La colère a atteint son apogée avec le refus de la profession vétérinaire de la procédure d’achat par appel d’offres des vaccins vétérinaires destinés au marché privé. Les professionnels semblent déterminés à mener leur combat jusqu’au bout pour cesser cette démarche considérée comme dépassée et ne correspondant plus aux enjeux et à la réalité technique actuelle.
Plusieurs instances vétérinaires le crient haut et fort : Il n’est plus question de maintenir la procédure d’achat par appel d’offres des vaccins vétérinaires destinés au marché privé. Cette pratique qui touchera dramatiquement, d’après ces instances, aux intérêts des filières de production animale, demeure contraire “aux intérêts nationaux et bénéficie exclusivement à quelques opérateurs étrangers”.
Le malaise des professionnels
Les professionnels sont allés plus loin en considérant que les conséquences négatives engendrées par le processus d’appel d’offres sont incommensurables. Primo, ce processus renie les progrès en cours et les consensus techniques. Secundo, il renie les orientations du plan national de lutte contre l’antibiorésistance. Tertio, il bafoue les règles élémentaires de la libre concurrence et du libre marché. Quarto, le processus d’appel d’offres est néfaste pour la balance commerciale.
Pour défendre leur cause, les professionnels se sont basés sur des fondements solides, paraît-il. Faisant partie d’un long rapport, une synthèse de réflexions et de constats portant sur des aspects juridiques, techniques, déontologiques, économiques, sociaux et logistiques a été élaborée. Par exemple, les instances vétérinaires estiment que la Pharmacie centrale de Tunisie PCT, et contrairement à ce qui est toujours avancé, n’est pas obligée d’organiser des appels d’offres des vaccins vétérinaires destinés au marché privé. D’ailleurs, elle procède déjà à des achats destinés au marché privé sans faire d’appels d’offres, avancent-ils. Côté déontologie : une lacune est soulevée concernant l’appel d’offres qui impose un laboratoire pharmaceutique au vétérinaire prescripteur ainsi qu’un type de vaccin et le prive de l’éventail des nuances apportées par les différentes spécialités homologuées. Sur les plans économique et social, les constats et remarques des professionnels ne manquent pas. Avec l’appel d’offres, on ne fait pas d’économies. Au contraire, on pénalise les performances technico-économiques des élevages en bloquant le support technique terrain. L’appel d’offres dissuade, aussi, de nombreux laboratoires pharmaceutiques d’investir en Tunisie et d’embaucher des cadres techniques.
Le CNOMVT réagit…
Réunis fin janvier 2019 au siège du Conseil national de l’Ordre des médecins vétérinaires de Tunisie (CNOMVT), l’ensemble des représentants de la profession, secteurs public et privé, ont débattu la question de la pertinence du système d’achat par appel d’offres des vaccins vétérinaires destinés au marché privé. L’écrasante majorité des participants à cette réunion décisive ont estimé que l’heure est venue pour rompre avec ce système “dépassé” et “inutile”. Une décision qui semble être irréversible.
Dans un courrier datant du 11 décembre 2019, adressé au PDG de la PCT et appuyé par une pétition signée par plusieurs vétérinaires de toutes les régions du pays, le CNOMVT a avancé une série d’arguments pour répondre aux préoccupations du ministère de la Santé relatives à la revendication de la profession.
Selon ce courrier, le blocage de la demande de l’arrêt de l’appel d’offres est la conséquence, non seulement de la croyance en des dogmes associée à une très grande méconnaissance des enjeux de la réalité de la production et de la santé animale, mais également des nombreux contresens et distorsions dus à l’analyse de cette demande réalisée par les services du ministère de la Santé sous un angle de santé humaine.
Abordant la question d’un éventuel risque de surconsommation de vaccins vétérinaires en cas d’arrêt de l’appel d’offres, le CNOMVT a exprimé son attachement au simple principe de réalité : le recours à l’appel d’offres ne mène nullement à une baisse de l’utilisation de vaccins et vice-versa. Mieux encore, en Tunisie pas plus qu’ailleurs dans le monde, les éleveurs ne souhaitent pas multiplier des vaccinations inutiles. La stratégie d’un programme vaccinal dans un élevage donné, consiste normalement à s’adapter aux risques épidémiologiques définis, et à tantôt renforcer la couverture vaccinale et tantôt l’alléger.
Le deuxième point évoqué est relatif à la question d’un risque d’augmentation du prix des vaccins. Les expéditeurs de ce courrier n’y sont pas allés par quatre chemins pour annihiler ce risque. Ils considèrent qu’il n’existe aucune expérience dans le monde où la libre concurrence en santé animale a conduit à une baisse de la performance et de la compétitivité des élevages.
