Mohamed Bousairi Bouebdelli, ingénieur de formation et éducateur de métier, a été le premier à fonder l’enseignement privé en Tunisie et aussi le premier à dire «non» aux pratiques illicites et immorales de Ben Ali. Fervent défenseur de la justice et de la démocratie, il crée le Parti républicain démocrate pour instaurer la démocratie en Tunisie. Un parcours semé d’embûches, mais en même temps riche en concrétisations qui représentent aujourd’hui le meilleur de la Tunisie moderne. Interview
Vous avez été le premier à fonder une institution spécialisée dans l’enseignement privé dans les années 70. Vous êtes aujourd’hui à votre sixième département de l’Université libre de Tunis. Aviez-vous envisagé une telle réussite de votre projet innovant à ses débuts ?
La création d’une institution d’enseignement privé n’était pas un projet de prédilection à l’époque. Rentré en Tunisie après une expérience professionnelle en France et étant ingénieur en informatique, j’ai créé une société d’informatique composée d’un bureau d’études et d’un atelier de maintenance informatique. Il y avait uniquement un Bac musique à l’époque de Chadli Kelibi par contre pas de Bac informatique. Il était presque impossible pour moi de trouver des compétences dans le domaine pour faire marcher ma société. Confronté à ce problème, j’avais le choix entre retourner en France ou créer une école privée en informatique, une idée absurde qui m’est venue comme ça. Driss Guiga, ministre de l’Éducation de l’époque a été le premier à soutenir mon idée et m’a donné l’autorisation pour créer une école privée d’informatique et d’électronique. Aujourd’hui, quand je vois les jeunes qui se bloquent devant l’obstacle du financement, je leur dis que l’argent n’a jamais un obstacle pour moi, car l’idée innovante de mon projet et ma persévérance étaient mes principales motivations. J’ai réussi à avoir le soutien de la presse pour lancer une campagne de communication pour le lancement de l’Institut supérieur d’informatique. En un mois, j’ai reçu 450 demandes. L’engouement qu’a connu l’annonce était spectaculaire. Les gens téléphonaient jusqu’à minuit pour avoir des informations. C’est à partir de ce moment-là que je me suis rendu compte que la Tunisie a besoin de techniciens et d’ingénieurs compétents et c’est ainsi que l’aventure a commencé. Certes, je me suis heurté à énormément de problèmes, notamment à la mentalité rétrograde d’une certaine partie de la société tunisienne. Sur 100 étudiants, 23 seulement ont réussi et ont eu leurs diplômes. Les médias n’ont pas hésité à tirer à bout portant et nous ont qualifiés d’arnaqueurs. Mais ils ne savaient pas à l’époque que les meilleures écoles dans le monde sont les écoles privées. Le goût du succès m’a donné de nouvelles perspectives et toujours dans l’enseignement, j’ai lancé l’Université Libre de Tunis en 1992. C’était l’effervescence à l’Assemblée nationale, entre contestations et encouragements contre un silence de la part du gouvernement et du ministère de tutelle. Collaborant avec la Banque mondiale pour consolider l’enseignement supérieur en Tunisie et voyant le sérieux de mon initiative, les députés ont décidé de réglementer l’enseignement privé en Tunisie. Jamais je ne m’attendais à ce succès, mais je le redis, ce n’était pas l’argent qui a fait que mon projet réussisse, mais l’amour et la persévérance à réaliser mes ambitions.
Vous en êtes aujourd’hui à votre sixième département de l’ULT ? Quelle spécificité ?
Ce sixième département est l’exemple des universités où il fait bon d’étudier. Une infrastructure et des moyens logistiques (laboratoires, ateliers…) à la pointe pour accompagner l’étudiant et lui permettre d’accomplir au mieux ses cours théoriques et pratiques. Ceci étant dit, nous collaborons avec des compétences universitaires de haut niveau. Un campus sera bientôt construit pour consolider notre politique de qualité et de niveau international de l’enseignement.
L’enseignement supérieur est pourvoyeur de devises aussi, puisqu’il attire les étudiants étrangers. Quel est le positionnement de la Tunisie par rapport à d’autres pays concurrents ?
