Le CSP (Code du statut personnel) a-t-il réussi à résoudre les problèmes des femmes ? Malgré tous les acquis réalisés, beaucoup d’entre elles se sentent aujourd’hui frustrées par une modernité qui les a écrasées et par une législation avant-gardiste qui ne s’est pas traduite en un réel épanouissement. Le discours religieux joue habilement sur cette frustration.
«Je n’irai pas manifester le 13 Août. La femme tunisienne est fatiguée. Malgré tous les acquis, sa situation reste difficile», déclare avec beaucoup d’amertume Amel, professeur universitaire. Cette voix qui s’exprime en dehors du troupeau n’est pas unique en son genre. De plus en plus, on entend des femmes exprimer leur ras-le-bol de leur existence où elles doivent tout assumer : les charges de la famille et du travail, dans l’absence la plus totale de l’homme, qui leur fait payer en quelque sorte le prix de leur émancipation. La déception d’un vécu au-dessous de leurs aspirations est d’autant plus forte que certaines commencent à s’en prendre au CSP, cause, selon elles, de cette nouvelle réalité hybride où la femme tout en s’activant vivement dans le domaine de la vie publique, se trouve obligée de subir les carcans d’une culture patriarcale défavorable au genre féminin. Pis, elle se voit assumer pleinement les deux rôles au sein de la famille, alors qu’on ne lui en reconnait socialement et juridiquement qu’un seul.
Double injustice, sociale et juridique
«La femme se trouve doublement épuisée par le système juridique et social. Le premier ne prend pas en compte les spécificités de la société et le poids des traditions, le second exige d’elle de combler toutes les défaillances dans le couple et les charges de la famille», note Saida Garrach, avocate et membre de l’ATFD (Association tunisienne des femmes démocrates). D’où les appels de l’association pour l’égalité totale entre les sexes : «Si la femme assume, de fait, les mêmes responsabilités au sein de la famille que l’homme, voire plus, il faut bien qu’elle ait, au moins, les mêmes droits, notamment en ce qui concerne la tutelle des enfants !», souligne Mme Garrach qui considère que l’égalité totale pourrait être considérée comme une forme de compensation pour la gente féminine.
Ecrasée par un système social traditionnaliste et par la mondialisation imposant des transformations rapides et violentes, la femme s’oriente davantage vers le discours islamiste qui se veut moralisateur et rassurant. Le dernier projet présenté par Ennahdha à la Commission des droits et libertés de l’ANC va dans ce sens. Il voudrait substituer à la notion de «l’égalité» celle de la «complémentarité» entre l’homme et la femme au sein de la famille. En d’autres termes, il propose une division précise des tâches : l’homme a l’obligation d’assurer les besoins matériels de la famille, la femme se doit de procréer et d’élever les enfants. Le travail pour elle est un droit et non une obligation ainsi que la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille.
Le projet islamiste : de la poudre aux yeux
«Ce projet est le fruit de larges consultations que nous avons faites à l’intérieur du pays en parlant à des femmes aussi bien du milieu urbain que rural», déclare Salma Sarsout, députée de l’ANC et membre du bureau de la femme et de la famille au sein d’Ennahdha. «Les femmes demandent plus de justice au sein de la famille. Elles sont lasses de devoir travailler pour subvenir aux besoins matériels de la famille. En outre, elles voudraient consacrer plus de temps à leurs enfants», poursuit-elle.
Le projet rejoint en fait, la vision initiale d’Ennahdha de la question féminine déjà exposée dans son programme préélectoral. Ses leaders ont promis de changer l’horaire de travail pour le limiter à une séance unique pour les deux sexes, afin de leur permettre de consacrer plus de temps à la famille et aux activités de divertissement et d’épanouissement personnel. Ils ont aussi promis une aide à toute femme au foyer qu’on pourrait appeler «une prime de maternité», estimant qu’une femme qui s’occupe de son foyer et qui élève ses enfants exerce un travail à plein-temps, lequel devrait être rémunéré. Le congé de maternité ne devrait plus, dans la vision nahdhaouie, se réduire à deux mois, mais s’étaler à six mois et plus, pouvant aller jusqu’à une année.
Sauf qu’en accédant au pouvoir, le parti islamiste s’est rendu compte que beaucoup de ses promesses électorales n’étaient pas réalisables : «la prime de maternité» est impossible à fournir puisque le pays est en crise économique et les caisses sociales sont vides. Même constat pour l’allongement du congé de maternité. Quant au changement de l’horaire administratif, un nouvel horaire sera adopté prochainement et il ne semble aucunement favorable aux femmes. (Elles devraient travailler de 9h du matin pour finir à 17h).