Faut-il rappeler dans ce sens que le vaccin vétérinaire est un intrant de production dont l’objectif est de produire un retour sur investissement en protégeant les animaux des infections sauvages. Ceci dit, la qualité des services autour du vaccin reste un facteur déterminant dans la réussite et l’efficacité de cette vaccination, notamment au niveau de la production avicole. Des chiffres importants ont été avancés dans ce sens, dont notamment ceux relatifs à la valeur de la production annuelle avicole tunisienne (environ 1600 millions TND), la valeur des importations de maïs et soja nécessaires à la fabrication de l’aliment des volailles (environ 1200 millions TND) et la valeur des importations de vaccins aviaires (15 millions TND).
L’autre polémique qui pèse lourdement sur ce dossier est relative à un éventuel risque de corruption. A ce sujet, le message transmis à travers ce courrier est on ne peut plus clair : contrairement à ce qu’on ne cesse de véhiculer, les marchés de gré à gré en ce qui concerne les vaccins vétérinaires – qui sont des intrants de production à la charge des éleveurs et non de la collectivité – sont dépourvus de toute suspicion de corruption.
Toujours d’après le courrier, en cas d’arrêt de l’appel d’offres, les prescriptions des vétérinaires seront libres et donc totalement à l’abri d’un quelconque processus de corruption en amont pour peu que d’une part les livraisons des laboratoires soient réalisées en proportion des ventes réelles, ce qui permet d’éviter des bourrages de frigos abusifs bloquant un marché, et d’autre part, que ces livraisons soient réalisées sous le mode de “mise en place”, ce qui évite de facto les risques de péremption à la charge de la PCT.
La dernière préoccupation soulevée dans ce long courrier, dont une copie nous a été remise, est relative au risque de rupture de stock. La vraie sécurisation des approvisionnements ne consiste pas, selon le CNOMVT, en une confiscation du marché par des appels d’offres, mais plutôt, par l’élargissement dans un climat de partenariat à une concurrence ouverte et multiple. D’ailleurs, il n’est qu’à observer le très faible nombre de spécialités participant à l’appel d’offres (bien inférieur au nombre de vaccins disposant d’une AMM en Tunisie) pour s’assurer que la procédure d’appel d’offres éloigne de facto les laboratoires vétérinaires du marché tunisien. Avancer l’idée que l’élargissement de l’assiette des fournisseurs générerait un risque de rupture du stock est “un total contresens”.
Les solutions…
Appelant à une adaptation du système actuel d’approvisionnement en vaccins vétérinaires destinés au marché privé afin d’optimiser l’efficacité de la vaccination et l’amélioration des performances techniques et sanitaires d’élevage, les professionnels avancent quelques propositions susceptibles de réaliser “une meilleure compétitivité des filières animales sans surcoût et sans corruption”.
Premièrement,les représentants de la profession vétérinaire soutiennent que la PCT est, et restera, le seul importateur des vaccins, permettant ainsi une vision globale des stocks. Deuxièmement, une définition, avec une mise à jour chaque fois nécessaire, a été avancée par la Direction générale des services vétérinaires DGSV et des commissions ad hoc, d’un cahier des charges techniques définissant les recommandations de types de vaccins demandés par la communauté technique vétérinaire. Troisièmement, les commandes seront traitées par la PCT via le système mis en place pour exclure tout risque financier pour la PCT. Quatrièmement, les vétérinaires auront le choix entre plusieurs vaccins et supports techniques, ce qui est leur droit légitime de pouvoir prescrire en toute liberté. Cinquièmement, seule la DGSV aura le droit de lancer ou initier des appels d’offres à travers la PCT pour les campagnes de vaccination nationale prises en charge par l’Etat, un point qui n’a jamais été remis en cause. Sixièmement, les laboratoires présents en Tunisie pourront, dans le cadre d’une concurrence saine et légale, accompagner leurs produits sur le terrain, investir et recruter.
L’affaire pourrait prendre une nouvelle tournure surtout que cet appel au rejet de ladite procédure aurait été farouchement objecté, selon le rapport précédemment cité, par “les mêmes personnes qui, dans les dossiers précédents, avaient usé de leur influence pour orienter des décisions en faveur d’un “cartel” qui aurait su tirer les marrons du feu.
Il va sans dire que le torchon brûle entre la profession vétérinaire et les services de tutelle à propos de la procédure d’appel d’offres des vaccins vétérinaires destinés au marché privé. Droits dans leurs bottes, les professionnels ne semblent pas prêts à lâcher du lest.
Affaire à suivre.
Mohamed Ali Ben Sghaïer