Chahuté, envié, calomnié et mis à l’index pour certains, le rapport entre pouvoir politique et hommes d’affaires offre l’image d’un ménage difficile, voire tronquée au niveau des tenants et aboutissants, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de carrément «incestueux». Pourtant à bien y regarder, il est question d’un vécu qui se laisse découvrir non sans accrocs, tant les secrets d’alcôves sont, en fait, hermétiques et bien gardés par les partis politiques et les «magnats» de la finance qui donnent l’impression — pour un temps — de zapper leur présence sur le marché ou ils trônent d’habitude pour s’adonner à la politique. Focus sur une réalité aux multiples facettes.
S'ils ne sont pas légion, les hommes d’affaires qui, à l’occasion des législatives, investissent la scène politique, du moins au niveau des intentions de candidatures, ne passent pas inaperçus. Atteignant le nombre de plus d’une dizaine — du moins en ce qui concerne ceux qui ont pour ainsi dire pignon sur rue — sur la scène publique et dans le monde complexe de l’argent. Néophytes en politique pour la plupart, leur «atterrissage» dans la chose électorale, précédé d’une certaine aura financière et d’une réputation bien assise en la matière, ne manque pas de surprendre et de susciter moult réactions de teneur différentes, voire contradictoires. Mais au-delà des commentaires et des prises de position à propos de ce qui est qualifié par bon nombre d’observateurs de «phénomène», il est certain que la lecture que l’on peut en faire a de quoi imposer les véritables questions qui peuvent expliquer un tant soit peu les raisons et les visées. Quels sont les arguments véritables qui, soit les ont poussés, soit les ont fait «se dépêcher» pour décider de faire de la politique et pourquoi précisément maintenant? Qu’est-ce qui a pu bien motiver ces «outsiders» à brader pour un moment le «risque» étudié des affaires pour celui, de loin plus dangereux, de la politique ?
L’intérêt en point de mire !
Les réponses que l’on serait amené à faire, aussi plausibles soient-elles, ne pourraient à elles seules éclairer et apporter matière à convaincre sur les raisons de ce ralliement, que certains n’hésiteraient pas de qualifier de «débauchage», à la politique. Les feux de la rampe du pouvoir ? Les facilités que cela pourrait permettre ? Les attraits de l’autorité ? Un projet de société différent ?…
Sûrement un peu de tout cela et bien d’autres considérations. En d’autres termes et pour simplifier l’approche, il est plausible de considérer par hypothèse que cette venue, tardive et impromptue, à la politique est conditionnée d’une manière générale par l’intérêt dans ses manifestations les plus diverses. L’intérêt politique ? Sûrement, avec tout ce que cela signifie de dividendes et de profits sur le plan personnel sur le court ou le long terme. L’intérêt financier, sûrement pas. Du moins directement, car il est bien difficile, voire inconcevable, d’imaginer que les revenus mensuels d’un député soit plus de deux mille dinars, seraient à même de convaincre un homme d’affaires et, surtout, de le faire tomber sous le coup de la séduction financière. Certains parmi eux, sinon la plupart, feraient dix fois et plus ce chiffre en une seule percée sur le marché. Ce n’est donc pas l’atout financier qui fait courir en politique ces hommes d’affaires. Bien sûr, si l’on se maintient aux conclusions fondées sur la donne «pertes et profits», à l’aspect direct de ce type de choix, on finira incontestablement par admettre la gratuité de la démarche. Ce serait comme dire que nous sommes là en plein centre de charité, qui, comme l’on sait, est fondé sur le bénévolat. Or et cela est connu, ni la charité, ni le bénévolat ne sont de l’essence du monde des affaires. L’intérêt financier existe et ne manque pas de se manifester. Mais, il faut en convenir, sur le long terme et d’une manière indirecte, par ricochet et grâce à de longues mais subtiles manœuvres. Ce serait le cas des promulgations des lois sur la concurrence et les rapports gérant le comportement des acteurs sur le marché. De même et c’est plus versatile et douteux, ce serait les cas des trafics d’influence et des manœuvres opportunistes visant à utiliser le pouvoir et les facilités qu’il peut offrir une fois aux commandes, pour s’arranger «entre copains», s’entraider et se passer «le témoin», tout cela bien entendu pour arriver à se tailler la part du lion dans certaines affaires.
Les stars de la finance à la rescousse ?
