Alors que la Tunisie s’apprête à quémander auprès des prêteurs internationaux plus de 12 milliards de dinars pour boucler le budget de l’État 2020, et alors que la panne de croissance sévit de plus en plus durement (1% en 2019), la Banque centrale de Tunisie (BCT) s’enferre dans un dogmatisme monétariste ultra-orthodoxe, politisé à la moelle et surtout géré en porte-à-faux avec le reste des politiques gouvernementales. Une situation gravissime qui décourage l’investissement et qui mine les piliers économiques de la transition démocratique.
Comment justifier une telle politique monétaire, à la fois irréfléchie et têtue ? Comment en est-on arrivé là, coincés entre deux impasses aussi dangereuses, l’une comme l’autre ? D’un côté, une impasse théorique et idéologique télécommandée par les prêteurs, le FMI en tête, de l’autre, une impasse empirique et opérationnelle, nourrie par l’incapacité de la BCT à infléchir sérieusement l’inflation, sans stériliser la croissance ou castrer l’investissement.
Risques et périls d’un acharnement monétariste suranné
La rhétorique du Gouverneur de la BCT, sous la coupole de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), laisse à désirer et a accentué les incertitudes au lieu de les atténuer.
Entre «illusions monétaristes», «double langage» et raisonnement circulaire, la communication de la BCT inquiète profondément les opérateurs économiques. Tous y voient une politique d’acharnement monétariste qui en rajoute toujours plus à ce qui n’a pas marché les mois passés en Tunisie. Une politique hors de contrôle (du gouvernement) et à la solde du FMI.
Un exemple pour illustrer ! Lors de son audition par les parlementaires, le Gouverneur de la BCT explique que la morosité économique est principalement liée à la contraction des investissements privés (national et international). Ce n’est pas faux ! Mais quand on lui demande les raisons de la contraction de l’investissement (passant de 25% du PIB en 2010 à 18% du PIB en 2019), il réplique que c’est l’atrophie de l’épargne qui en est la cause (de 21% du PIB en 2010 à 8 % en 2019). Et allant plus loin, il explique la chute de l’épargne par le recul de l’investissement, et vice-versa ! Le raisonnement est répété en boucle, sans souligner une seule fois, l’impact de sa politique monétaire dans ce cercle vicieux. Cherchez l’erreur !
Une logique circulaire, qui tourne en boucle et qui abuse de l’ignorance, voire de l’incompétence des élus du peuple. Une telle logique, décriée par les économistes, mais adulée par les politiciens, démontre la validité d’une assertion A, en mettant en cause l’assertion B, et un peu plus loin, elle explique l’assertion B en mettant en cause l’assertion A. C’est un peu la logique de l’œuf et de la poule, pas de causalité claire de la part des économistes de la BCT.
La communication du Gouverneur de la BCT est insidieuse : elle occulte le rôle des taux d’intérêt, et principalement du taux d’intérêt directeur, qui est fixé par la BCT et son conseil d’administration, par des votes opaques et sans démonstration étayée par des données publiques probantes. Mais ici, le Gouverneur s’en lave les mains; il plaide non-coupable, ne reconnaissant aucune responsabilité liée à sa propre politique monétaire… et son impact indirect sur la débâcle de la croissance du PIB.
Une communication dissonante et insidieuse
Le Gouverneur de la BCT passe sous silence son pouvoir légal pour ajuster le niveau du taux d’intérêt directeur. Ce taux atteint des niveaux faramineux : trois fois plus élevé qu’au Maroc et deux fois plus élevé qu’en Afrique francophone. Ce levier crucial constitue la principale clef explicative, en d’autres termes la variable omise, qui traîne à la baisse, simultanément l’épargne et l’investissement.
Le silence de la BCT au sujet de la responsabilité directe de la politique monétaire dans le recul de l’épargne et la contraction de l’investissement est malsain. En plus de l’illusion monétaire et des abus de confiance qu’il occasionne chez les élus et les citoyens de manière générale, ce jeu cache un dogmatisme théorique et une pensée ultra-orthodoxe chez les décideurs de la BCT.
Pour ces décideurs, la pensée économique ultra-orthodoxe doit primer, peu importe ses effets pervers sur la croissance et la prospérité. Soutenue dans ce cadre par les recommandations du FMI (et les enseignements de Milton Friedman, depuis 1976), la BCT combat vainement l’inflation avec le même remède, mais avec un dosage de plus en plus fort, soit par le niveau du taux d’intérêt directeur !
