La Tunisie se prépare aux élections législatives et présidentielles, respectivement le 26 octobre et le 23 novembre, pour doter le pays d’institutions pérennes plus de trois ans après les émeutes de 14 janvier 2011. Dans cette perspective, Réalités voudrait présenter à ses lecteurs les différents acteurs de la scène tunisienne. Nous avons choisi cette semaine d’identifier les différents partis constituant le champ de l’islam politique en Tunisie et fournir quelques éléments sur leurs alliances implicites et explicites.
On dénombre en fait en Tunisie cinq familles politiques islamistes. Avant de commencer à les présenter, il s’agit de dire d’emblée qu’Ennahdha n’est plus le seul parti qui a le monopole de l’Islam politique en Tunisie. Le « Front de la réforme », le « parti Ut-Tahrir », « Justice et développement », «Al-fadhila» et «Al-Assala», etc., revendiquent le même référentiel religieux, avec des interprétations différentes. Aussi, il importe de mentionner que la grande famille islamiste depuis le 14 janvier 2011 n’échappe pas à l’effritement et sombre dans des dissensions idéologiques et religieuses.
Du coup, en matière de stratégie politique, Ennahdha trouve plus son compte en s’alliant avec le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol qu’à fusionner avec les autres familles islamistes. Les premiers lui donnent une image moderniste et progressiste alors que les seconds lui offrent moins de marge de manoeuvre.
Pour les élections législatives, Ennahdha avait décidé il y a maintenant cinq mois en se fiant aux propos d’Ali Laârayedh, son actuel Secrétaire général, lors d’une rencontre avec les dirigeants régionaux et locaux de son parti à Mahdia, le samedi 22 mars 2014, de ne pas du tout faire d’alliance ou très peu avec des partis proches.
En ce qui concerne maintenant sa tactique pour garder le pouvoir, Ennahdha mise en effet sur l’orientation qu’elle avait appliquée à l’époque de la dictature. En l’occurrence, rappelons-nous la coalition du 18 octobre 2005 regroupant notamment les islamistes d’Ennahdha, le PDP (de l’époque), le FDTL et le CPR.
Cette coalition demeure stratégique pour le parti Ennahdha dans la mesure où elle porte jusqu’à présent ses fruits et permet aux islamistes de confirmer leur présence sur l’échiquier politique en s’alliant avec des forces laïques.
Quant aux quatre familles politiques islamistes, leur stratégie est fortement déstabilisée et se retrouvent tantôt éparpillées tantôt sous la coupe d’une sanction ou une décision politique intempestive qui les oblige à revoir leur carte. D’autres établissent des communications discrètes et subreptices avec l’aile dure d’Ennahdha incarnée par Habib Ellouze. À titre d’exemple, le 3 février 2013, le quartier d’El Menzah a vécu sous le rythme d’un meeting se tenant à la mosquée El Moez regroupant Habib Ellouze d’Ennahdha, Ridha Belhadj du parti Ut-Tahrir et Béchir Ben Hassine, prédicateur salafiste controversé. Ce meeting est à la fois entendu comme une volonté d’Ennahda d’essayer de se rapprocher des autres familles du courant islamiste mais aussi de jouer sur l’amalgame entre meeting politique et conférence religieuse. La conférence qui avait pour thème «La fraternité dans l’Islam», a finalement réuni, Habib Ellouze et Béchir Ben Hassine, Ridha Belhadj s’étant excusé de ne pas pouvoir être présent. Son nom figure tout de même sur l’affiche et sa présence était annoncée.
Officiellement, Ennahdha ne cède donc pas aux pressions de ses faucons. Officieusement, en revanche, Ennahdha compte sur le pouvoir mobilisateur des partis islamistes surtout ceux qui se trouvent dans les banlieues de la capitale Tunis ou encore ceux des ceintures des régions du Sahel ou encore les régions du Nord tels que Bizerte, Jendouba, Béja pour ne citer que celles-ci.
Dans cette perspective, Ennahdha tente de jouer en permanence sur l’ambivalence en caressant, de temps à autre, les salafistes d’une main et ses alliées de la Troïka de l’autre.
Cette ambivalence ne manque pas d’exacerber les islamistes ayant cru à l’alliance avec Ennahdha. Depuis en effet le gouvernement de Hamadi Jebali et des deux assassinats de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi, la colère des salafistes ne cesse de croitre non seulement à l’égard des forces séculaires mais aussi contre le parti islamiste Ennahdha, accusé de préférer le pouvoir et ses attraits à la défense de la religion. C’est, d’ailleurs, l’accusation portée par l’imam salafiste Béchir Ben Hassen de Msaken (Sousse) lors d’un prêche virulent.En outre, la classification d’Ansar Acharia comme organisation terroriste à mis de l’huile sur le feu dans la relation d’Ennahdha vis-à-vis des différents partis salafistes.
Au-delà de ces tensions, Ennahdha est allée en effet loin dans cette volonté de se rallier à certains courants islamistes. Toutefois, le projet d’alliance auquel elle avait pensé notamment après l’assassinat de Brahmi a pour l’instant périclité. Samir Amghar, spécialiste des mouvements islamistes, déclare qu’il ne considère pas qu’Ennahdha et les salafistes comme rivaux. Ils agissent, selon lui, sur des terrains différents. À ce titre, ils sont complémentaires et font ensemble et de manière informelle de la division du travail politique implicite. «Ces derniers, dit-il, ont des positions qu’Ennahdha ne pourrait pas avoir. Le pari est le suivant pour Ennahdha : si une alliance avec les salafistes a lieu, c’est dans l’objectif de les incorporer et de les mettre sous contrôle.»
Pour finir, durant ce processus des élections et même après, la situation pour Ennahdha est très délicate. Il s’agit pour cette colonne vertébrale du courant islamiste de faire montre aussi bien de son aptitude à gérer les affaires politiques avec modération afin de séduire, entre autres, les chancelleries occidentales à l’image de l’Akp en Turquie, mais aussi de satisfaire un tant soit peu la tentation identitaire très forte qui sévit au sein de sa base électorale qui demeure très conservatrice.
Sous cet angle, l’enjeu, selon Samir Amghar, est que Ennahdha, tout en participant au système politique, doit pouvoir conserver son potentiel mobilisateur et contestataire et doit également apparaître comme une des forces stabilisatrices continuant à porter les frustrations politiques et sociales d’une partie de la population tunisienne. Dans cette perspective, comme on l’a vu depuis le 23 octobre 2011, Ennahdha est parfois obligée de se rallier sur les positions salafistes pour éviter de se voir dépasser par ces derniers. Ayons en tête, entre autres, les tumultes d’El Abdellia de 2012.
Mohamed Ali Elhaou
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