Que reste-t-il donc du projet initial d’Ennahdha ? La question de la complémentarité, qu’elle essaie de faire passer à tout prix à l’Assemblée. Or, si l’on examine de près cette notion et si l’on admet la nécessité pour l’homme d’assumer les charges matérielles de la famille, on remarque que la loi tunisienne et le CSP en particulier, ont déjà prévu un mécanisme pour obliger ce dernier à le faire en cas de défaillances (il permet à la femme d’intenter un procès à son mari en cas de non-paiement de la pension alimentaire). Que pourrait donc ajouter de plus le projet nahdhaoui ?
Hizb Atthrir : le Califat, seul système libérateur de la femme
Il est clair que les islamistes jouent sur la frustration sociale et prennent à leur compte la culture traditionnelle qui tient à la division stricte des tâches entre les deux sexes et à maintenir l’autorité de l’homme dans le foyer. Le même discours est repris par les salafistes qui vont encore plus loin, en considérant que la femme est victime d’un système de valeurs étranger à l’islam, d’où son vécu difficile.
Hizb Attahrir base tout son discours sur cette notion de l’aliénation ne concernant pas spécifiquement le genre féminin mais tous les musulmans sans distinction. Il considère que l’abolition du Califat, émanation de l’Islam, par l’effet de la colonisation a permis l’asservissement du musulman au modèle occidental. La femme, ne pouvant échapper à la règle, s’est trouvée victime d’un capitalisme sauvage qui l’instrumentalise. «Nous proposons un retour au système du Califat où la femme était privilégiée. Elle ne travaillait que quand elle le voulait, ce qui ne l’empêchait pas d’être instruite. Ses besoins étaient assurés par son mari ou son père ou son frère», précise Nesrine Bou Dhafri, membre du parti et la responsable du congrès sur la femme organisé par Hizb Attahrir le 10 mars 2012. Pour elle, en cas de défaillances de la part de la famille, c’est l’Etat qui doit subvenir aux besoins de la femme qui a la mission sacrée d’élever des enfants capables «de préserver et de diffuser l’Islam dans le monde».
Mais comment l’Etat pourrait-il le faire, notamment dans cette situation de crise économique actuelle ?
«L’Etat possède des ressources naturelles et des richesses qui sont exploitées par les forces impérialistes. S’il décide de les récupérer et d’en faire bénéficier les Tunisiens, alors tous les problèmes matériels seront résolus, y compris ceux de la femme», souligne-t-elle.
Besoin d’encadrement et de cellules d’écoute psychologique
Tout en étant invraisemblable, ce discours séduit malgré tout un bon nombre de femmes à la recherche de solutions à un vécu devenu trop lourd à supporter, d’où en quelque sorte cette islamisation accélérée de la société. Le sociologue Mohamed Kerrou donne une explication à ce comportement : «La femme se sent écrasée et seule. Le discours religieux rassure et met de l’ordre dans un vécu caractérisé par un désordre total». En outre, «il reprend à son compte les arguments d’un discours traditionnaliste, hostile au CSP, resté vivant malgré ces longues années», poursuit-il.
A tout cela, il faudra ajouter «la rapidité et la violence des transformations provoquées par la modernité, auxquelles l’Etat n’a pas su donner de réponses». D’ailleurs, il y a peu de cellules d’écoute psychologique dans les institutions étatiques ou dans les hôpitaux et les cliniques. «Quand le couple fait face à des problèmes, il ne trouve pas de structures d’appui psychologique ou de suivi. Il n’est confronté qu’au discours moralisateur et religieux», souligne le sociologue. Il ne faut donc pas s’étonner de voir ce retour aux valeurs religieuses et à la structure de la famille, laquelle sert comme «un dernier rempart contre les crises du couple et de la société».
Kerrou reste malgré tout confiant quant à la préservation des acquis du CSP, car pour lui «du moment que la femme a accédé à l’espace public, elle n’acceptera plus jamais d’être de nouveau confinée au foyer et dominée. La société tunisienne a depuis longtemps intégré les acquis de la femme qui font partie de son quotidien et n’est pas prête à les perdre». M. Kerrou s’oppose, du coup, au discours alarmiste des féministes qui s’insurgent contre les atteintes à ces acquis.
Hanène Zbiss