Les partis en concurrence, particulièrement ceux qui se positionnent relativement bien dans les sondages et dans l’opinion publique, se sont investis dans la quête des hommes d’affaire pour les rallier à leur cause et, dans certains cas, en faire des têtes de listes à l’occasion des élections législatives. Ennahdha et Nida Tounes précisément. À eux seuls, ils se sont partagé le concours de certains que l’on qualifie de «stars» de la finance et des affaires. Il en est ainsi, toutes appartenances partisanes confondues, de Moncef Sellami, Mohamed Frikha, Mehdi ben Ayed, Mourad Loukil (pour un moment), Fakhfakh, Ridha Charfeddine, SelmaToumi, Mehdi Ben Gharbia, Zohra Dris, Hafedh Zouaoui, et d’autres. Des partis ont essayé de faire de même en alignant un ou deux magnats des affaires, comme l’a fait le parti de l’Union nationale libre avec Slim Riahi.
Aujourd’hui, chacun arbore ses couleurs et ses hommes pour s’investir au mieux dans la campagne électorale qui d’ores et déjà s’annonce assez serrée et promet d’aller crescendo. Comme l’est d’ailleurs celle des critiques qui voient d’un mauvais œil ce mariage que certains vont jusqu’à qualifier «d’incestueux» entre la politique et l’argent. Partant de l’adage connu voulant que la fin justifie les moyens, les récalcitrants à ce rapprochement, jugé insolent et porteur de mauvais signes traduisant l’opportunisme sans vergogne du paysage politique actuel, ne se s’embarrassent pas pour dénoncer ce type de stratégie. Faussant carrément le pas à l’esprit qui a animé selon eux tous ceux qui ont fait la Révolution du 14 janvier et qui, dans le même courant d’idée qui a prévalu d’une certaine manière lors des législatives du 23octobre 2011, insistent sur le fait que, pour 2014, les choses s’annoncent avec un augure bien différente.
À cela, une raison particulièrement inhérente à la venue «massive» et «surprenante» de l’argent dans le monde de la politique. Ils voient une évidence caractérisée par la paupérisation élitaire au niveau des effectifs des partis et donc des cadres qui y adhérent et pouvant les représenter aux législatives. Ceci en plus du constat que la logique révolutionnaire a été mise au grenier pour être remplacée par une autre «exagérément pragmatique et plus opportuniste.»
Mais d’où viennent-ils ?
Si l’on s’arrête à certains hommes d’affaires qui, pour la plupart, pilotent les listes choisies par les partis pour les circonscriptions à travers le pays, il est aisé de constater que s’ils sont tous, pour ainsi dire, auréolés de réussites dans le monde de l’argent, mais leurs origines dans les affaires sont différentes.
Certains sont des ténors de l’ameublement et du commerce en général alors que d’autres sont spécialisés dans les services et les transactions immobilières. Ne se focalisant pas sur une seule spécialité, ils ont su, avec l’expérience accumulée et non sans savoir-faire, multiplier leurs activités et, par là même, leurs fortunes respectives. À ce titre, trois noms, pour ne citer que ceux-là, sont assez représentatifs de cette race de magnats de la finance.
Moncef sellami que Nida Tounes a aligné tête de liste dans une des circonscriptions de Sfax, est président d’un véritable holding dont une des sociétés est cotée en bourse, ceci en plus du fait qu’il vient d’investir dans la presse écrite et est actionnaire dans la société qui publie le quotidien Le Maghreb.
M. Frikha, tête de liste à Sfax pour Ennahdha, s’est fait, lui, rapidement un nom dans le monde de la finance et a pu, grâce à d’intelligents et heureux placements, monter un empire financier dont le fleuron est incontestablement la compagnie aérienne Syphax. Ce dernier titre lui a valu ces derniers temps de virulentes critiques de la part de quelques hommes politiques, dont un président de parti qui a estimé que Syphax, étant une concurrente réelle et potentielle de la compagnie aérienne nationale Tunisair, son président ne pouvait pas par conséquent et en prévention de toute tendance et pratique anticoncurrentielle, se présenter aux législatives.
Slim Riahi, enfin, agissant en quelque sorte pour son propre compte puisqu’il est le fondateur et le président du parti de l’Union nationale libre, doit son empire à ses transactions à l’étranger, précisément dans la Libye du temps de Khadafi. De retour au pays, il s’est lancé dans les affaires, non sans succès ; en cours de route, il s’est même payé le luxe d’être — et il l’est encore — président du prestigieux club sportif Le Club africain.
