo de Néjib Belkadhi et habitué à cet univers excentrique, atypique et un peu fou, Wajiha nous livre une satire déstabilisante sur l’avenir du pays.
Wajiha use de son talent de comédienne hors pair pour épouser des personnages divers qui, à tour de rôle, entraînent Ifcha dans de drôles de situations. Son combat incertain contre les poils l’entraine dans des périples imprévus : elle se retrouve à suivre des sit-ineurs devant des ministères, dans des associations de charité islamiques, à rencontrer les protagonistes d’une certaine société civile qui surenchérit sur la misère humaine, à entrer en communication téléphonique avec des maîtres (cheikhs) guérisseurs du Golfe.
Drôle, mais très critique dans son traitement des différentes facettes de la société tunisienne, elle met l’accent sur l’hypocrisie, notamment à travers le personnage d’Abba Zakour qui était vendeur d’alcool et qui devient à présent un personnage très pieux, les faux-semblants, les faux dévots et les faux humanistes. Dans un festival de Boukornine archibondé, la comédienne retient son public avec aise et ose le provoquer, le déstabiliser, ne pas le laisser sortir indemne de ce spectacle. En cela, Wajiha ne propose pas un rire gratuit, mais un rire qui nous donne à réfléchir. Les personnages qui font rire frôlent la misère et la déchéance et sont très hermétiques.
Par rapport à cette remarque, dans une interview exclusive à Réalites Wajiha répond : «au contraire, nous avons essayé de rapprocher Ifcha le plus possible des spectateurs, l’idée est de rendre à la laideur une forme de beauté et comment la souffrance est englobée dans un style comique, car je pense profondément que le rire est communicatif.»
De son côté Chedly Arfaoui, le metteur en scène de la pièce rétorque : «le personnage d’Ifcha est un personnage de narration qui représente un tremplin et une passerelle pour d’autres personnages. Au cœur de ce personnage et ses interactions avec son environnement social, le spectateur comprend que c’est de la Tunisie dont il s’agit. Notre pièce est engagée et se veut un message mobilisateur pour que le peuple obtienne de nouveau sa liberté. Cette pièce est aussi une critique de soi et surtout une critique d’une société qui se ferme sur elle-même davantage. Ainsi notre comique noir se veut en ce moment politique pour éclairer nos concitoyens sur le projet de société que l’on doit construire ensemble.»
Mohamed Ali Elhaou