Face aux dernières mesures, adoptées à titre préventif pour crier haut et fort, sus au coronavirus, l’économiste, branché sur la production et la productivité, pourrait songer à cette métaphore : l’opération a réussi, mais le malade est mort.
Ajoutée au déclin touristique, au stress hydrique et aux limitations des activités, la fermeture des frontières a tout l’air de conduire le taux de croissance au cimetière. Deux signaux contraires opposent l’impératif productif au critère sanitaire.
A la différence de la contradiction traitée dans ses dialogues par Aristote, l’antinomie, explorée par Kant, proscrit l’exclusion de l’une ou l’autre position.
Pour l’instant, ce virus focalise l’attention sur deux champs d’investigation, les structures objectives et les dispositions subjectives. Le premier de ces paliers colporte les éléments propices à la fabrication d’une bombe à retardement. Les quartiers paupérisés maximalisent la potentialité afférente à l’éventuelle propagation de l’infection par contagion. Hay Ettadhamen exhibe les conditions déplorables du logement où règne l’exiguïté associée à l’insalubrité.
Comment isoler, chez lui, un contaminé dans un local d’une pièce où logent, à trois, la mère malade, le fils chômeur- drogué, avec la fille, employée de maison, seule à subvenir aux besoins quotidiens. Au quartier, animé de jour et de nuit, la densification des relations interpersonnelles, tantôt conviviales et parfois conflictuelles, favorise la possible implosion de l’effectif exposé à la contamination.
Mauvaise conseillère, la misère oblitère la propension à conforter la protection. Dans ces conditions, déployées à l’échelle des structures objectives, autrement dit économiques et morphologiques, le coronavirus lève le voile sur les puissants ressorts de l’inégalité devant la mort.
Le second palier met en scène les dispositions subjectives, autrement dit les croyances, opinions, supputations et spéculations. Tout comme tant d’autres, Khamis Imbarki, père
de Maher, le marchand de légumes et fruits, pratiquant régulier, interprète ainsi la genèse et les sévices du coronavirus : « Dieu a sanctionné les égarés. Maktoub ». Dans ma tournée des grands ducs, je passe d’El Manar 1 à El Manar 2.
Là, Mourad Akkari, lui aussi marchand de légumes et fruits, au front estampillé par le tapis de la prière, me dit : « Quand les gens reviendront au droit chemin, Dieu arrêtera ce virus ». Inutile aux chercheurs de chercher midi à quatorze heures, Dieu veut.
Outre la référence au ciel évoqué du côté des mosquées, surviennent d’autres aspects de la subjectivité. Un Général iranien impute le coronavirus à la guerre bactériologique déclenchée par les Américains. Comment interpréter l’ensemble de ces données ? Il appartient aux laborantins de mettre au point le remède et le vaccin.
Mais il revient aux tenants des savoirs anthropologiques de porter un éclairage global ou holistique. Trois éclaireurs, parmi d’autres, contribuent à élucider les problèmes posés au niveau des subjectivités : Aristote, Durkheim et Foucault.
Le monde social crée l’individu à son image par l’entremise du système d’appartenance et de ses multiples incidences. A sa façon, chacun de ces penseurs conforte cette même appréciation.
Pour tous, le contexte influence le texte. Quand l’agent social se met à pérorer, les jeux sont faits. La tension exacerbée entre l’Amérique et l’Iran parle avant le Général impertinent. Et l’insertion de Maher, ou de son père, au sein d’une société à religion islamique précède leur discours tenu sur le coronavirus venu sanctionner les infidèles aux versets coraniques. A sa dernière conférence énoncée à Tunis et à laquelle assistaient Habib Attia et Salah Garmadi parmi les fondateurs de l’enseignement supérieur, au moment où Bourguiba édifiait l’Etat, Michel Foucault achevait son propos par ce mot : « Sur son livre, l’auteur devrait remplacer son nom par l’expression qu’importe qui l’a écrit ». Car l’écrivain puise dans la chaîne de ces multiples discours allant d’Aristote à nos jours.
Sans contexte n’existe aucun texte. Pour sa part, Marx, le troisième personnage cité, fulmine contre le scandale des classes sociales. Or, de nos jours, la mise en présence de l’opulence et de l’indigence, de la ceinture périphérique et des quartiers huppés, interfère avec les moyens de lutter contre l’épidémie tant redoutée. Néanmoins, l’élan de solidarité survient bel et bien. Si des accapareurs mettent à profit la peur au point de provoquer la ruée vers l’ail écoulé à des prix démultipliés, la mobilisation populaire tranche avec la prolifération des malfaiteurs.
« Etrange pays dans mon pays lui-même », écrivait Louis Aragon.
Maintenant, l’attente et la peur du spectre pandémique trouvent, chez Spinoza, le précurseur du potentiel, un prospectiviste véridique.
Dès lors, fermer les yeux sur la bombe à retardement conforte l’aveuglement, et occulte l’orientation des préoccupations vers l’avenir nimbé de virtualités. Par là, Spinoza fourre le nez au coeur de l’actualité. Car une étrange homologie unit les dispositions subjectives aux structures objectives.
En effet, certains attendent le vaccin à l’instant même où bien d’autres attendent la fin du courroux divin une fois châtiés les vauriens.
De nos jours, l’Empire du milieu surplombe les voies suivies par les engagés dans l’ample débat. L’aide offerte à l’Amérique par le milliardaire chinois pour combattre le corona, inféode la guerre, feutrée ou déclarée, au panache inégalé de la fraternité.
Elle opère sur le domaine réservé à la dissuasion nucléaire.
Malgré tout, la fraternisation universelle scintille à l’horizon des combattants. Déjà, les soixante-huitards conseillaient de faire l’amour au lieu de faire la guerre. Mais leur aubaine escamote la rengaine de la bêtise humaine.
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