Icône de la Gauche tunisienne et militant de longue date pour la liberté et la lutte contre l’autoritarisme, Gilbert Naccache s’est éteint à l’âge de 82 ans. Considéré comme l’une des figures de proue du mouvement d’extrême gauche, Perspectives tunisiennes dans les années 60, Naccahe était aux yeux de tous, un fervent opposant qui est resté durant toute sa vie, égal à lui-même.
Issu d’une famille de confession juive, Gilbert Naccache, que tous ses amis appelaient Papy, est né à Tunis en 1939. Après avoir décroché son bac au lycée Carnot en 1956, il est parti en France pour y poursuivre ses études supérieures à l’Institut national agronomique de Paris, qui ont débouché sur l’octroi d’un certificat d’ingénieur en agronomie. Son attachement à son pays l’a poussé à revenir occuper le poste d’ingénieur au sein du ministère de l’Agriculture. D’ailleurs, dans l’un des témoignages accordés en avril 2002 lors d’un entretien avec Michel Camau et Vincent Geisser, paru dans leur ouvrage “Habib Bourguiba, la trace et l’héritage”, le militant perspectiviste Noureddine Ben Khedher, l’un des amis proches de Naccache, a souligné que ce dernier “ était contre l’exil à l’étranger et reprochait aux trotskistes de Paris d’être trop bureaucratisés, d’être trop déconnectés par rapport à la réalité tunisienne”. Pour Khedher, Gilbert Naccache “ ne voyait pas d’autre espace de vie que la Tunisie, et même aujourd’hui, il est blessé quand on lui pose la question : mais pourquoi tu es resté en Tunisie avec toutes ces difficultés ? Il n’accepte pas ce discours et je lui sais toujours gré de cet attachement”. C’est ainsi que Naccache a toujours manifesté un attachement et un dévouement incommensurables envers son pays, la Tunisie.
Le parcours du militant
Contrairement à la majorité des opposants aux régimes de Ben Ali et de Bourguiba qui se sont échinés à avoir après la Révolution, une place au-devant de la scène politique, voire même un poste politique très élevé et influent, Gilbert Naccache a refusé de mettre toute une carrière de militant en jeu. D’ailleurs, on lui a proposé d’intégrer le Haut comité de protection de la révolution (HCPRT), une proposition qui a été rejetée par Naccache, “car ce dernier était représenté par Ahmed Mestiri et Mustapha Filali. En acceptant cette proposition, j’aurais été obligé d’admettre que ces gens-là étaient à même de diriger la révolution, ce qui est faux”, déclare-t-il, il y a une année, sur les colonnes d’un journal français. Toutefois, il ne s’est pas contenté de son rôle d’observateur, bien au contraire, il a adhéré au réseau Doustourna, un réseau social, citoyen et démocratique.
Ce dirigeant historique de la Gauche tunisienne qui a été séduit, dès l’âge de 15 ans, par le Parti communiste qui luttait pour l’indépendance de la Tunisie, s’est distingué par sa lucidité, sa transparence, son patriotisme, ainsi que par son hostilité au sionisme qu’il considérait comme un mouvement colonialiste.
Son intégration au mouvement Perspectives a été jugée très bénéfique pour le mouvement. “Lorsqu’il en a été convaincu (l’intégration du groupe de perspectivistes NDLR), il s’est donné corps et âme au groupe. Jamais militant n’a été aussi généreux et aussi intrépide que lui”, témoignait Noureddine Ben Khedher. Cette intégration a été tellement fructueuse que Gilbert Naccache est devenu un dirigeant de premier plan. “Dès notre arrivée de Paris, nous cherchions à gagner la sympathie des meilleurs. Naccache en était un. Lorsqu’il a rejoint le groupe, il était naturel qu’il y joue les premiers rôles”, assure Ben Khedher dans son témoignage accordé à Michel Camau et Vincent Geisse. Mettant en valeur le rôle de Naccache dans le nouveau souffle donné au mouvement, Ben Khedher témoignait :“Papi a permis à de nombreux camarades qui rentraient de Paris de se « réacclimater » à la Tunisie. Il a aussi contribué à maintenir une certaine modernité dans le mouvement. De 1964 à 1966, tout le groupe rentré de Paris, sans exception, entretenait avec lui les relations les plus étroites et les plus amicales”.
A l’instar de dizaines de ses compagnons de parcours, Gilbert Naccache a payé cher son opposition au régime liberticide et carcéral de Bourguiba. Lourdement condamné en raison de ses positions politiques, ce marxiste érudit a été condamné, en 1968, à 14 ans de prison. 10 ans après, soit en 1979, il a été libéré. Naccache était toujours droit dans ses bottes. Il n’a jamais cédé, ni aux pressions ni aux marchandages. Il était toujours catégorique : « Nous ne voulions jouer à aucun jeu douteux avec Bourguiba“, écrit-il. Et de poursuivre : “Nous étions une opposition et nous ne dirions jamais, même par tactique, que l’ennemi avait raison et nous tort de nous révolter contre lui ».
La fin de l’homme de “Cristal”
Militant irréductible, opposant farouche à Bourguiba et à son régime, Gilbert Naccache est aussi un écrivain prolifique qui avait à son actif plusieurs ouvrages dont notamment le célèbre livre “Cristal” qui a été écrit sur des emballages de cigarettes de la marque Cristal, d’où le nom a été extrait, “ Le ciel est par-dessus le toit”, “Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?”, “Vers la démocratie ?” et “Le Manchot et autres nouvelles ”…
Dans certains de ses écrits, Naccache a raconté, à sa manière, l’expérience carcérale des militants de la Gauche tunisienne pendant les années de plomb. De mauvais souvenirs, pour ainsi dire, gravés dans la mémoire de Gilbert Naccache, ainsi que dans celle de tous ceux qui l’ont côtoyé.
Son fils Slim a écrit dans un faire-part émouvant publié sur Facebook, quelques minutes après sa disparition : “S’il y a une leçon à tirer de la vie de mon père, c’est qu’il ne faut jamais tourner le dos à ses responsabilités, qu’il faut persévérer et ne pas céder aux pulsions faciles de haine. Mais que, contrairement à lui, il faut savoir se reposer.
Si vous vous demandez ce qui a tué mon père, je répondrai une phrase que je tire d’un livre qui m’a marqué étant enfant : il y a deux réponses, celle du poète et celle du savant”. Et du fils de Gilbert Naccache de poursuivre dans ce texte très touchant : “Le savant vous dira que mon père est mort en raison des vaisseaux fragilisés de son cerveau qui ont causé une hémorragie cérébrale dans la zone opposée à celle de son accident vasculaire cérébral de 2002. Le poète vous dira que mon père est mort des années de torture et de déshumanisation dans les prisons d’un régime qui ne savait exister que par la brutalité, qu’il est mort de l’antisémitisme, qu’il est mort d’avoir mené une bataille ininterrompue contre les forces de la bêtise, de l’ignorance et de la violence. Qu’il est mort d’avoir voulu mener cette bataille avec didactisme et bienveillance. Qu’il est mort d’avoir veillé sur ses sœurs et son fils et qu’après avoir finalement permis à sa sœur de nous quitter et avoir constaté que son fils était capable de vivre, il a soufflé et toutes ses blessures se sont rouvertes”.
Après une vie riche en leçons, pleine d’aventures, de passion, de peine et de mal, surtout, Gilbert Naccache, la figure emblématique, tire sa révérence. Avec le départ de son Papy, la Gauche tunisienne est devenue orpheline.