Effectivement, notre marché ne se limite pas uniquement aux étudiants tunisiens, mais nous travaillons aussi avec l’Afrique, un marché porteur malgré le fait que nous ayons raté le coche il y a des années. La Tunisie n’avait pas de politique dans ce domaine. Le Maroc nous devance en favorisant depuis longtemps tous les moyens, notamment en termes de transport, pour attirer les étudiants africains. Pourtant avec mes propres moyens j’ai réussi à grignoter une partie du marché et le premier groupe était constitué de 450 étudiants gabonais.
Après avoir créé des institutions dans l’enseignement supérieur, vous vous êtes investi dans l’enseignement primaire, pourquoi ?
Le niveau académique d’un étudiant à l’université se construit sur la base de ce qu’il a appris au primaire et au secondaire. Pour pouvoir donner la possibilité à ces étudiants qui nous sollicitent, de suivre un enseignement de qualité sur tous les cursus, il a fallu s’investir aussi dans l’enseignement primaire. En même temps en 1988, l’association des sœurs dirigeant à l’époque l’école privée Emilie de Fialiare, créée en 1936, qui comptait partir en France, m’avait sollicité pour continuer l’œuvre de l’école ou l’améliorer. Les sœurs voulaient absolument que je prenne les commandes de cette institution de renom. C’est ainsi que l’école Bouebdelli est née. Le Lycée Louis Pasteur, créé en 2005, était la continuité de ce projet.
Le chômage des jeunes et notamment des diplômés du supérieur est la conséquence de la déconnexion entre le marché du travail et ses besoins et ce que produisent les universités comme diplômés. Sur quoi vous êtes-vous basé dans le choix des spécialités offertes par l’ULT ?
Nous commençons tout d’abord à faire des enquêtes sur terrain et auprès des entreprises afin d’identifier les besoins du marché du travail. Sur ces informations collectées on met en place nos programmes d’études et on le dépose au ministère de l’Enseignement supérieur pour approbation. Mais malheureusement l’administration tunisienne n’était pas toujours à l’écoute et réceptive à l’innovation apportée par l’ULT. À titre d’exemple, depuis cinq ans je peine à créer une spécialité innovante, à savoir la mécanique automobile pour faire sortir des ingénieurs en mécanique automobile, bien sûr, sur la base d’une forte demande identifiée sur le marché du travail. L’administration tunisienne, que j’estime, n’a pas les compétences requises pour évaluer notre programme et a rejeté ma demande. Pour satisfaire l’Administration nous avons été obligés de changer notre programme, pourtant reconnu à l’échelle mondiale. Par ailleurs l’ULT a signé des partenariats avec des entreprises pour faciliter le recrutement de nos diplômés qui ne trouvent pas de difficultés à s’intégrer au marché de l’emploi. Donc jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons pas de diplômés de l’ULT chômeurs.
Outre la mécanique, quelles spécialités innovantes enseignez-vous à l’ULT ?
Nous avons l’électromécanique, la mécatronique, le numérique, l’énergétique et le biologique. Nous sommes en train de préparer l’alternance. Il s’agit d’alterner entre la pratique et la théorie. Nous préparons un programme pour le ministère de l’Enseignement supérieur pour validation.
Pourquoi n’avez-vous pas opté pour les spécialités de médecine et pharmacie, certes conventionnelles, mais très demandées ? D’ailleurs des centaines de bacheliers tunisiens partent à l’étranger dans cet objectif.