La BCT fait preuve d’autisme…par son acharnement qui peut tuer le patient (économie réelle) pour soigner une appendicite gangréneuse, mais somme toute, pas vitale dans le contexte.
Oui, la BCT est dressée par le FMI pour s’attaquer à l’inflation, à tout prix… C’est aussi cela l’acharnement monétariste de la BCT !
Dit autrement, cet acharnement et cet aveuglement monétaristes risquent de sacrifier l’avenir de la démocratie tunisienne sur l’autel d’une lutte acharnée contre l’inflation, comme unique cible à abattre. Et c’est bien là la principale impasse de la politique monétaire actuellement implémentée en Tunisie.
Un dogmatisme paralysant la croissance !
Le taux d’intérêt directeur est actuellement de 7,75%, contre 2,5% au Maroc, zéro en Europe…, négatif au Japon et en Suisse. Avec un tel taux d’intérêt, la BCT fait monter les taux d’intérêt bancaires à 13% pour les investisseurs (7,75% de taux directeur, 3% de marge bénéficiaire, 2% en agios et assurances).
Avec un taux de 13%, un investisseur rembourse au prêteur autant d’intérêts que le capital principal emprunté, en moins de 6 ans. C’est là le ribaa tant décrié par certaines religions, mais encore toléré par les abus d’un monétarisme perverti et dangereux pour la transition démocratique en Tunisie. Avec un tel taux plutôt usuraire, l’investisseur doit, pour s’en sortir, faire au moins un taux de rendement net de 20%. Une situation qui exclut de facto, les PME, les industries textiles, l’agro-alimentaire, dont le rendement marginal moyen se situe dans le temps à seulement 6%. Et pas pour rien, la contribution de l’industrie au PIB est passée de 32 % en 2008 à moins de 20% en 2019.
Tel que fixé, le taux directeur de la BCT ne peut aucunement développer les régions déshéritées comme revendiqué par l’actuel président Kaïs Saïed. Démunies en infrastructures, ces régions sont déjà moins concurrentielles par leurs coûts de production… et éloignement des marchés. Mais, face à ce verdict, le président reste de marbre !
Ce type de politique monétaire réduit drastiquement les incitations à l’investissement productif, fait fuir les capitaux en direction des zones favorisées… et ensuite vers l’Europe notamment. Et ce n’est pas un hasard si les services douaniers découvrent chaque jour un peu plus de lingots d’or et de liasses en devises dans les valises des contrebandiers se dirigeant vers l’Europe ou la Libye.
De tels taux introduisent des biais majeurs sur les choix des secteurs et les horizons temporels des investissements. Cette politique monétaire ne fait que promouvoir les investissements de courts termes (au détriment des moyen et long termes). Elle renforce les investissements spéculatifs et rentiers au détriment des investissements productifs, industriels notamment. De tels taux font perdre aux entreprises tunisiennes leurs marchés internationaux, au profit du Maroc et d’une dizaine de pays africains en pleine croissance.
L’acharnement monétariste de la BCT se fait surtout par l’élévation du taux d’intérêt directeur. Une telle approche fait enrichir les spéculateurs et les banques commerciales. Ces dernières voient leur marge bénéficiaire gonfler de 20 à 30% par an, de manière providentielle et sans efforts notables en matière de partage de risque, de développement de produits ou d’innovation en services aux clients.
Sur le front de l’épargne, la BCT fixe le taux de rémunération de l’épargne à 5%. Avec une inflation officielle variant entre 6% et 8%, l’épargnant perdrait presque 3% par an de la valeur réelle de son épargne en osant placer son argent dans les banques tunisiennes. Et le Gouverneur de la BCT s’«étonne» encore de la chute continue de l’épargne placée auprès des banques officielles !
Avec de tels taux, l’économie tunisienne risque de continuer sa stagnation, laissant fleurir le marché parallèle et foisonner les institutions financières informelles, dont plusieurs sont de plus en plus criminalisées et de plus en plus protégées par des élus, des leaders de partis et des lobbys politiques représentés au sein des pouvoirs central et local.
Agenda caché et connivences politico-monétaristes
Quasiment tous les experts et économistes s’accordent à dire que la politique monétaire actuellement menée par la BCT est inefficace pour contrer l’inflation, improductive en termes d’incitations à l’investissement et surtout élaborée en porte-à-faux avec les politiques économiques et les ambitions politiques de la Tunisie post-2011.
