Il y a quelques jours, une « lettre aux tunisiens » a fait le tour des réseaux sociaux avec plus de deux mille partages. Mariam Toure, une jeune étudiante malienne y dénonçait le racisme en Tunisie. On pouvait notamment y lire : « pour la plupart d’entre vous, je suis «Kahloucha», «Guirda » (singe), de nationalité «Africaine». En quittant mon pays, je souriais à l’idée de découvrir cette Tunisie dont tout le monde parlait, le «Paris Africain», le pays de tous les droits, la patrie de la liberté et de la tolérance… »I
Mais grande déception l’attendait, car elle ne va rencontrer que le rejet, les moqueries et le harcèlement sexuel…
Le ton de cette jeune fille, ses mots directs, ses désillusions, ont touché bon nombre de Tunisiens qui lui ont apporté leur soutien et demandé à la rencontrer pour entreprendre des actions contre le racisme. La première de ces actions commence déjà à se généraliser : elle consiste à se faire photographier avec un écriteau qui rejette le racisme.
Lamia, une étudiante tunisienne a tenu les propos les plus justes à propos de cette lettre aux tunisiens : « je suis révoltée par la mentalité d’une majorité de Tunisiens et par leur étroitesse d’esprit ! En même temps, ça ne m’étonne pas, car, pendant des années, le niveau culturel est descendu au sous-sol. Nos écoles ont fabriqué des générations d’esprits obtus, idiots même… »
Pourtant le règne de Bourguiba, ce leader a tout fait pour éliminer la mentalité des clans et des tribus qui dominait la Tunisie depuis des siècles. Pour lui, il n’y a pas de Jlass, ni de Frachich, de Hmamma ou de Ouled Ayar. Nous sommes tous Tunisiens, appartenant à l’Afrique, au monde arabo-musulman, sans oublier nos racines berbères et carthaginoises.
Racisme et régionalisme
Son camarade, étudiant en sciences sociales, va plus loin : « le racisme des Tunisiens ne m’étonne pas, ils haïssent tout ce qui est différent. Il n’y a pas que le racisme anti noir, il y a le régionalisme où le sahélien est l’ennemi juré du jendoubien et le sfaxien est l’adversaire du tunisois. Regardez ce qui se passe lors des matches de foot et vous comprendrez à quel point le sentiment tribal est encore ancré dans les mentalités… »
Poursuivant son réquisitoire contre une certaine mentalité, le jeune homme va plus loin : « même les petites différences ne sont pas tolérées. On se moque des Botti (les gros) et des squelettes (les maigres). On envie les riches et on n’a aucune compassion pour les pauvres. Le rouquin est surnommé Errouj (le rouge) une fille trop blanche de peau est une Fachkha (fadasse). Jusqu’à nos jolies filles brunes, si charmantes, qui sont affublées du qualificatif peu élogieux de Zarga (bleue)… »
Les noirs, eux, sont affublés de surnoms odieux comme Kahla (noireaude), Wsif (esclave, en arabe littéraire) et sa variante Wsif Tambla, ou encore Baganda, du nom d’un ancien joueur de l’Espérance dans les années 70. Or ces personnes ont un prénom que l’on pourrait utiliser normalement, sans recourir à ces surnoms qui rabaissent l’être humain.
Il faut dire que cette mentalité a été enracinée dans la société depuis de longues années, notamment par le biais de la série radiophonique, puis télévisuelle « Haj Klouf », où Abdelaziz El Aroui se grimait en noir et parlait avec un accent caricatural. À l’époque, il faisait rire les auditeurs et les téléspectateurs, mais c’était un rire moqueur, avec des relents de racisme latent.
Il y a eu également le grand succès littéraire « Barg Ellil » (l’éclair dans la nuit) qui a influencé toute une génération à une époque où les Tunisiens lisaient encore. C’est l’histoire d’un Tunisien qui répudie son épouse et qui ne peut la reprendre que si elle se marie avec quelqu’un d’autre, selon la tradition musulmane. Il demande donc à son esclave noir de l’épouser pour une seule nuit, avec interdiction de la toucher. Mais l’esclave noir tombe amoureux de la femme de son seigneur et le lendemain, il refuse de divorcer. Il devient alors le souffre douleur de son patron et il donne une image négative des noirs en général…
Les noirs que nous avons rencontrés ne sont pas tous logés à la même enseigne. Les diplomates sont généralement bien considérés. Ils sont reçus dans les réceptions avec beaucoup de considération et ils reçoivent également avec déférence… En outre, de par leur fonction et leur statut social, ils sont rarement confrontés au racisme…
Les étudiants, eux rencontrent plus de problèmes dans leurs relations avec les Tunisiens. Trouver un logement est souvent un calvaire, même s’ils ont les moyens de payer des loyers élevés. Les propriétaires leur reprochent de causer des dégradations importantes, ce qui est absurde, puisque, généralement, les Tunisiens laissent les appartements dans un état lamentable.
