« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez ».
Hannah Arendt
Alors que tout le monde attendait l’annonce du nouveau gouvernement, qui est arrivée autour de minuit – il fallait, semble-t-il, exploiter tout le temps constitutionnellement autorisé –, l’actualité n’a pas manqué de rebondissements qui donnaient l’impression qu’on voulait détourner l’attention de Dar Dhiafa pour l’orienter vers la colline de la Kasbah, là où préside encore le Chef de gouvernement démissionnaire.
Les surprises n’ont pas manqué dont une qui a eu l’effet d’une bombe : le limogeage du président de l’instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), Me Chawki Tabib qui, d’accusateur, passe au rang d’accusé. Une mission d’inspection a même été diligentée auprès de l›instance par les services du ministère chargé de la lutte contre la corruption pour effectuer un audit de cette instance. On n’en saura pas davantage.
Les derniers jours d’Elyes Fakhfakh à la présidence du gouvernement sont pour ainsi dire tumultueux et il n’y va pas avec le dos de la cuillère : des limogeages en série et pas de n’importe quel haut responsable au sein de l’Etat. Les départements touchés sont normalement intouchables, parce qu’ils ont été instaurés pour rétablir la justice et faire recouvrer les droits des victimes de la corruption, du terrorisme et de la dictature. Il s’agit donc de l’Instance nationale de lutte contre la corruption et du non moins brûlant et impénétrable dossier des martyrs et blessés de la révolution et des attentats terroristes. Pas moins que cela ! Sans oublier le remplacement du président de la commission nationale de lutte contre le terrorisme.
Fakhfakh, aurait-il perdu la raison pour humilier ainsi le patron des chasseurs de corruption, Me Chawki Tabib ? Et que dire d’Amel Mastouri, la protégée de Yamina Zoghlami, Madame dossier des martyrs et des blessés de la révolution ? On peut comprendre que, comme n’importe quel homme offensé, attaqué, accusé, rabaissé, Fakhfakh n’ait pas été épargné par le syndrome de la danse du coq égorgé, mais Fakhfakh est un homme d’Etat, il a gouverné à la Kasbah même pour six mois, il est en possession de tous les dossiers confidentiels et il est tenu par le devoir de réserve et d’humilité. C’est en tout cas l’impression qu’il a donnée de lui avant d’être rattrapé par l’affaire du conflit d’intérêts et jeté ensuite en pâture.
La décision de limogeage de Chawki Tabib, si elle a fait des heureux, elle a aussi fait des mécontents qui ont vite crié au règlement de comptes et aux représailles.
L’instance et Chawki Tabib, à travers leurs déclarations, avaient joué un rôle prépondérant dans le scandale de conflit d’intérêts qui a précipité la chute du gouvernement Fakhfakh et la démission de ce dernier.
De son côté, Elyes Fakhfakh a procédé au limogeage du président de l’Inlucc aux dernières heures de l’occupation de son poste à la Kasbah en se basant sur le décret-loi 120, fondateur de l’instance. Un décret-loi qui stipule que le président de l’instance est nommé sur proposition du gouvernement. Par conséquent, le Chef du gouvernement a le droit de le limoger.
L’absence d’une quelconque justification à cette décision, prise à la hâte, rend coupable Fakhfakh de règlement de comptes et de comportement indigne. Personne n’a osé, pour cette raison, soupçonner Fakhfakh de profiter de ses derniers jours à la Kasbah pour mener une opération coup de poing et dévoiler deux grosses affaires de corruption. Fakhfakh devra éclaircir cela une fois débarrassé du devoir de réserve.
La question qui se pose aujourd’hui est : un gouvernement démissionnaire qui continue d’assurer la gestion des affaires de l’Etat, pour qu’il n’y ait pas de vide institutionnel, ne doit-il pas prendre les décisions qui s’imposent quand l’intérêt public l’exige ? A supposer que le gouvernement démissionnaire continue de siéger pendant des mois et des années – si la constitution le permet comme c’est le cas maintenant avec le gouvernement Fakhfakh et dans le cas où le gouvernement Mechichi tomberait et que le président Saïed ne dissoudrait pas l’ARP -, que doit faire le Chef du gouvernement ? Doit-il se contenter d’assurer la distribution de l’eau potable, là où elle existe, et de l’électricité ainsi que le versement des salaires, sans plus ?
La question est bien sûr beaucoup plus profonde et elle pourrait se poser pour de nombreuses autres situations aussi délicates que celles citées plus haut. Ce pourquoi il conviendrait au Chef du gouvernement d’expliquer aux Tunisiens le pourquoi de sa décision et aux commentateurs de ne pas tomber dans le sentimentalisme par copinage afin de présenter des arguments objectifs et convaincants.