Le 5 octobre 2020, une fillette de douze ans est décédée en tombant dans une bouche d’égout à Bhar Lazreg près de la Marsa. Le 13 octobre, un cinquantenaire est mort après que le bulldozer de la municipalité de Sbeitla a détruit le kiosque anarchique dans lequel il dormait paisiblement. Le 23 novembre, une jeune fille de vingt-trois ans perd la vie en tombant dans une bouche d’égout près de la zone industrielle à Enfidha. Le 3 décembre, un jeune médecin chirurgien trouve la mort dans un accident d’ascenseur à l’hôpital de Jendouba où il travaillait… « Et ça continue encore et encore…» La ritournelle surgit à l’esprit « : depuis 2011, on n’en finit plus de compter les épisodes de ce feuilleton dramatique. Il s’en est fallu d’un rien pour que la liste des drames ne s’allonge encore un peu plus, en cette période où la bêtise ambiante est devenue si grande qu’elle nous donne, comme disait Albert Einstein, «une idée de l’infini». Qu’importent les coups du sort, l’espoir renaît toujours, disent les optimistes, mais la mort de ces innocents est venue nous rappeler que la vie dans ce pays rongé par le doute, le repli, la détresse et le sentiment d’abandon, ne tenait qu’à un fil, une mèche. C’est un traumatisme national. D’un coup, nous nous sommes retrouvés noyés dans un océan de sidération, de désarroi, de tragédie. «Et j’ai appris comment s’effondrent les visages», écrivait la poétesse russe Anna Akhmatova dans l’épilogue de son « Requiem». Il fallait être dans la foule qui protestait devant le ministère de la Santé pour mesurer l’ampleur du chagrin populaire. C’est un drame de plus pour un pays qui, aux prises avec la colère de sa population et les dérives de ses responsables politiques, prend à bas bruit, la tête baissée, la route vers l’enlisement total.
Après le déluge de sornettes déversé par les faux sachants sur ces crimes, inutile de rajouter sa pierre. On ne s’interdira cependant pas de tirer quelques enseignements de ce séisme silencieux. Pleurer à la mort de ces innocents voudra désormais dire quelque chose également.
Dans « temthil klem » la célèbre pièce théâtrale présentée au début des années soixante-dix par Raja Ben Ammar, Raouf Ben Amor, Raja Farhat et Taoufik Jbali, ce dernier, auteur du texte, disséquait, comme un philologue, le langage de la classe politique au pouvoir. La manière dont il donnait un sens nouveau à certains mots. Un jeu de mots transformé en jeu d’idées, de situations, de positions, de politiques. Comparaison n’est pas raison, mais force est d’avouer que c’est au texte de Taoufik Jbali, et un peu à George Orwell que j’ai pensé en écoutant les déclarations de nos politicards à propos de ces crimes ! Le mot « crime » a été malhonnêtement remplacé par le mot «drame ». La politique, les réactions, les décisions, les déclarations et les discours sont dans le même état pitoyable que les infrastructures dans le pays. Il ne s’agit en aucun cas d’une incitation à regarder ailleurs, seulement d’une étiologie que l’on ne peut ignorer pour avoir quelque espoir de prévenir et traiter le mal. Une chape de plomb est tombée sur la Tunisie : la corruption, le népotisme et la prédation d’un côté, l’amateurisme , la désinvolture, le cynisme éhonté de ceux qui nous gouvernent de l’autre. Quel peuple aura connu, en moins d’une décennie, une telle saignée ? Comment avons-nous pu laisser faire ça. Par lâcheté ou par faiblesse ?
Nous courons à notre perte, en chantant les slogans révolutionnaires, aussi inconscients du danger que les passagers du Titanic avant la collision avec l’iceberg.
L’émotion ressentie dans le pays est l’occasion pour l’Exécutif de panser les plaies d’une nation toujours prompte à se déchirer. Et si le pouvoir n’y arrivait pas ? Si le gouvernement Mechichi échouait à sauver le pays et continuait sur sa trajectoire ? Jusqu’ici, les scénarios des spécialistes étaient destinés à alerter. Quand la machine à détruire est lancée, rien ne l’arrête : voilà ce qui se passerait si l’on ne faisait rien.
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