Paris, Saint Barthélemy, le 25 août 1572, des centaines de huguenots sont massacrés au nom de la religion par les catholiques. Durant les siècles précédents, l’Europe, gouvernée par l’Église, a envoyé des centaines de personnes au bûcher brûler vives pour hérésie, parfois simplement pour avoir lu un livre…
2014, l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie (…) des femmes sont lapidées en public, des hommes égorgés sur les bords des routes et des enfants terrorisés ou devenus déjà terroristes, au nom de la religion.
En Tunisie on n’en est pas encore là ! Il n’empêche que la religion est pleinement instrumentalisée dans le jeu politique et que cette instrumentalisation est dangereuse… Décryptage
Juin 2012, Cité Ettadhamoun, le Kram et d’autres cités sont en effervescence ; routes barricadées par des pneus enflammés, émeutes, bâtiments saccagés… Et pour cause, on avait soufflé aux jeunes des quartiers que dans la salle d’exposition de la Marsa se trouvait une œuvre touchant au sacré.
Des salafistes avaient afflué vers la salle depuis l’après-midi, agressant les présents et saccageant les œuvres. Malheureusement, la conférence qui a suivi n’a pas calmé les esprits, bien au contraire et un ministre a évoqué la possibilité d’instaurer une loi protégeant le sacré. «Mais où se trouvent les limites entre le sacré et l’art ?» La question est alors restée sans réponse.
Le soir, des jeunes en ébullition sont sortis manifester leur colère. Rencontrés à l’époque, ils nous avaient raconté : «Ici, les salafistes ne nous empêchent pas de fumer des joints ou de boire, mais ils nous ont expliqué que malgré tous nos pêchés on était des musulmans et qu’on devait défendre notre religion.
On n’accepte pas que le sacré soit blasphémé chez nous !» On apprendra vite que ces œuvres n’avaient jamais existé, du moins en Tunisie… il aura fallu un rien pour alimenter la passion religieuse et pour pousser le pays vers le chaos. Ces salafistes qui ont crié au loup et qui ont, selon les témoignages, convaincu les jeunes de sortir, pour la plupart ivres et shootés « défendre leur foi », ne sont autres que «les enfants de Rached Ghannouchi» selon ses propres dires. Rached Ghannouchi, baptisé «le Cheikh», un titre qui n’a normalement jamais lieu d’être sur une scène politique, a pourtant lui-même pu jouir d’un pouvoir politique immense, en surfant sur le sentiment religieux des Tunisiens ayant voté pour son parti, Ennahdha.
Quand il a foulé le sol tunisien après son retour de Londres, au lendemain de la Révolution, des dizaines de voix ont retenti à l’aéroport Tunis Carthage, scandant «Talaâa al-badrou ‘alayna» une chanson typiquement religieuse ayant été chantée à l’arrivée du prophète à Médine. L’ensemble du peuple tunisien en fut profondément secoué, car c’était alors une première en Tunisie, où jusqu’ici le religieux était demeuré dans un espace privé, dans les mosquées ou les maisons. Ce spectacle a marqué le début d’une époque…
Les évènements se sont succédé ensuite et les termes religieux ont trouvé leur place dans l’espace politique. Incidents après la diffusion à la télévision du film Persépolis, attaque de l’ambassade des États-Unis, prêches prônant le djihad, politiques parlant de l’établissement d’un sixième Califat ou de guerre sainte, ou encore de mains et de pieds coupés au sein de l’Assemblée nationale constituante ou lors de discours et de rassemblements supposés politiques…
Lors de la première campagne électorale libre et démocratique pour la plupart des Tunisiens, le peuple n’a pratiquement pas connu de débats politiques proprement dit. On n’a pas alors discuté de programmes économiques, politiques, sociaux ou éducatifs. L’espace public, médiatique et même virtuel a vite été aspiré dans un débat sur l’identité arabo-musulmane soudainement « menacée » et sur le degré de religiosité des politiques. Nombre de ces derniers ont été accusés d’hérésie, d’apostasie, de mécréance, d’animosité envers la religion, autant de menaces supposées pesant sur l’Islam.
La campagne a été alimentée de peur (non de la pauvreté, de la marginalisation, de l’effondrement économique) et non pas de l’aspiration à avoir un pays de Droits et de citoyenneté, développé et moderne. Peur de perdre son identité, d’être gouverné par des laïcs qui «fermeront les mosquées, encourageront le vice et n’auront aucun scrupule à spolier le peuple», car ils ne craignent pas Dieu, puisqu’ils ne le défendent pas ou ne se présentent pas sous sa «bannière». Des Tunisiens ont été convaincus que voter pour un parti islamiste assurerait à la Tunisie une classe gouvernante aux mains propres, car être religieux veut dire forcément être vertueux ! D’autres Tunisiens ont été convaincus que voter pour un parti non islamiste serait renier sa religion, faire acte d’apostasie et, pire, déclarer la guerre à sa propre religion. D’autres encore ont cru aux promesses des politiques/cheikhs leur faisant croire que voter pour un parti islamiste serait une sorte de baptême et ferait valoir sa foi, rattrapant ainsi les pêchés commis et revenant parmi les rangs des croyants.
Ainsi, à défaut d’un pays développé offrant une chance égale à tous ses citoyens, on leur aura promis le paradis dans l’au-delà !
Les politiques «laïcs» jouent le jeu
En Tunisie, lors de la période électorale, le débat politique n’a pas seulement été absent, mais il a aussi été remplacé par un débat violent, agressif, construit sur les insultes et les accusations…
On aurait espéré du camp politique démocrate qu’il redresse la barre et instaure un dialogue et un débat empêchant de tomber dans les mêmes errements. Mais on a vite remarqué que certains démocrates ont pris l’habitude de glisser quelques versets du Coran ou des hadiths dans leurs discours, tandis que d’autres évoquaient le pèlerinage qu’ils avaient effectué. Le camp démocrate a alors tenté de manier la même arme que le camp islamiste, se défendant des accusations d’apostasie ou d’hérésie.
Trois ans sont déjà passés depuis les élections du 23 octobre 2011.
Le peuple tunisien a compris aujourd’hui que religieux ne veut pas dire vertueux et que l’habit ne fait pas le moine. Il a été éprouvé par les poussées de violence, d’agressions envers des intellectuels et des artistes, de « ghazouas » de l’avenue Bourguiba, d’émeutes, d’attaques et d’assassinats politiques au nom de la religion. Il a perdu des milliers de ses enfants partis accomplir le djihad en Syrie ou en Libye et des dizaines de mosquées sont devenues incontrôlables et dont la sérénité et la spiritualité recherchées par un pratiquant ont laissé la place à la haine et aux prêches incitant au meurtre.
Aujourd’hui, la plupart des Tunisiens appellent à la neutralité des mosquées, de l’administration et de l’espace public, autrement dit à la séparation du discours religieux et du discours politique. Ils rêvent d’un avenir meilleur sur Terre, dans leur pays qui leur offrira des opportunités de travail, de développement, d’épanouissement et d’intégration sociale. La campagne électorale s’approchant, ce sont des programmes économiques, politiques, sociaux et éducatifs qui aideront aujourd’hui les Tunisiens à trancher. Il serait alors judicieux de trouver une classe politique dont le discours et les programmes soient à la hauteur des attentes des Tunisiens. Ils ne sont pas prêts à être à nouveau manipulés ou à chercher chez un politique un coupon du pardon divin…
Hajer Ajroudi