Le monde a connu une montée des mouvements sociaux et un retour de la flamme révolutionnaire dans beaucoup de pays et de régions. C’est la révolution tunisienne de 2011 qui a sonné le départ de cette nouvelle vague révolutionnaire qui s’est étendue au monde arabe, en Europe, en Amérique latine, en Amérique du Nord et en Asie.
Trois raisons essentielles sont au cœur de ces révoltes : le recul de la démocratie et la fermeture des régimes politiques, les crises économiques à répétition avec la montée des inégalités sociales, et l’enfermement des élites et leur éloignement des couches populaires et des classes moyennes avec la montée de la globalisation.
L’ensemble de ces questions ont suscité l’intérêt des chercheurs et des analystes pour comprendre les raisons profondes de ce nouveau vent de révoltes et leurs conséquences sur la stabilité politique dans le monde. La question sociale, particulièrement celle de la montée des inégalités, fait partie des questions qui ont suscité un grand intérêt pour devenir une question centrale dans le débat public depuis quelques années.
Cet intérêt a été à l’origine du succès planétaire du livre de l’économiste français Thomas Piketty intitulé « Le capital au 21e siècle » publié en 2013, et de son nouvel essai intitulé « Capital et idéologie ». La scène éditoriale est marquée par la publication d’un grand nombre de rapports, de recherches et d’essais, autour de la thématique de la montée des inégalités, dont le plus important est certainement l’essai de Branko Milanovic, l’un des plus grands spécialistes de la question, intitulé « Inégalités mondiales » et dont la version française a été publiée en 2019.
Mais, si la question des inégalités a suscité un intérêt croissant dans les grandes régions du monde, elle n’a pas connu la même importance dans le monde arabe. Or, cette lacune commence à être comblée avec la publication ces derniers jours d’un important rapport de la Commission économique et sociale des Nations-unies pour l’Asie occidentale (ESCWA) et l’Economic research consortium, intitulé « Rethinking inequality in Arab countries ». Cette étude est la première sur les inégalités dans le monde arabe et va ouvrir la porte à de nouveaux travaux, afin de mieux comprendre ce phénomène qui a largement contribué dans l’explosion du printemps arabe en 2011 et dans la poursuite de cette vague révolutionnaire depuis les premières étincelles.
L’intérêt de cette étude ne s’explique pas seulement par le fait qu’elle soit la première qui couvre douze pays arabes, mais elle trouve également son origine dans les choix méthodologiques qui ont guidé sa confection. En effet, les rédacteurs ont suivi une méthodologie exhaustive qui prend en considération une multitude d’aspects qui sont à l’origine de la montée des inégalités dans le monde arabe. Ainsi, cette analyse ne s’est pas limitée aux inégalités des revenus mais elle a pris en considération un pan entier, souvent oublié dans l’analyse des inégalités qui est lié aux opportunités, notamment dans des secteurs importants comme l’éducation, la santé ou l’égalité entre les hommes et les femmes.
Parallèlement à ces choix méthodologiques, l’intérêt de cette étude réside dans les trois conclusions majeures. La première concerne l’explosion des inégalités dans le monde arabe depuis le début des années 1990. Cette étude souligne que les pays arabes ont connu un important développement social avec les Etats indépendants depuis les années 1960 qui a contribué à la réduction des inégalités et à la montée des classes moyennes qui ont joué un rôle important dans la construction de sa légitimité. Les efforts en matière d’éducation et de santé ont contribué à cette réduction des inégalités en ouvrant la voie de la promotion sociale aux couches populaires.
Le développement social, l’ascenseur social et la réduction des inégalités sociales étaient au centre du contrat social post-colonial dans la plupart des pays arabes. Mais, ce projet est entré en crise depuis les années 1980 et le monde arabe est devenu l’une des régions qui a connu la plus importante montée des inégalités sociales dans le monde. Ce rapport indique que 64% du PIB de la région reviennent aux 10% les plus riches de la population. En même temps, les 50% de la population en bas de l’échelle sociale reçoivent moins de 10% du PIB. Par ailleurs, les 40% des classes au milieu de l’échelle sociale ne reçoivent que 30% du PIB.
Mais, ce rapport indique que les inégalités dans le monde arabe ne se limitent pas à la répartition des revenus, mais concernent également l’inégalité dans les opportunités pour l’accès aux services sociaux de base, particulièrement la santé et l’éducation. Cette étude a montré que la détérioration des services de base a nettement contribué à l’aggravation des inégalités dans le monde arabe au cours des dernières années.
Ainsi, le monde arabe est entré, comme le souligne ce rapport, dans la « trappe de l’inégalité » après une longue période de développement social équilibré pour devenir depuis quelques années l’une des régions les plus inégales au monde.
La seconde conclusion importante du rapport concerne les origines de l’explosion des inégalités retenant trois provenances majeures. La première source concerne le marché du travail et le recul de la productivité qui ont contribué au cours des premières années de l’indépendance à l’augmentation des revenus des classes moyennes et des classes populaires.
L’autre source de la montée des inégalités concerne les politiques économiques et la domination du paradigme de la stabilisation et de la lutte contre les déficits qui se traduisent souvent par une baisse des dépenses sociales, ce qui se répercute de manière négative sur les équilibres sociaux. Ces choix de politiques économiques ont lourdement pesé sur les services sociaux de base et ont été à l’origine de leur détérioration, ce qui a largement contribué à l’émergence de services à deux vitesses : les classes sociales à haut revenu trouvent dans le privé des services de qualité et les classes populaires restent prisonnières de services faibles.
Le troisième facteur est d’ordre institutionnel et concerne le délitement des institutions de l’Etat avec la montée des réseaux clientélistes, du népotisme et de la corruption.
Ce rapport esquisse, enfin, quelques propositions de réponse pour faire face à la montée des inégalités. Il met l’accent particulièrement sur la nécessité de reconstruire les institutions de l’Etat sur des bases transparentes pour rétablir la confiance avec les citoyens, la reconstruction du lien social et particulièrement des services sociaux de base, et enfin la définition d’un nouveau modèle de développement basé sur la transformation structurelle et l’intégration régionale.
Ce rapport a ouvert la réflexion sur une question centrale avec la montée des inégalités et de la marginalisation sociale dans les pays arabes qui a joué un rôle majeur dans l’explosion des mouvements sociaux et de la contestation révolutionnaire. Ces recherches et ces réflexions doivent se poursuivre pour mieux comprendre les ressorts de l’inégalité et construire un nouveau contrat social qui sera le fondement de la stabilité politique et de la transition démocratique dans le monde arabe.
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