Enjeux et risques
Il est universellement admis que le pragmatisme, étant le fondement même de la politique, requiert incontestablement des moyens concrets pour pouvoir s’affirmer et permettre à ceux qui en font leur moteur d’action. La somme de tout cela génère le pouvoir et conditionne l’autorité. L’argent en est à ce titre le moyen par excellence. Il s’agit d’un couple aux intérêts mutuels certains, vivant loin du charme pacifique de l’amour pour ne se côtoyer que dans la contingence de la passion et de la convoitise, manifestement, à quelques exceptions près, servile. C’est bien une règle pratique dont il s’agit ici et il ne viendrait à l’esprit de personne de prouver le contraire. Il est en effet inutile, sinon vain, d’essayer de faire la démonstration que la politique peut se faire sans le secours, voire le renfort, de l’argent. Dans cette logique, l’argent s’apprête à être le nerf vital de toute démarche visant à conquérir et à asseoir un pouvoir, quel qu’il soit et, par voie de conséquence, à en tirer profit. L’argent pris comme notion d’autorité et facteur d’influence est toujours attiré par le pouvoir en tant que moyen majuscule d’expression de cette autorité. Un mariage, il faut en convenir, fondé principalement et exclusivement sur l’intérêt, le profit factuel et des desseins opportunistes. Un couple aussi vieux que le monde qui ne tient guère compte des considérations morales. Le rapport argent-pouvoir s’avère à ce titre des plus difficiles à vivre, aussi bien au niveau des implications qu’à celui des objectifs qui peuvent se contrecarrer et même se nuire. Ceci s’explique par le fait même de la nature complexe de chacun et des tentations — souvent jugées de mauvais conseils — qu’ils peuvent réveiller, une fois alliés, comme il en est toujours question, pour «le meilleur et pour le pire.»
Le Realpolitik et ses exigences
Notre vécu politique, à l’instar d’ailleurs de tous les pays, s’est toujours manifesté à ceux qui consentent à faire une lecture lucide et objective de la réalité politique, par le manifeste du rapport argent-pouvoir dans la gestion des affaires de la cité. L’occasion des prochaines législatives, auxquelles nous nous préparons, nous offre l’opportunité d’en vérifier les traces et les manifestations.
Si l’on exclut la période, combien particulière, de la Révolution, qui a occulté les manifestations de l’apport de l’argent en politique et durant laquelle la direction du pays a été confiée à un pouvoir de circonstance, dicté essentiellement par le besoin de palier aux urgences, il est conséquent de constater la présence de ce phénomène de pure Realpolitik. Aucune époque n’a été pour ainsi dire épargnée avec toutefois des manifestations différentes aussi bien au niveau du degré d’interférence que des «insolences» affichées.
Les hommes d’Ennahdha
Neuf hommes d’affaires ont été sélectionnés par le parti Ennahdha pour le représenter aux élections législatives. Ce choix s’est fait, selon des sources proches du parti, sur la base de critères se rapportant, dit-on, à «la compétence et au projet de société auquel adhère le parti». Ce que conteste une certaine opinion jugeant qu’en fait il n’est question que d’intérêt mutuel. Le parti tablant sur l’aura financier de ces candidats, leur potentiel de ralliement et, pourquoi pas, leur apport financier. Les hommes d’affaires tablant sur de nouveaux horizons tant au niveau de la satisfaction personnelle qu’à celui des affaires. Neuf candidats donc et «de gros calibre» insiste-t-on du côté des détracteurs qui y voient une manifeste manœuvre politicienne à dividendes certaines pour le parti, si jamais ils venaient à être choisis par les urnes. En voici la liste complète :
– Mohamed Frikha : tête de liste Sfax 2 et PDG de Telnet et de la compagnie aérienne Syphax Airlines
– Walid Loukil : 3e sur la liste de l’Ariana et Directeur général adjoint du groupe Loukil (il a été remplacé la semaine dernière par Mehdi Ben Ayed, à cause d’un problème d’éligibilité constaté par l’ISIE)
Sami Fatnassi : tête de liste à Béja et président de l’Union régionale de l’UTICA à Béja en 2012
Raouf Azzaz : 3e sur la liste de Monastir et homme d’affaires.
– Adel Daâdaâ : 9e sur la liste de Ben Arous et homme d’affaires.
– Habib Masmoudi : 5e sur la liste de La Manouba et fils de Mohamed Masmoudi ancien ministre des Affaires étrangères.
– Moez Haj Rhouma : 3e sur la liste de Nabeul et homme d’affaires opérant dans le secteur du textile.
– Tarek Dhieb : 3e sur la liste de Tunis 1 et homme d’affaires (remplacé par le parti par l’ancien ministre de la Justice, Nadhir Ben Ammou, pour les mêmes raisons annoncées par l’ISIE.)
– Imed Khemmari : tête de liste de La Manouba et homme d’affaires.
Ahmed Souleymen