On leur reproche aussi de faire du bruit, tard la nuit, ce qui est également exagéré, car ils n’en font pas plus que les jeunes de tous les pays. D’ailleurs les jeunes Tunisiens que nous avons rencontrés à l’occasion de cette enquête adorent la compagnie de leurs camarades de fac « à cause de l’ambiance extraordinaire qu’ils mettent dans les soirées », affirme Riadh, un étudiant en économie.
Ce jeune homme a, d’ailleurs, une analyse pertinente de la situation : « nos responsables politiques n’arrêtent pas de dire que la Tunisie a une vocation africaine, qu’il faut multiplier les échanges avec le reste de notre continent, qu’il faudrait favoriser les exportations et les échanges de services avec les divers pays. Mais comment voulez-vous réaliser de tels objectifs si les étudiants sont mal reçus et les travailleurs carrément maltraités ? »
En effet, la troisième catégorie de résidents noirs en Tunisie, ce sont les travailleurs, silencieux, discrets, presque invisibles… Selon certains témoignages, ils sont même maltraités et sous payés par des patrons profiteurs. C’est dans de petits ateliers, dans les cafés ou chez les particuliers qu’on les trouve. Eux aussi, eux surtout, subissent diverses formes de racisme, ajouté à une exploitation de leur force de travail d’un autre âge…
Fait divers
Le pire s’est produit fin avril 2013 quand un fait divers a autant ému les citoyens noirs que les Tunisiens. « Un groupe d’hommes a attaqué un immeuble d’étudiants noirs à coups de pierres », titrait la chaîne de télévision « France 24 ». L’incident a eu lieu la nuit, dans le quartier Lafayette dans un bâtiment que les voisins appellent l’immeuble des Noirs. Une altercation a éclaté entre un chauffeur de taxi tunisien et un étudiant sénégalais qui s’est fait traiter de « guerd» (singe) par le chauffeur et là une bagarre a éclaté…
Le chauffeur a sorti un bâton pour frapper l’étudiant, mais ce dernier s’est bien défendu et ils ont été séparés par des passants. Le taxi est ensuite revenu accompagné de plusieurs personnes munies de bâtons et de pierres. Ils se sont attaqués à la façade de l’immeuble et se sont mis à proférer des insultes racistes. Un étudiant a alors appelé la police mais bizarrement, les policiers ont arrêté la victime qui criait : « mais c’est moi qui vous ai appelé au secours et vous voulez m’embarquer ! » Il sera libéré deux heures plus tard, mais les personnes qui ont attaqué l’immeuble n’ont jamais été inquiétées.
Vivre en Tunisie pour une femme « black », c’est également être exposée à un harcèlement sexuel quotidien. Une étudiante sénégalaise témoigne : « les Tunisiens, jeunes et moins jeunes s’imaginent qu’une fille noire est une fille facile, que l’on peut embarquer chez soi, la sauter et la renvoyer dans son foyer. Il y a les mots, bien sûr, mais il y a surtout les gestes. Et si on te touche les fesses au passage, il ne faut surtout pas réagir, sinon tu te retrouves au poste de police avec une accusation d’agression. C’est ce qui est arrivé à une amie à moi… »
Traiter ce sujet n’a pas été chose facile, car les personnes rencontrées sont souvent attachantes, sincères. Elles ne demandent qu’à vivre en paix, terminer leurs études ou gagner leur pain honnêtement, avant de renter chez eux. Or, ils sont souvent mal reçus, mal compris, mal aimés.
La conclusion, c’est Mariam Toure, la jeune étudiante malienne qui la donne : « la société tunisienne est infectée par le racisme. Infectée me direz-vous, est un mot fort ! Mais quel autre terme voulez-vous que j’emploie quand chaque jour passé est un calvaire, quand chaque mot est une insulte, une humiliation, un supplice… »
Yasser Maârouf