J’étais plus motivé pour introduire une spécialité “pharmacie” à l’ULT. Il y a quatre ans, nous avons présenté notre demande auprès du ministère de l’Enseignement supérieur pour la spécialité «ingénieur en pharmacie». Le diplômé aura la possibilité d’être en même temps pharmacien et technicien en pharmacie et pourra travailler dans l’industrie pharmaceutique. J’étais même allé voir le président de la République, Ben Ali, il m’avait dit qu’il était d’accord à condition de partager les bénéfices. J’ai relancé le projet à l’époque du gouvernement de la Troïka, celui-ci l’a refusé aussi. Finalement ce que je sais c’est que le lobbying du secteur de la pharmacie ne voulait pas de ce projet. En effet le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens de Tunisie réserve ces métiers considérés, comme «héritage» pour les enfants des pharmaciens. Donc il n’y a pas de place pour les “étrangers”. Une manière de monopoliser l’enseignement supérieur qui mettra en péril le niveau de nos pharmaciens, alors que l’enseignement privé a pour objectif de consolider et de hisser l’enseignement public. Je suis même allé solliciter le ministère pour la création d’une université libre de pharmacie privée-publique. Mais en vain. Ce que je peux dire c’est qu’actuellement il y a un consensus général en Tunisie sur le fait que le système actuel de l’éducation et de l’enseignement s’est essoufflé. Un secteur en crise depuis des années et personne ne trouve le courage de le dire ouvertement et d’oser proposer une alternative de réforme. Nous avons lutté pour l’enseignement en Tunisie et nous continuons à proposer des perspectives de réforme de l’enseignement, mais la décision finale est politique. Il existe actuellement une guerre entre le syndicat et le ministère de tutelle aux dépends de l’intérêt de l’éducation nationale et de l’intérêt de nos jeunes. Les premiers condamnés sont les enfants des familles démunies, car ils sont «condamnés» à étudier dans le public. Épargnés, sont ceux qui ont les moyens financiers pour étudier dans des institutions privées capables de leur donner un diplôme reconnu. Je me suis beaucoup déplacé à l’intérieur de la Tunisie dans le cadre des activités de notre parti et j’ai pu constater par moi-même les conditions difficiles de nos élèves en Tunisie. Problèmes de transport, d’hygiène, d’infrastructure… J’ai participé au Dialogue national et j’ai été très déçu de nos hommes politiques. Sincèrement, je n’ai pas trouvé des gens compatriotes qui s’inquiètent de l’avenir de nos enfants et de l’éducation. Un jour j’ai demandé à tous les partis démocrates de se rassembler dans un seul et unique parti pour servir au mieux notre pays. En vain.
C’est ce qui vous a poussé à créer votre propre parti, le Parti républicain maghrébin (PRM) ?
C’était plutôt les pratiques de despotisme et d’oppression du clan Ben Ali qui m’ont encouragé à fonder le parti PRM. Je dis bien le clan Ben Ali et notamment sa femme. Parce que j’ai refusé une élève proche du clan de Leila Ben Ali, parce qu’elle était en dessous du niveau requis, j’ai été l’objet d’une répression implacable de la part du pouvoir. Mon livre était un cri de révolte contre ces pratiques. Pour un caprice, Leila Ben Ali était prête à détruire le projet de ma vie, un fleuron de l’enseignement tunisien. J’étais lâché par tout le monde, sauf par les femmes. Je m’incline devant la femme tunisienne qui a sauvé mon œuvre éducative. Les femmes tunisiennes, pendant que les hommes me tournaient le dos, se sont activées pour que mon école rouvre ses portes. Mon optimisme pour un avenir prospère pour la Tunisie vient essentiellement de la femme tunisienne, courageuse, persévérante et militante.
Les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas votre historique politique très chargé, d’ailleurs vous étiez membre du premier parti opposant fondé en Tunisie, le MDS. Pouvez-vous nous donner les grandes lignes de votre vie politique?
Fils de militants, étant enfant, j’étais déjà membre de la jeunesse destourienne à Ghardimaou, bastion du militantisme à l’époque. En France, j’étais le Secrétaire général du comité destourien de Farhat Hached et membre de l’amicale des Tunisiens à l’étranger. Le patriotisme et l’amour du parti appris dès mon jeune âge grâce à mes parents qui étaient mes principaus moteurs dans mes activités. Malgré son soutien à l’œuvre éducative, Bourguiba était un dictateur. Le Mouvement démocratique socialiste (MDS) premier parti d’opposition a réuni tous les défenseurs de la démocratie et de la liberté dont je faisais partie. Malheureusement nous n’avons pas pu continuer notre combat et le parti a fini par se dissoudre. Mais j’ai continué à militer à travers l’éducation et l’enseignement, l’un des secteurs souverains du pays et déterminant quant à l’avenir de la Tunisie.