Le communiqué publié le 6 février par la BCT et les propos tenus par le Gouverneur devant les députés de l’ARP (7 février) sont truffés de contradictions et de non-dits sur leurs impacts économiques. À se demander si la gouvernance de la BCT ne cache pas des engagements secrets pris avec des parties prenantes en Tunisie (partis, FMI, lobbyistes, oligopole bancaire, rentiers, etc.) et qui expliquent l’omerta de la BCT sur les véritables raisons qui ont mené la politique monétaire tunisienne dans les impasses où elle se trouve aujourd’hui.
Six facteurs semblent jouer fortement pour expliquer les dérapages, de plus en plus risqués, de la politique monétaire conduite par la BCT.
Dogmatisme. La pensée économique ultra-libérale à la Friedman, celle qui a pris la place des politiques monétaires visant un équilibre négocié entre inflation et chômage (Courbe de Phillips, un célèbre Keynésien), colonise et biaise les décisions de la BCT. Et ce genre de débat théorique, pernicieux mais dépassé ailleurs dans le monde, surtout depuis la crise de 2008, reste inaccessible pour les 130 députés tunisiens qui ont tenu à assister aux discours et aux démonstrations du Gouverneur de la BCT, au Bardo (le 7 février). Les médias ne saisissent pas toujours les véritables enjeux économiques de ce dogmatisme et de cet aveuglement de la BCT.
Perversion. Une indépendance pervertie et mal assumée a été initiée par la Loi de 2016 sur la BCT. Cette loi, instituant l’indépendance de l’institution des instances gouvernementales, a été votée dans la précipitation, et aucune évaluation ex ante (ni ex post) de ses impacts n’a été conduite pour s’assurer des résultats futurs d’une indépendance souvent plus facile à justifier qu’à implanter de façon efficace et axée sur les résultats.
Accointance. On déplore un déficit patent d’évaluation des politiques et des instruments monétaires mis en place depuis 2011. L’arbre se juge à ses fruits, mais une telle sagesse de bonne gouvernance ne semble pas trouver preneur au sein du Conseil d’Administration de la BCT, dont les membres sont nommés par accointance, de manière non transparente et peu fondée sur les compétences démontrées en gouvernance monétaire.
Fission. Au lieu d’être fusionnées et cohésives, les politiques publiques et les politiques monétaires sont en divergence et en discorde continuelle. Comme des frères ennemis, chacun fait à sa guise, laissant l’économie dans la dérive. La BCT décide en porte-à-faux avec le reste des politiques gouvernementales. Une véritable fission s’installe progressivement, alors que tout le monde s’attendait à ce qu’en Tunisie démocratique, les politiques gouvernementales se conjuguent et fructifient mutuellement pour augmenter la richesse collective et faire prospérer la seule démocratie en terre d’Islam.
Éviction. La politique monétaire actuelle a renforcé la marge bénéficiaire des banques commerciales. Et indûment ! Ces banques prêtent à outrance au gouvernement à des taux faramineux, canalisant ainsi les rares ressources financières épargnées vers les dépenses salariales des fonctionnaires, plutôt que pour des investissements privés et productifs. L’effet d’éviction est patent : celui-ci explique aussi le recul de l’investissement privé… et augmente la pression fiscale.
Incertitudes. Dans le contexte, et au lieu de rassurer les opérateurs économiques, la BCT renforce les inquiétudes. En cause, un déficit de vision, une carence d’innovation et surtout un carriérisme aveugle de ses gestionnaires. Le danger qui guette la BCT réside dans son rapprochement rapide et inexpliqué avec les diktats de certaines organisations internationales, au détriment des impératifs et des choix collectifs 100% made in Tunisia.
Les partis politiques, les organisations citoyennes et surtout le prochain gouvernement doivent se retrousser les manches pour aider à redresser la politique monétaire et mettre fin aux dérives actuelles.
Elyes Fakhfakh n’a pas le choix. Il doit prendre le taureau par les cornes ! Il doit amorcer, sans tarder, des ajustements structurels des politiques monétaires et des textes régissant la gouvernance de la BCT. Le défi consiste à faciliter une transition de la BCT vers une gouvernance qui lutte à la fois contre l’inflation, mais sans laisser pour compte la croissance économique et la création de l’emploi.
La Tunisie doit s’inspirer du principe de la dualité des mandats (dual mandate), en vigueur aujourd’hui dans plusieurs banques centrales, dont la Réserve fédérale américaine.
La Loi de 2016 sur la gouvernance de la Banque centrale est à repenser et le plus tôt serait le mieux !
Dr Moktar Lamari
Universitaire au Canada