C'est quoi l’amitié en ces temps où tout change à toute vitesse et où les repères se perdent ? Selon les dictionnaires, « c’est un sentiment d’affection entre deux personnes ; attachement, sympathie qu’une personne témoigne à une autre : Être lié d’amitié avec quelqu’un. » Elle est aussi « Bienveillance, gentillesse et courtoisie chaleureuse, manifestées dans les relations sociales, privées, mondaines. »
Il fut un temps où être ami signifiait entraide, écoute de l’autre et complicité pour le meilleur et pour le pire… Mais il semble que ce temps là est révolu, chassé par l’intérêt, l’égoïsme et l’indifférence aux problèmes de l’autre. Aujourd’hui, chacun a une foule d’amis sur les réseaux sociaux mais aucun dans la vie réelle. Ces amis du Web sont virtuels, impalpables et si lointains. Ils réagissent à vos peines et à vos joies de manière détachée, derrière leur clavier, leur instrument de contact avec le monde réel, si froid…
La question qui se pose aux jeunes générations est de savoir si on peut réellement développer une amitié profonde sur le Net. A priori, on aurait tendance à affirmer que c’est impossible, car il manquera toujours le contact direct, la poignée de main, le regard, les rires, le partage d’un bon repas ou le plaisir de boire un verre ensemble. Il y a surtout les aventures qui seront les souvenirs de demain, le ciment de la relation amicale…
Les dangers du Net
Alya, lycéenne de 15 ans, affirme avec la verve de son âge : « j’ai rencontré un ami sur le Net et on est presque inséparable depuis un an. C’est mon confident et c’est toujours vers lui que je me tourne quand ça ne va pas bien dans ma tête. Cerise sur le gâteau : il est toujours là, facilement accessible, pas besoin de se déplacer pour lui parler. Je peux affirmer sans me tromper que c’est mon meilleur ami. »
Sa camarade de classe, Samia est plutôt déçue : « j’ai connu un garçon qui semblait extraordinaire, qui m’a beaucoup promis et puis, au fil du temps je me suis rendue compte que je n’étais pas grand chose pour lui, que cela ne dépassait pas le virtuel, c’est à dire le superficiel et le provisoire. Cela m’a fait profondément mal, car je m’y étais profondément attachée. Je crois que sur les forums tout le monde aime tout le monde, mais ce n’est qu’un mot vide de sens ! »
Des opinions qu’un sociologue tente de canaliser : « dans le monde virtuel, il y a toujours une part d’inconnu qui permet toutes les cachotteries, les trahisons et même les vices. Internet permet de masquer ses défauts et cela peut provoquer un décalage et de grandes déceptions car on ne sait pas à qui on a vraiment affaire, alors que l’amitié réelle c’est du concret. »
De son côté, une psychologue affirme que : « dans le monde virtuel, il faut du temps avant de parler de vraie amitié. Il faut être sûr de la personne qui est derrière son écran et qui te réponds. Beaucoup s’inventent une personnalité, une histoire, une vie, tout simplement parce que leur vie est plate ou qu’ils ont une curiosité malsaine envers la vie des autres. Rien de tel qu’une vraie rencontre, une vraie discussion les yeux dans les yeux… »
L’amitié naît le plus souvent des similitudes entre deux êtres. La complicité unique qui donne l’impression de savoir ce que l’autre pense ou encore de deviner la réaction de l’autre qui peut naître dans le virtuel mais a besoin de chaleur humaine à un certain moment pour se développer. L’amitié virtuelle est pour moi la même que dans la vie. Je donne tout ce que je peux donner, je base toutes mes amitiés sur la confiance et la sincérité.
Bien sûr la complicité peut s’avérer plus forte sur le Web dans la mesure où l’on découvre l’autre de l’intérieur, à travers ses idées, alors que dans la vraie vie, on est souvent attiré par un physique et on ne découvre pas l’autre de la même manière. On apprend à connaître réellement la personne sans avoir d’apriori. Il peut donc arriver, lors d’une rencontre qui suit un échange virtuel, qu’on connaisse l’autre plus en profondeur et qu’on n’ait plus la sensation de se retrouver face à un inconnu. Le tout est de savoir ce que l’on attend de ses amis.
Un homme d’âge mûr nous affirmera qu’une amitié virtuelle « est très souvent une amitié qui nait d’un mot, d’une phrase échangée entre deux internautes. On découvre que de l’autre côté de l’écran, il y a une présence qui nous devient peu à peu indispensable, une amitié solide car elle ne passe pas par les filtres déformants du physique et des préjugés… Ce n’est pas mieux ou moins bien que le réel, c’est tout simplement différent. »
Et puis il y a les amis politiques, ceux de 30 ans qui se font doubler pour les élections, comme l’histoire de Chirac et Balladur, mais aussi ceux dont l’amitié résiste aux aléas des coalitions et des trahisons. Mais généralement politique et amitié ne vont pas toujours de pair car on est dans un monde d’ego, de pouvoir où il n’y a pas de place pour l’autre. Le fauteuil de président ne peut contenir qu’une seule personne, alors certains deviennent des « tueurs », selon l’expression consacrée.
En fait les seuls amis auxquels on fera toujours confiance et que l’on associera à sa vie, ce sont les amis d’enfance, les voisins de toujours et les camarades de classe que ce soit au lycée ou à la fac. Les autres s’arrêteront souvent au stade de connaissances, de collègues, de proches…
Ce qu’il y a lieu de remarquer, c’est que la sagesse populaire a produit des proverbes à profusion sur ce thème, qui ont fait le tour de la question. C’est ainsi qu’on peut lire : « il n’y a pas d’amis, il n’y a que des complices. Et quand la complicité cesse, l’amitié s’évanouit.» Ou encore : « L’amitié multiplie les biens et partage les maux. »
D’autres ont préféré un ton plus léger, plus drôle : « L’amitié est un parapluie qui a le défaut de se retourner quand il fait mauvais temps. » Ou encore : « L’amitié est un contrat par lequel nous nous engageons à rendre de petits services à quelqu’un pour qu’il nous en rende de plus grands. » Ou alors ils se sont improvisés psychologues : « Il ne faut pas confondre amitié et besoin de confidences. »
Et il y a enfin « les amitiés particulières » comme on les appelle, une formule inspirée du roman de Roger Peyrefitte paru en 1944, pour laquelle il a remporté le prix Renaudot. Largement autobiographique, le roman traite d’une relation amoureuse entre deux garçons dans un pensionnat catholique et montre comment la volonté d’un prêtre pour protéger un des jeunes garçons des « amitiés particulières » arrive à les détruire.
On a loué cette œuvre pour son style élégant et la discrétion avec laquelle le sujet a été traité. Sauf que aujourd’hui le sujet n’est plus tabou et que partout dans ce vaste monde ils bénéficient de droits qui n’étaient pas envisageables il y a à peine deux décennies…
Il serait à notre avis souhaitable que les Tunisiens retrouvent ce noble sentiment, car c’est un repère dans un monde qui change, une balise dans cette vie mouvementée, un port d’attache dans la tempête. L’amitié désintéressée est le plus noble des sentiments et la perdre c’est perdre un peu de son humanité…
Yasser Maârouf