Comme son nom l’indique, le parti républicain maghrébin, défend l’intégration maghrébine. Sachant que l’Union du Maghreb arabe est un mort-née, est-ce que vous croyez vraiment à l’union maghrébine ?
Ce n’est pas une question de croyance, nous sommes condamnés à concrétiser ce projet. Le Maghreb doit exister. C’est une question de volonté et de politique. Certes, la situation actuelle n’est pas le moment opportun pour concrétiser l’union maghrébine, mais je pense qu’il faut penser au moins à ouvrir les frontières entre les pays du Maghreb. Le marché commun maghrébin est un marché porteur qui permettra à tous les pays membres de se développer et de réaliser des taux de croissance à deux chiffres. Malheureusement, avec les événements survenus en Libye on ne connait pas l’avenir de la région, ce qui m’inquiète le plus. Un simple regard sur l’histoire permet de constater que la France a envahi le Niger et le Mali pour l’uranium, le Nil et l’eau sont la cause du conflit qui oppose l’Éthiopie et l’Égypte depuis toujours. L’Égypte qui, d’ici 2050, aura besoin de 21 milliards de m3 d’eau. La Somalie a été transpercée par la Grande-Bretagne pour des raisons stratégiques. Aujourd’hui c’est au tour de la Libye et de l’Algérie d’être dans la ligne de mire à cause du gaz et du pétrole.
Quels sont les fondamentaux sur lesquels est construit le PRM et ses objectifs?
Le Parti républicain maghrébin est un parti modéré qui propose un projet moderne pour la prospérité de la société tunisienne. Les principales valeurs du parti sont l’emploi, la justice et la solidarité. Le parti donne la priorité à l’éducation, principal pilier du développement d’un pays, et ce, à travers une politique éducative nouvelle. Cette politique éducative sera fondée sur la recherche, le développement et une jeunesse performante et ambitieuse. Garantir un niveau d’enseignement et de formation pour tous les élèves et étudiants de la Tunisie, un objectif très ambitieux, mais réalisable. Notre programme de réforme concerne tous les secteurs du développement. Consolider l’investissement et améliorer la compétitivité de notre économie nationale, de meilleurs moyens pour sortir de cette morosité économique. La décentralisation, un des moyens d’accélérer les concrétisations de nos programmes et projets économiques. Le programme économique social et politique du PRM est varié et s’étale sur plusieurs pages que vous pouvez consulter sur son site officiel.
Avez-vous pensé à des projets d’alliances ou de coalitions avec des partis avec qui vous partagez les mêmes valeurs et principes pour vous présenter aux législatives de 2014?
Il y a pas mal de partis avec qui nous partageons certains de nos valeurs et de nos principes, à titre d’exemple «Al Moubadra» de Kamel Morajene.
Mais nous allons nous présenter seuls aux législatives de 2014 à travers six listes dans six circonscriptions. Malheureusement nous avons été pris par le temps et nous n’avons pas pu constituer de listes sur toutes les circonscriptions du pays.
Comment voyez-vous le schéma politique après les législatives ?
Les apparences ne prédisent rien de positif. Aujourd’hui, c’est l’argent qui a le pouvoir et qui domine notre politique. Sur ce, deux partis en Tunisie ont ce pouvoir à savoir Ennahdha et Nidaa Tounes. À l’issue de ces législatives, Ennahdha veut avoir coûte que coûte 50 plus 1 de l’Assemblée constituante. Je souhaite du succès à Nidaa Tounes. J’espère voir trois ou quatre partis gérant le pays afin de garantir un minimum de démocratie et de consensus. Espérant aussi que le PRM gagnera des sièges et pourra contribuer à construire la Tunisie de demain.
Mohamed Bousairi Bouebdelli a-t-il des ambitions présidentielles ?
Je n’ai pas la maladie du pouvoir, mon seul souhait est de voir mon pays, la Tunisie, au sommet de sa prospérité. Un pays dont les valeurs sont la démocratie, la justice et la liberté. Nous n’avons pas de candidat à la présidentielle. Le PRM est un parti jeune et ambitieux et a encore du chemin à parcourir et ce sera grâce aux jeunes qu’il occupera un positionnement de leader dans les années à venir.
N.J